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Décisions

CA Rennes, 3e ch. corr., 18 mars 1993, n° 504

RENNES

Arrêt

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Le Quinquis (faisant fonctions)

Conseillers :

M. Le Corre, Mme Rouvin

Avoué :

Me Bazille

Avocat :

Me Bougartchev.

TGI Nantes, ch. corr., du 31 mars 1992

31 mars 1992

Statuant sur l'appel interjeté le 2 avril 1992, par le Ministère public, d'un jugement contradictoire à l'égard de Jean L, prévenu, signifié le 13 juin suivant à l'autre prévenu Christian P, du Tribunal correctionnel de Nantes du 31 mars 1992 qui les a renvoyé des fins de la poursuite pour tromperie sur les qualités substantielles de la marchandise, engagée à leur encontre ;

Considérant que l'appel est recevable et régulier en la forme ;

Considérant qu'il leur est reproché

- d'avoir à Derval, courant février 1990, en tout cas depuis temps n'emportant pas prescription de l'action publique, étant ou non partie au contrat, trompé le contractant, soit sur la nature, l'espèce ou l'origine, les qualités substantielles, la composition et la teneur en principes utiles de la marchandise, soit sur la quantité des choses livrées ou leur identité par la livraison d'une marchandise autre que la chose déterminée qui a fait l'objet du contrat, soit sur l'aptitude à l'emploi, les risques inhérents à l'utilisation du produit, les contrôles effectués, les modes d'emplois ou les précautions à prendre, en l'espèce en vendant du lait demi écrémé stérilisé annonçant une composition notamment de 30 g minimum de protéines par litre et de 15,45 g minimum de matière grasse par litre alors que 3 des 8 échantillons prélevés le 13 février 1990, que 8 échantillons prélevés le 14 février 1990 et 6 échantillons sur 8 prélevés le 15 février 1990 s'avèrent non-conformes ;

- les taux de protéines et de matières grasses étant inférieurs aux minimum indiqués, alors que ces minimum se trouvent de surcroît fixés, en ce qui concerne le taux de protéine, par un accord interprofessionnel homologué par arrêté le 14 mai 1987 et, en ce qui concerne le taux de matières grasses par l'article 3 1 du règlement CEE n° 1411-71 du 29 juin 1971 ;

Faits prévus et réprimés par l'article 1 loi du 1er août 1905 ;

Exposé des faits et des moyens des parties

Le 21 février 1990, les services de la répression des fraudes en Loire-Atlantique, prélevaient à la laiterie moderne de X, à Derval (Loire-Atlantique), établissement de Y, 24 échantillons de lait demi écrémé stérilisé UHT sur trois journées de fabrication (13, 14 et 15 février 1990) ; ceci afin de vérifier, par analyse, la conformité du produit aux indications figurant sur l'emballage concernant la teneur en protéines (30 mini) et en matières grasses (15,45 mini). L'analyse des échantillons donnait les résultats suivants :

- 16 échantillons présentaient un déficit en matières protéiques (de 28,1 à 29,4 g/l.)

- 8 échantillons, un léger déficit en matières grasses (de 15 g/l à 15,3 g/l)

- 6 échantillons étaient "à suivre" pour des teneurs trop faibles en matières protéiques ou grasses ;

- 2 échantillons étaient conformes aux indications de l'emballage ;

Lors de son audition, Pierre D, directeur-adjoint de la Laiterie de X, déclarait que les résultats des analyses faites par ses soins, sur les échantillons laissés à sa disposition ainsi que lors des contrôles réalisés sur la production des jours considérés, faisaient apparaître pour la matière grasse des teneurs supérieures à celle de l'analyse du laboratoire officiel mais des résultats similaires, inférieurs à la teneur figurant sur l'emballage, en matière protéique. Il expliquait que la laiterie pratiquait journellement des contrôles sur ses fabrications à l'aide d'un appareil, type "Milkoscan". Pour l'interprétation des résultats, il était tenu compte, non du taux de chaque échantillon mais du taux moyen journalier résultant de l'analyse de l'ensemble des échantillons prélevés sur une journée de fabrication. C'est ainsi que la teneur moyenne journalière pour la journée du 13 février 1990 était de 15,7 g/l sur la matière grasse et de 30 g/l pour la matière protéique bien que, sur ce dernier point, le contrôle ait révélé que la moitié des 14 échantillons étaient inférieurs à la norme (B 33). De même, pour la journée du 15 février 1990, les teneurs moyennes étaient respectivement de 15,7 g/l et 29,9 g/l et ceci alors que 24 des 32 échantillons analysés se soient avérés très inférieurs au minimum garanti en matière protéique (de 29 à 29,8 g/l) (B 34). Les analyses comparées des échantillons prélevés le 21 février 1990 et laissés à la disposition du propriétaire du produit, faisaient apparaître que, pour le dosage en matière protéique, l'appareil "Milkoscan", servant aux autocontrôles, donnait des résultats supérieurs à ceux de l'analyse par la méthode dite "de Kjehdal", l'ensemble des résultats en matières protéiques étant toutefois inférieurs à la norme figurant sur l'emballage (B 35) ;

Le Procureur de la République à Nantes portait officiellement le 5 mars 1991, ces résultats à la connaissance de Jean L, directeur de la Laiterie de X à Derval qui ne réclamait pas l'analyse contradictoire de l'article 25 du décret du 22 janvier 1919 dans la mesure où d'une part il ne contestait pas les résultats de la première analyse, d'autre part, en raison de la péremption, selon lui, des échantillons prélevés plus d'un an auparavant. Il se reconnaissait pénalement responsable de l'infraction en sa qualité de directeur régional (B.42). Le 12 juin suivant, ces mêmes résultats ainsi que la déclaration de Jean L étaient portés à la connaissance de Christian P, directeur général de Y qui n'ajoutait rien aux observations de son subordonné selon lequel, notamment, des instructions avaient été données au fabricant de l'emballage pour qu'y figure désormais la mention "composition moyenne", de matières grasses et protéiques, sans référence à des minima (B 44 page 4) ;

Considérant que, devant la cour, comme devant les premiers juges, les prévenus soulèvent l'exception d'irrecevabilité de la citation au motif que celle-ci vise la qualification la plus haute c'est-à-dire celle, délictuelle, de l'article 1 de la loi du 1er août 1905, alors que l'analyse des textes de l'accord interprofessionnel du 11 décembre 1986, homologué par l'arrêté ministériel du 14 mai 1987, également visé à la citation fait apparaître que le non-respect des normes ainsi fixées était, à le supposer avéré, sanctionné par l'article R. 25 du Code pénal et non l'article 1er de la loi du 1er août 1905. Il est donc demandé à la cour, écartant la qualification générale de la loi du 1er août 1905 pour retenir celle, spéciale, de l'article R. 25 du Code pénal, de se déclarer incompétente en renvoyant le Ministère public à mieux se pourvoir ;

Considérant que les prévenus soulèvent également l'exception tirée de la nullité de la procédure antérieure au motif qu'en raison du délai supérieur à un an séparant les prélèvements de la notification des résultant de la première analyse, ils ont été mis dans l'impossibilité pratique de réclamer l'analyse contradictoire prévue à l'article 25 du décret du 22 janvier 1919, en raison de la péremption, selon eux, des échantillons de contrôle ;

Que, par note en délibéré du 25 février 1993, ils ont fait connaître à la cour que, par décision CEE 92-608 du 14 novembre 1992 du Conseil des Communautés européennes, la méthode de dosage de la matière grasse dans les laits traités thermiquement n'était plus la même que celle utilisée par les services de la répression des fraudes lors de leur contrôle ;

Considérant qu'au fond, les prévenus MM. P et L demandent à la cour de considérer que les écarts constatés sont restés sans influence sur le consentement des consommateurs et qu'en tout état de cause, ils ont agi sans instruction frauduleuse ;

Que subsidiairement, les prévenus demandent à la cour de dire n'y avoir lieu à poursuivre contre l'un et l'autre ; les faits reprochés ne pouvant avoir, à les supposer constitués, qu'un seul responsable pénal ;

Qu'enfin, au cas où, "par extraordinaire" la cour retenait leur culpabilité, ils lui demandent de les dispenser de peine ;

Considérant que, pour sa part, le Ministère public demande à la cour de réformer le jugement et de faire aux prévenus une application de la loi pénale en rapport avec l'importance de la fraude ;

Discussion

Considérant, sur la compétence, que l'infraction de tromperie sur les qualités substantielles de la marchandise est prévue et réprimée par les dispositions, de nature délictuelle, de l'article premier de la loi du 1er août 1905 ;

Qu'aux termes de la citation il n'est pas reproché aux prévenus d'avoir méconnu l'accord interprofessionnel homologué par l'arrêté ministériel du 4 mai 1987 mais d'avoir trompé le co- contractant en lui vendant un lait dont les teneurs en matières grasses et protéiques étaient inférieures à celles figurant sur l'emballage qui, "de surcroît", reprenait celles de l'accord interprofessionnel homologué et du règlement CEE du 29 juin 1971 ;

Que les faits reprochés sont donc bien de nature délictuelle ;

Que la cour est donc compétente pour en connaître ce qui, en tout état de cause, eut d'ailleurs été le cas ;

Considérant, sur la procédure, que les prévenus allèguent avoir été dans l'impossibilité de faire valablement procéder à l'expertise contradictoire organisée par les articles 24 à 31 du décret du 22 janvier 1919, dans la mesure où la péremption des échantillons devant y servir la rendait vaine ;

Considérant en premier lieu, que l'article 25 du décret précité n'impartit au Procureur de la République aucun délai pour procéder à la notification des résultats de la première expertise et aviser l'auteur présumé de la fraude de son droit de faire procéder à une expertise contradictoire ;

Considérant, en second lieu, qu'en l'espèce Jean L (B.42), puis Christian P qui a fait siennes les observations du premier (B.43), n'ont pas demandé cette expertise d'abord parce qu'ils ne contestaient pas les résultats de la première réalisée selon la méthode officiellement en vigueur à l'époque, et ensuite parce qu'ils supposaient les échantillons périmés ;

Que cette supposition est dénuée de fondement, les échantillons ayant été conservés dans des conditions telles qu'une contre analyse, plus d'un an après leur saisie, était toujours possible et pertinente, ce qui était d'ailleurs l'intérêt de l'Administration chargée de leur conservation ;

Que les prévenus ne sauraient donc se prévaloir d'une prétendue péremption des échantillons conservés sans en avoir demandé la contre analyse dont l'un des objets aurait été, le cas échéant, de la constater et d'en tirer les conséquences ;

Que ce moyen sera donc rejeté ;

Considérant, au fond, que sur les emballages des litres de lait saisis figurait une mention selon laquelle la teneur minimale en matières grasses et protéiques garantie était respectivement de 15,45 et 30 grammes par litre ; valeurs correspondant d'ailleurs à celles du dernier accord interprofessionnel homologué ou du règlement CEE n° 1411-71 du 29 juin 1971 ;

Que les résultats des analyses des 24 échantillons prélevés sur trois journées de fabrication ont révélé pour 16 d'entre eux que leur teneur en matières protéiques était inférieure, et ceci d'une manière particulièrement nette pour la journée du 14 février 1990 où les échantillons prélevés présentaient des taux de 28,1 à 28,7 grammes par litre, au minimum garanti par les mentions de l'emballage ; pour huit d'entre eux, que leur teneur en matières grasses était également inférieure au minimum pareillement garanti ;

Que l'infraction est donc bien constituée dans sa matérialité, ces constituants étant des qualités substantielles du lait ainsi que le manifestent d'ailleurs les garanties portées sur l'emballage par le fabricant ;

Considérant sur l'intention que l'entreprise faisait procéder quotidiennement à des "autocontrôles" qui révélaient, notamment pour les journées de production considérées, des teneurs en matières grasses et surtout en matières protéiques régulièrement et nettement inférieures, par unités analysées, à celles garanties (B.33 à B.35) ;

Qu'en raison de leur importance et de leur constance, ces déficits, relevés sur trois jours de production, ne peuvent être considérés comme fortuits ; Que les responsables de la laiterie de X ne contestent d'ailleurs pas n'avoir pris en compte que les teneurs moyennes journalières et non les taux par unité produite ;

Qu'au surplus, la production de la journée du 15 février 1990 ne respectait même pas cette teneur moyenne (B.34) ;

Considérant, sur l'imputabilité, qu'il appartenait à Christian P, directeur général de Y, de mettre en place tous les moyens nécessaires afin de vérifier la conformité de la production de la laiterie de D aux minima garantis sur l'emballage et de s'assurer de leur respect en donnant les instructions nécessaires et en procédant aux contrôles appropriés ;

Qu'il sera relevé que cette unité assurait une bonne partie de la production du groupe puisque, pendant la semaine considérée, elle avait traité 2 044 876 litres de lait UHT (B.37) ;

Considérant que si, en matière de tromperie, il appartient au chef d'entreprise en vertu de ses pouvoirs d'administration générale de mettre en place un système de contrôle de sa production par rapport notamment aux qualités substantielles qu'il garantit, cela n'exclut pas que la responsabilité pénale d'un de ses préposés puisse être également retenue ;

Qu'en l'espèce, Jean L, directeur régional de Y et responsable de la laiterie de D, a produit du lait UHT qu'il savait, par les autocontrôles qu'il faisait pratiquer, être d'une teneur en matières protéiques notamment, nettement inférieure à celle garantie sur l'emballage, qu'il est donc co-auteur de cette tromperie ;

Considérant qu'il convient dans l'appréciation des sanctions de tenir compte du volume de production concerné ;

Par ces motifs Statuant publiquement,contradictoirement à l'égard de Jean L, par application de l'article 410 du Code de procédure pénale envers Christian P ; En la forme Reçoit le Ministère public en son appel ; Rejette les exceptions ; Au fond Infirmant le jugement du Tribunal correctionnel de Nantes du 31 mars 1992 ; Déclare Christian P et Jean L coupables des faits de la prévention ; Les condamne à une amende de cinquante mille francs (50 000 F), chacun Ordonne la publication du présent arrêt, par extraits comportant l'identité et l'adresse des prévenus, la prévention et le dispositif dans les quotidiens "Ouest-France", édition de Loire-Atlantique et "Presse-Océan", dans la limite de cinq mille francs (5 000 F) par insertion, aux frais des condamnés, et son affichage aux portes de X à Derval ainsi qu'à celles de Y à Condé-sur-Vire 50890, pendant 7 jours ; Condamne P Christian et L Jean aux dépens de première instance liquidés à la somme de cinq cent cinq francs vingt-huit (505,28 F) chacun étant tenu pour la moitié ; La présente décision est assujettie à un droit fixe de procédure d'un montant de 800 F, dont est redevable chacun des condamnés ; Prononce la contrainte par corps. Le tout en application des articles 1er, 7 de la loi du 1er août 1905, 473 ancien, 749, 750 et 800-1 nouveau du Code de procédure pénale.