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Décisions

CA Dijon, 1re ch. sect. 2, 4 juillet 1991, n° 1044-89

DIJON

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Cosmas

Défendeur :

Intexal (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Littner

Conseillers :

M. Jacquin, Mme Arnaud

Avoués :

SCP André-Gillis, SCP Avril-Hanssen

Avocats :

Mes Saint Martin Crayton, Espinosa, Boeuf.

T. com. Mâcon, du 12 mai 1989

12 mai 1989

Exposé de l'affaire

Par arrêt du 13 octobre 1989, auquel la présente décision se réfère pour l'exposé des faits, de la procédure, des prétentions et moyens des parties, la cour a confirmé le jugement du Tribunal de commerce de Mâcon du 12 mai 1989 en ce qu'il avait admis que les abus de droit commis par la société Intexal avaient porté préjudice à Mademoiselle Cosmas et a confié à l'expert comptable Hebert mission de calculer le préjudice imputable aux actes de concurrence déloyale. Il a en outre accordé à l'appelante une indemnité provisionnelle de 400 000 F.

L'expert, dans le rapport qu'il a déposé le 1er août 1990, a proposé l'évaluation suivante:

- préjudice économique direct 1 326 873 F

- abrègement du fonds de commerce 584 193 F

- préjudice financier 130 673 F

- préjudices liés au conflit 256 599 F

Total 2 298 338 F.

Par ordonnance du 13 septembre 1990, le conseiller de la mise en état a alloué à Mademoiselle Cosmas une provision complémentaire de 500 000 F.

Dans ses premières écritures, Mademoiselle Cosmas demande que son préjudice financier soit arrêté à la somme de 2 944 143,39 F et que lui soient en outre accordé 310 000 F pour son préjudice moral et patrimonial et 150 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Elle fait valoir :

- que les calculs de l'expert ont été à juste titre effectués avec pour objectif de la remettre dans la situation qui aurait été la sienne en l'absence du fait dommageable, c'est-à-dire en travaillant avec un nouveau fournisseur qui représenterait 50 % à 60 % de son chiffre,

- que les pertes d'exploitation ont été subies de 1987, période de solde orchestrée avant franchise à la fin de l'année 1990 en raison du refus de la société Intexal de livrer malgré des demandes réitérées,

- que l'abrègement du fonds résulte de la perte de clientèle,

- que les frais financiers et les frais de procédure doivent être actualisés,

- qu'Intexal a été entièrement réglée de l'arriéré depuis la fin du mois de décembre 1990.

La société Intexal, qui conclut sous réserve du pourvoi en cassation formé contre l'arrêt du 13 octobre 1989, répond:

- que le dommage réparable doit être certain, personnel, direct et correspondre à une atteinte à une situation légitime,

- que l'année 1987 doit être exclue du calcul du préjudice, le magasin Vanelie n'ayant ouvert qu'en mars 1988,

- que les actes de concurrence déloyale n'ont duré que huit mois,

- que Mademoiselle Cosmas n'ayant aucun droit à obtenir le bénéfice d'une franchise, l'hypothèse haute envisagée par l'expert doit être écartée,

- que le refus de livrer était justifié par l'important arriéré dû par l'appelante,

- que l'abrègement du fonds de commerce est hypothétique,

- que les frais financiers ne peuvent dépasser 30 604 F, que les frais de procédure sont réglés par chaque décision dans le cadre des dépens et de l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et que le "coût implicite" est injustifié.

Elle offre d'indemniser le préjudice de l'appelante par la somme de 131 498 F et sollicite la restitution de celle de 268 502 versée à tort.

Mademoiselle Cosmas fait encore observer:

- que son préjudice doit être arrêté au milieu de l'exercice 1991, date à laquelle Intexal a finalement accepté de reprendre les livraisons;

- que l'évolution du litige justifie une demande supérieure à celle présentée aux premiers juges;

- que l'année 1987 doit être retenue, que les actes déloyaux ont perturbé tout l'exercice 1988, que la cessation d'approvisionnement a constitué un prolongement de l'agression, que la longueur du conflit a entraîné un épuisement de la valeur du fonds de commerce et généré des dépenses exceptionnelles qui ne peuvent être indemnisées dans le cadre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Elle porte à 3 234 123,17 F la réclamation relative à son préjudice économique.

La société intimée, qui produit un rapport de Monsieur Maitrugue évaluant le fonds de commerce à 938 547 F, ajoute à ses observations précédentes que:

* les seules fautes pouvant être prises en considération sont l'ouverture de la franchise Rodier du 11 mars au 4 juillet 1988 et celle d'un magasin de vêtements dégriffés du 1er septembre 1988 au 3 mars 1989;

* le fait de ne pas signer un contrat de franchise n'est pas fautif;

* le préjudice ne peut être supérieur à la valeur du fonds de commerce;

* Monsieur Maitrugue a relevé une baisse de l'activité commerçante à Mâcon;

* les relations commerciales ont repris, ce qui modifie les conclusions de l'expert fondées sur l'hypothèse contraire.

Dans ses dernières écritures, l'appelante critique le rapport non contradictoire de Monsieur Maitrugue qu'elle estime produit tardivement et entaché d'insuffisances et d'erreurs. Elle ajoute que l'action fautive n'est pas limitée à deux fautes et ne se limite pas prorata temporis, que le préjudice ne peut être réduit à la perte de chiffre d'affaires par référence à l'exercice précédant le conflit ni assimilé à une indemnité d'éviction.

Motifs de la décision

Attendu que, dans son arrêt du 13 octobre 1989, la cour a considéré comme fautif le comportement de la société Intexal ayant consisté à:

- autoriser la société Vanelie à exploiter dans le magasin situé 61 rue Philibert Laguiche à Mâcon son activité de commerçant franchisé des vêtements Rodier;

- installer aux lieux et place de la société Vanelie un commerce de vêtements Rodier dégriffés, semblables à ceux vendus par Mademoiselle Cosmas et à des prix sensiblement inférieurs et corrélativement à cesser d'approvisionner l'intéressée en vue d'asphyxier son commerce, dont elle savait la fragilité;

Attendu que seul peut donner lieu à réparation le préjudice subi par l'appelante du fait de ce comportement;

Que la cour n'a pas retenu comme fautif le fait de ne pas avoir accordé à Mademoiselle Cosmas le bénéfice d'une franchise puisqu'elle a rappelé que Mademoiselle Cosmas avait connu précédemment des difficultés et avait obtenu un concordat, ce qui pouvait expliquer que la société Intexal ait écarté sa candidature à un contrat de franchise et lui ait préféré la société Vanelie, dont la solvabilité était plus certaine;

Attendu que l'expert Hebert a considéré que l'appelante avait subi un préjudice économique direct, un préjudice résultant de l'abrègement du fonds de commerce, un préjudice lié au financement des déséquilibres financiers engendrés par les pertes d'exploitation et un préjudice lié au conflit lui-même ; que Mademoiselle Cosmas a ajouté à ces propositions un préjudice moral;

A) Préjudice économique direct

Attendu que l'expert a analysé les résultats de l'entreprise Cosmas d'après les données comptables pour les exercices 1985 à 1989 et constaté que l'évolution du chiffre d'affaires et des marges révélait des pertes d'exploitation courantes;

Qu'il a déterminé ces pertes de 1987 au 30 juin 1990 et calculé pour chaque exercice une hypothèse de chiffre d'affaires minima correspondant à la simple reconduction du chiffre d'affaires de 1987 avec prise en compte d'une dérive de prix, et une hypothèse de chiffre d'affaires maxima correspondant au chiffre toutes marques égal à celui de 1987 plus la dérive des prix, plus le chiffre d'affaires Rodier de 1 700 000 F;

Mais attendu que son calcul, obtenu en prenant la moyenne de ces deux hypothèses pour arriver à un chiffre total de 1 326 873 F, ne peut être entièrement admis;

Attendu en premier lieu que l'exercice 1987 ne peut pas être retenu;

Attendu en effet que l'expert a lui-même fait observer que l'effondrement de l'activité (le chiffre d'affaires passant de 1 416 822 F à 1 112 603 F) était très partiellement lié à l'affaire de concurrence déloyale puisqu'elle était due en grande partie à l'abandon de l'activité Rodier homme, que ce n'était qu'au cours du mois de décembre que Mademoiselle Cosmas avait réalisé des soldes exceptionnels et que l'essoufflement observé résultait pour l'essentiel du jeu normal des affaires;

Attendu que même en admettant que la politique commerciale menée par l'exploitante à la fin de l'année 1987 soit la conséquence de son souhait de poursuivre son activité dans le cadre d'une franchise, la perte en résultant n'est pas une conséquence de la concurrence déloyale puisque le refus de la franchise n'a pas été considéré comme fautif;

Attendu ensuite que Mademoiselle Cosmas devant être replacée dans la situation qui était la sienne avant le fait dommageable, la perte doit être calculée uniquement dans le cadre de relations avec Intexal identiques à ce qu'elles étaient avant les faits de concurrence déloyale et non en tenant compte du chiffre d'affaires supplémentaire de 1 700 000 F prévu dans le cadre de la franchise envisagée mais à laquelle elle n'avait aucun droit;

Attendu dès lors que seule l'hypothèse de chiffre d'affaires minima proposée par l'expert doit être retenue;

Attendu enfin que le refus d'approvisionnement corrélatif de l'installation du magasin de vêtements dégriffés a été considéré comme constitutif d'un fait de concurrence déloyale; qu'en considération de la désorganisation apportée par ce comportement à la totalité de l'exercice et du temps nécessaire pour mettre en place une politique commerciale de substitution, l'expert a fait porter à juste titre son calcul sur les six premiers mois de l'année 1990;

Que la société Intexal ne peut soutenir que son refus de livraison était justifié par le défaut de paiement de marchandises livrées antérieurement puisque dans une correspondance du 11 juin 1990, elle expliquait également son refus de livraisons par les difficultés que Mademoiselle Cosmas lui avait créées "sur tous les plans";

Attendu en revanche que le préjudice ne s'étend pas au-delà de cette date puisque, ainsi que l'a relevé Monsieur Hebert, une franchise a été accordée par la société Devernois, par l'intermédiaire de la création d'une société nouvelle, la SARL Niki, ce qui doit permettre de retrouver un volume d'affaires plus conforme à la normale, prévision confirmée par les chiffres du premier semestre;

Attendu que le calcul du préjudice subi par l'appelante doit en conséquence être arrêté ainsi qu'il suit, au vu des calculs effectués par l'expert:

- année 1988 : 299 698 F

- année 1989 : 297 559 F

- année 1990 : 67 831 F

Total : 665 088 F

B) Préjudice résultant de l'abrègement du fonds de commerce

Attendu que l'expert a expliqué qu'en l'état actuel, le fonds de commerce risquait de perdre une partie de sa clientèle du fait de la disparition des marques distribuées par Intexal et des incertitudes pesant sur leur distribution dans la ville de Mâcon;

Qu'il a évalué l'évasion de clientèle à 50 % de ce qu'avait été la clientèle de produits Intexal (50 % du chiffre d'affaires total);

Mais attendu que cette hypothèse ne peut être retenue puisque Monsieur Hebert l'a émise pour le cas où des relations normales ne s'établiraient pas de nouveau entre Mademoiselle Cosmas et la société Intexal;

Attendu que de telles relations ont repris au mois de mai 1991;

Que l'appelante avait admis lors de l'expertise que dans le cas où des relations normales seraient rétablies avec la société Intexal, elle se faisait fort de retrouver sa clientèle, ce qui avait conduit l'expert à estimer que, dans ce cas l'abrègement du fonds de commerce ne devrait pas être décompté;

Attendu que la société Intexal qui subordonnait la reprise de relations normales au paiement de l'arriéré (lettre du 29 janvier 1990) a admis dans ses écritures que le bon de commande du 6 mai 1991 révélait l'intention d'entretenir des relations commerciales normales;

Que le risque évoqué par l'expert a donc été éliminé de sorte qu'aucun préjudice ne doit être indemnisé de ce chef;

C) Préjudice lié au financement

Attendu que le comportement de la société Intexal a obligé l'exploitante du fonds à financer les pertes supplémentaires liées aux actes de concurrence déloyale;

Attendu que l'expert, en appliquant au supplément de perte de marge, dans l'hypothèse minimale, un taux d'intérêt de 13 % correspondant au financement par découvert, a évalué ce préjudice à 130 673 F;

Qu'il a expliqué que ces pertes avaient été financées, pour une grande partie, par des prélèvements moindres de l'exploitant et par un financement fournisseur;

Attendu que la société intimée n'a pas contesté l'application du taux de 13 % à la perte de marge, dont elle a par contre discuté l'étendue;

Attendu que les frais financiers décrits par l'expert ont bien été subis par Mademoiselle Cosmas et ouvrent droit pour les années retenues (1988 et 1989 et les six premiers mois de 1990) à une indemnisation de 130 290 F;

D) Préjudices liés au conflit

Attendu que l'expert a proposé de retenir d'une part les frais de procédure, d'autre part les coûts implicites résultant du fait que Mademoiselle Cosmas a été accaparée par la procédure et n'a pu procéder au licenciement d'une employée qui aurait été justifié;

Attendu qu'en ce qui concerne les frais de procédure tels qu'énumérés à l'annexe 4 du rapport d'expertise, il apparaît soit qu'ils font partie des dépens soit qu'ils constituent des frais pouvant être remboursés dans le cadre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Attendu que les sommes réclamées apparaissent en outre largement excessives puisque figurent notamment dans les pièces produites des frais de réception ou d'un sondage par le lycée Lamartine, dont on ne voit pas très bien la relation avec les faits de concurrence déloyale, des factures de travail informatique ou de comptabilité dont la nécessité pour établir le préjudice n'est pas démontrée;

Attendu qu'il convient en outre de noter que les frais des avocats aux conseils n'ont pas à être pris en compte dans le cadre de la présente procédure, pas plus que les frais des auxiliaires de justice exposés dans les autres instances dans lesquelles Mademoiselle Cosmas a déjà obtenu au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile trois sommes de 5 000 F, outre 100 000 F au titre de la liquidation de l'astreinte ordonnée le 25 avril 1988 et confirmée le 1er juillet 1988;

Attendu qu'en considération de l'ensemble de ces éléments, les frais engagés par l'appelante doivent lui être remboursés par la société Intexal dans le cadre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et à concurrence de 100 000 F;

Attendu qu'il n'est en revanche pas démontré que les exigences de la procédure aient été telles que Mademoiselle Cosmas ait dû surseoir au licenciement d'une employée qui aurait été nécessaire qu'aucun "coût implicite" ne peut être admis à ce titre;

E) Préjudice moral

Attendu qu'en raison du comportement déloyal de la société intimée Mademoiselle Cosmas a vu s'effondrer un fonds de commerce, qui avait déjà connu des difficultés mais dont la situation avait été rétablie et qui paraissait promis à un avenir meilleur;

Qu'elle a dû faire face à des difficultés considérables pour assurer la survie du fonds et trouver des solutions commerciales de substitution ; qu'il lui a ainsi été nécessaire de limiter à leur plus simple expression ses prélèvements personnels;

Que les soucis du maintien de son activité commerciale et de la gestion des procédures lui ont causé un préjudice moral important qui mérite d'être indemnisé par une somme que la cour évalue à 100 000 F;

Attendu que le préjudice total de l'appelante s'élève donc à:

- préjudice économique direct : 665 088 F

- préjudice lié au financement : 130 290 F

- préjudice moral : 100 000 F

- article 700 du nouveau Code de procédure civile : 100 000 F

Total : 995 378 F

dont à déduire les provisions : 900 000 F

Soit : 95 378 F.

Attendu que l'indemnisation globale correspondant au préjudice subi pendant plusieurs années, il importe peu que son montant soit supérieur à la valeur estimée par l'expert Maitrugue dans son rapport non contradictoire;

Attendu qu'il n'y a pas lieu d'ordonner la publication réclamée par l'appelante;

Par ces motifs, LA COUR, Vu l'arrêt du 13 octobre 1989, Donne acte à la société Intexal de ce qu'elle a conclu sous réserve de son pourvoi en cassation; Fixe le préjudice de Mademoiselle Cosmas à 995 378 F; Après déduction des provisions ordonnées par l'arrêt du 13 octobre 1989 (400 000 F) et l'ordonnance du conseiller de la mise en état du 13 septembre 1990 (500 000 F), condamne la société Intexal à payer à Mademoiselle Cosmas la somme de 95 378 F; Dit n'y avoir lieu à publication de la présente décision; Condamne la société Intexal aux dépens d'appel.