CA Bordeaux, 3e ch. corr., 20 mai 2003, n° 01-00826
BORDEAUX
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
INAO
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Besset
Conseillers :
MM. Minvielle, Berthomme
Avocats :
Mes Marconi, Cavalie.
Rappel de la procédure
Par actes en date du 9 mai 2001 reçus au Secrétariat-greffe du Tribunal de grande instance de Bordeaux, le prévenu et le Ministère public ont relevé appel d'un jugement contradictoire, rendu par ledit Tribunal le 7 mai 2001, à l'encontre de V Yves Paul Marie poursuivi comme prévenu d'avoir à Saint Loubes entre le 21 novembre 1995 et le 10 décembre 1997, trompé sur l'origine, les qualités et l'identité de la marchandise.
Infraction prévue et réprimée par les articles L. 213-1, L. 216-2, L. 216-3 du Code de la consommation.
Le tribunal
Sur l'action publique
A déclaré le prévenu coupable des faits reprochés;
A condamné V Yves à une amende délictuelle de 60 000 F soit 9 146,94 euros, pour l'infraction de tromperie sur la nature, la qualité, l'origine ou la quantité d'une marchandise;
Sur l'action civile
A déclare la constitution de partie civile de l'Institut national des appellations d'origine "INAO", recevable et régulière en la forme;
A condamné V Yves à payer à la partie civile:
- la somme de 100 000 F soit 15 244,9 euros à titre de dommages et intérêts,
- la somme de 1 500 F soit 228,67 euros en application de l'article 475-1 du Code de procédure pénale,
Motifs de la décision
Les faits et leur constatation
Par une enquête commencée le 10 décembre 1995 à Saint Loubes au X et terminée par procès-verbal de constat de délit dressé le 1er septembre 1997 établi à la fois par trois agents de la Direction de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes et par deux agents de la Direction des Douanes et Droits Indirects, ont été établis les faits suivants.
Pour les vendanges 1994, 1995 et 1996, la X, ayant planté 12 hectares de vignes nouvelles ne produisant pas de vendange, a été amenée à acheter des raisins à d'autres viticulteurs voisins, exploitant des vignes ayant droit à l'appellation d'origine contrôlée Bordeaux Supérieur.
Pour pouvoir les vinifier dans les chais de l'exploitation viticole, connue sous le nom principal de "Château Reignac" et sous le deuxième nom de "Y", le gérant de la SCI, Yves V a été amené à prendre la position fiscale de négociant vinificateur et à déclarer régulièrement les achats de vendanges.
Le vin rouge vinifié à ce titre, agréé par l'INAO en appellation d'origine contrôlée Bordeaux Supérieur provenant d'exploitations extérieures, a été vendu à deux clients du 21 novembre 1995 au 26 mars 1997:
- Savour Club Sélection : 870 hl Y, millésime 1994, selon confirmation de commande du courtier Bureau Chevrot du 31 octobre 1995,
- Sovac Bergerac : - 600 hl Y, millésime 1995, selon confirmation de commande du Bureau Chevrot du 20 mai 1996, ayant fait l'objet de quatre factures de septembre 1996,
- 520 hl Y, millésime 1996, selon confirmation de commande du Bureau Chevrot du 24 mars 1997, ayant fait l'objet d'une facture unique du 26 mars 1997.
Les transactions concernaient un vin AOC Bordeaux Supérieur dénomme "Y", ce qui désigne l'exploitation gérée par la X et les vins qui en sont issus.
La notion de "château" repose sur celle d'exploitation viticole, entité autonome. Aussi, selon la réglementation, pour indiquer le nom de l'exploitation où le vin a été obtenu, le terme "château" ne peut être utilisé qu'à condition que le vin provienne exclusivement de raisins récoltés dans les vignes faisant partie de cette même exploitation viticole et que la vinification ait été effectuée dans cette exploitation.
Les raisins achetés par la X, dont le gérant est Yves V, n'étaient pas produits sur son exploitation. Leur vinification dans les chais de la X ne confère pas au vin qui en est issu le droit d'être qualifié du nom de celle-ci.
Relevant que la qualification de "Y" pour les vins issus de raisins produits et récoltés sur des exploitations sans lien juridique avec celle de la X, constituait le délit de tromperie sur l'origine, la nature ou la qualité d'une marchandise, prévu et réprimé par l'article L. 213-1 du Code de la consommation, les cinq rédacteurs ont dressé contre Yves V, gérant de la SCI, le procès-verbal de constat de délit du 1er septembre 1999 qui fonde les poursuites.
En effet, l'article 13 (40) du décret modifié du 19 août 1921 dispose:
"Est interdit, en toute circonstance et sous quelque forme que ce soit, notamment sur les récipients et emballages, sur les étiquettes, cachets ou autres appareils de fermeture, dans les papiers de commerce, factures, catalogues, prospectus, prix courants, enseignes, affiches, tableaux-réclames, annonces et tout autre moyen de publicité, l'emploi, en ce qui concerne les vins
4° Des mots tels que (...), " château ", " domaine ", (...) ainsi que de toute autre expression analogue, sauf lorsqu'il s'agit de produits bénéficiant d'une appellation d'origine et provenant d'une exploitation agricole existant réellement et, s'il y a lieu, exactement qualifiée par ces mots ou expressions.
Après transmission le 13 septembre 1999 du procès-verbal et de ses annexes, le Procureur de la République qui l'a reçu le 26 octobre 1999, a demandé une nouvelle audition d'Yves V, mis en cause ainsi que de Gilbert Chevrot, courtier ayant servi d'intermédiaire pour les ventes.
L'audition d'Yves V a eu lieu le 27 novembre 1999. Yves V y reprend l'explication de la replantation de 12 hectares de vignes et de l'achat de vendanges de Bordeaux Supérieur pour les récoltes 1994, 1995 et 1996. Soulignant que la mention "Y" inscrite sur deux factures du 24 mars 1997 et du 2 août 1996 ainsi que sur les bordereaux de confirmation de transactions établis par le Bureau Chevrot, courtier, n'est pas la mention "Y", il affirme: "L'acheteur ne pouvait donc pas ignorer qu'il s'agissait d'un vin de négoce ou tout du moins qu'il y avait un doute sur l'utilisation du nom de château".
L'audition de Gilbert Chevrot a eu lieu le 12 avril 2000. Il confirme qu'il a ignoré, au moment des ventes des millésimes 1994, 1995 et 1996 au Savour Club Sélection et à la société Z de Bergerac la provenance des raisins vinifiés. Il admet avoir appris par la suite cette provenance. Il n'a jamais vu les étiquettes utilisées lors de la mise en bouteilles du vin vendu. Il précise que la mise en bouteilles du millésime 1994 s'est faite en Bourgogne, au siège du Savour Club Sélection pour la vente la plus ancienne. Pour les deux autres ventes à la société Z, concernant les millésimes 1995 et 1996, il n'a pas vu les étiquettes non plus, mais la mise en bouteille ayant eu lieu au X, il pense qu'Yves V et son régisseur ont dû avoir connaissance des étiquettes utilisées.
Le Tribunal de grande instance de Bordeaux a été saisi par citation délivrée le 23 janvier 2001, sur cédule de citation du 29 décembre 2000.
L'action publique et les éléments constitutifs de la tromperie
Le prévenu ne fournit à l'audience aucune contestation sur les éléments de faits et de procédure rappelés ci-dessus. Il ne discute pas non plus les éléments constitutifs du délit de tromperie sur l'origine, les qualités et l'identité de la marchandise vendue, défini à l'article L. 213-1 du Code de la consommation.
Toute l'argumentation en défense prend appui sur la réglementation, tant en droit interne qu'en droit communautaire, de l'utilisation du terme "château" pour désigner une exploitation vitivinicole ainsi que le vin provenant d'une telle exploitation.
Droit interne
Fondant son argumentation sur l'avis contenu dans une consultation écrite établie le 5 avril 2001 par Eric Agostini, professeur agrégé des facultés de droit et avocat à la cour, le prévenu fait plaider qu'il se trouve dans l'une des hypothèses, visées par l'article 122-4 du nouveau Code pénal, de permission de la loi ayant valeur de fait justificatif de l'utilisation du terme "château" non conforme aux règles de l'article 13 (40) du décret du 19 août 1921 modifié.
Or, pour parvenir à une telle analyse, la consultation du Professeur Agostini fait une lecture non pertinente du texte de l'article 10 d'une loi du 6 mai 1919, modifiée par une loi plus récente du 1er janvier 1930, selon lequel "est interdit dans la dénomination des vins n'ayant pas droit à une appellation d'origine (...) l'emploi de mots tels que (...) château (...) ainsi que tout autre expression susceptible de faire croire à une appellation d'origine ;
Soulignant que ce texte, introduit le 8 juillet 1998 dans le Code rural, a été confirmé par la dernière loi d'orientation agricole du 9 juillet 1999 et, toujours en vigueur, figure au second alinéa de l'article 641-17 du Code rural, le Professeur Agostini l'interprète comme restreignant l'application de l'article 13 (40) du décret du 19 août modifié puisqu'il soutient "qu 'il n'y est aucunement question d'exiger une autonomie culturale" (page 3 de son avis).
Or, le texte de l'article 13 (40) du décret de 1921 interdit l'utilisation du terme de "château" sauf lorsque sont cumulées deux conditions:
"- il s'agit de produits bénéficiant d'une appellation d'origine
- provenant d'une exploitation agricole existant réellement".
En négligeant totalement la deuxième condition, le Professeur Agostini ose soutenir que toute utilisation du terme de "château" serait toujours justifiée par permission de la loi pour désigner un vin d'appellation d'origine contrôlée, qu'il provienne ou nom de la propriété sous le nom de laquelle il est commercialisé. Rompant ainsi tout lien de provenance obligatoire entre le nom de l'exploitation existant réellement sous lequel le produit est commercialisé, le Professeur Agostini en vient à priver de toute substance réelle et de tout principe effectif une quelconque réglementation des appellations d'origine. En effet cela revient à interdire toute sanction pénale des professionnels trompant les consommateurs sur l'origine véritable du produit vendu et à restreindre la protection du consommateur à son information que tel produit appartient aux produits d'appellation d'origine contrôlée, tout en rendant ce contrôle de plus en plus difficile, dès lors qu'aucune sanction pénale ne vient punir le mensonge sur l'exploitation qui l'a produit.
Aucune permission de la loi ne vient dispenser du respect cumulatif des deux exigences de l'article 13 (40) du décret du 19 août 1921 pour faire usage loyal et exempt de tromperie du terme "château" sur les récipients, les étiquettes, les documents commerciaux et publicitaires concernant les vins
- un produit bénéficiant d'une appellation d'origine,
- un produit provenant d'une exploitation agricole existant réellement.
En réalité, l'article 10 de la loi du 6 mai 1919, repris à l'article 641-17 du Code rural, édicte une interdiction spéciale d'utilisation "astucieuse" du terme "château" pour étiqueter un vin qui n'appartiendrait pas aux vins d'appellation d'origine contrôlée tout en s'abstenant de mentionner faussement ;
Un tel texte n'a nullement pour effet de restreindre le exigences de l'article 13 (40) du décret du 19 août 1921.
Droit communautaire
Un autre texte, l'article 6 du règlement (CEE) n° 3201-90 de la Commission du 16 octobre 1990 subordonne l'utilisation des termes "château" et "domaine" à la "condition que le vin provienne exclusivement de raisins récoltés dans les vignes faisant partie de cette même exploitation viticole et que la vinification ait été effectuée dans cette exploitation" ;
Aussi l'avis du Professeur Agostini mentionne:
"Toutefois l'honnêteté impose de reconnaître que le droit communautaire complique largement le tableau", puis "A priori donc le droit communautaire confirme le décret de 1921 et condamne la loi de 1930 puisqu 'il exige l'autonomie culturale et permet à chaque Etat-membre de réserver l'utilisation de "château" à une catégorie de vins, comme les vins d'AOC" (page 4 in limine et in fine).
Reprenant à tort ici son affirmation que l'article 10 de la loi du 6 mai 1919 modifiée emporterait restriction dans l'application de l'article 13 (40) du décret du 19 août 1921 modifié au point d'en abroger la deuxième condition précédemment examinée, le Professeur Agostini affirme que deux textes, celui de la loi n° 98-565 du 8 juillet 1998, introduisant dans le Code rural l'article 10 de la loi du 6 mai 1919, et celui de la loi n° 99-574 du 9 juillet 1999 d'orientation agricole, confirmant le texte précédent, sont deux textes législatifs français postérieurs au règlement communautaire qui en contredit la teneur.
S'il admet qu'il n'en résulte pas abrogation du règlement communautaire, le Professeur Agostini soutient qu'il s'agit de deux textes de droit positif français que le prévenu peut invoquer comme permission de la loi.
Cela revient à écrire une deuxième fois ici, sous prétexte d'exposer le droit communautaire applicable, mais toujours à tort, que l'article 10 de la loi du 6 mai 1919 modifiée, dont ce n'est pas l'objet, abrogerait la deuxième condition imposée par l'article 13 (40) du décret du 19 août 1921 : un produit provenant d'une exploitation agricole réellement existante.
En réalité, comme l'a exactement rappelé le procès- verbal dressé le 1er septembre 1999, les éléments légaux du délit de tromperie sur l'origine, les qualités substantielles et l'identité de la marchandise prévu et réprimé par l'article 213-1 du Code de la consommation sont, en matière d'utilisation irrégulière du terme de "château" pour désigner un vin, ceux de l'article 13 (40) du décret du 19 août 1921 modifié ainsi que ceux de l'article 6 du règlement CEE n° 3201-90 du 16 octobre 1990.
Les éléments matériels, non discutés par la défense, sont les constatations de ce procès-verbal de constat de délit.
L'élément intentionnel, non évoqué lors des débats est parfaitement caractérisé par les déclarations les plus récentes du prévenu, faites le 27 novembre 1999 : "Y et non pas le Château Y (...) Tous les bordereaux du bureau chevrot portent le nom de Y et non pas le nom de château Y. Une partie seulement des factures ont été libellées en château Y. L'acheteur ne pouvait donc ignorer qu'il s'agissait d'un vin de négoce ou tout du moins qu'il y avait un doute sur l'utilisation du nom de château".(cote A 37)
Une telle déclaration de la part du prévenu qui tente d'affirmer une erreur de secrétariat ou une ignorance de la réglementation démontre qu'il la connaît parfaitement et qu'il est un professionnel avisé mais de mauvaise foi.
Il convient de confirmer le jugement en ce qu'il l'a déclaré coupable du délit de tromperie sur l'origine, les qualités substantielles et l'identité de la marchandise vendue.
S'agissant d'un prévenu qui n'a pas commis de délit dans les cinq dernières années, il convient de réformer la décision entreprise et de prononcer contre lui une peine d'amende délictuelle de 5 000 euros.
L'action civile
Le prévenu souligne qu'il a bien vendu du vin rouge d'appellation d'origine contrôlée Bordeaux Supérieur sous cette qualité exacte. Aussi, en l'absence de toute usurpation d'appellation d'origine, il conteste la recevabilité de constitution de partie civile de l'INAO ainsi que son bien-fondé.
La partie civile ne répond pas sur ce point, se bornant à rappeler que, selon l'article L. 641-6 du Code rural, elle est recevable à agir dans les mêmes conditions que les syndicats professionnels pour la défense des intérêts directs et indirects dont elle a la charge.
L'INAO, établissement public ayant en charge la défense et la protection des appellations d'origine contrôlées, est recevable en sa constitution de partie civile relative à des faits portant préjudice direct ou indirect à l'intérêt collectif dont il a la charge et il convient de confirmer sur ce point le jugement déféré.
Affirmant subir un préjudice moral du simple fait des délits commis en matière de tromperie portant atteinte au renom ou à la notoriété des Appellations d'Origine Contrôlées, l'INAO dit assimiler l'utilisation irrégulière du terme "château" à une "discrimination" injustifiée entre professionnels et à un "discrédit" porté au système d'AOC et à affirmer, sans souci d'en justifier, un préjudice exclusivement moral, pour partie préjudice général à tout le système d'AOC national, pour partie spécial à l'AOC Bordeaux Supérieur, mais évalué selon le barème d'évaluation appliqué par son conseil permanent aux cas d'usurpation d'une AOC.
En cela, l'INAO propose une évaluation très exagérée de son préjudice puisqu'elle revient à dire que l'irrégularité dans l'utilisation du terme "château" est aussi préjudiciable que l'usurpation frauduleuse d'une AOC pour un vin qui n'y aurait pas eu droit.
En l'espèce, les faits établis sont que le vin rouge vendu avait été parfaitement et loyalement qualifié de vin rouge d'AOC Bordeaux Supérieur.
L'évaluation proposée par l'INAO ne peut donc être accueillie et la cour évalue à 5 000 euros son préjudice moral résultant de l'utilisation irrégulière du terme de château pour désigner un vin vinifié dans l'exploitation du prévenu mais à partir de raisins ne provenant pas de cette exploitation.
Il sied d'allouer en outre à l'INAO un somme de 600 euros à titre d'indemnité de procédure sur le fondement de l'article 475-1 du Code de procédure pénale.
Par ces motifs, LA COUR, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement et par arrêt contradictoire, Déclare les appels recevables, Sur l'action publique Confirme le jugement entrepris sur la déclaration de culpabilité d'Yves V, Réformant sur la peine, Condamne Yves V à une peine d'amende délictuelle de cinq mille euros (5 000 euros), Sur l'action civile Déclare recevable en sa constitution de partie civile l'Institut national des appellations d'origine (INAO), Reformant le jugement entrepris, Condamne Yves V à lui payer la somme de cinq mille euros (5 000 euros) à titre de dommages-intérêts pour le préjudice moral subi, Dit que la contrainte par corps s'appliquera dans les conditions prévues aux articles 749 et 750 du Code de procédure pénale. Le condamne en outre à payer à l'INAO la somme de six cents euros (600 euros) sur le fondement de l'article 475-1 du Code de procédure pénale, La présente décision est assujettie à un droit fixe de procédure de cent vingt euros (120 euros) dont est redevable chaque condamné par application de l'article 1018 A du Code général des impôts.