Conseil Conc., 3 août 2004, n° 04-D-40
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Demande de mesures conservatoires présentée par la société 20 Minutes France
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré, sur le rapport oral de Mme Brun, par M. Jenny, vice-président, Mme Béhar-Touchais, M. Gauron, membres.
Le Conseil de la concurrence (section II),
Vu la lettre enregistrée le 18 mai 2004 sous les numéros 04-0034 F et 04-0035 M, par laquelle la société 20 Minutes France a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques de l'association Europqn qu'elle estime anticoncurrentielles et a demandé que des mesures conservatoires soient prononcées sur le fondement de l'article L. 464-1 du Code de commerce ; Vu les articles 81 et 82 du traité ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence et le décret 2002-689 du 30 avril 2002 fixant ses conditions d'application ; Vu les observations présentées par la société 20 Minutes France, l'association Europqn et le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; La rapporteure, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du Gouvernement et les représentants des entreprises entendus lors de la séance du 7 juillet 2004 ; Les représentants du Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR), de l'Union des annonceurs (UDA), du CRTM et du CESP entendus sur le fondement des dispositions de l'article L. 463-7 alinéa 2 du Code de commerce ; Adopte la décision suivante :
I. Constatations
A. La saisine
1. La société 20 Minutes France, éditrice d'un quotidien d'information générale diffusé gratuitement et financé exclusivement par la publicité a saisi, le 18 mai 2004, le Conseil de la concurrence du refus, selon elle injustifié, de l'association Europqn d'intégrer ce journal dans son étude de mesure de l'audience de la presse quotidienne nationale, qui constitue l'outil de référence des professionnels de l'achat d'espaces publicitaires et de media planning.
2. La société 20 Minutes France fait valoir que ce refus, qui ne lui permet pas d'avoir accès au marché de la publicité dans des conditions normales de concurrence, relève de pratiques qui doivent être sanctionnées au titre des articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce et 81 et 82 du traité. Elle accompagne sa saisine d'une demande de mesures conservatoires tendant à ce qu'injonction soit faite à l'association Europqn de cesser les pratiques mises en œuvre à son encontre.
B. Les entreprises
1. La société 20 Minutes France
3. La société par actions simplifiée 20 Minutes France édite depuis le 15 mars 2002 un quotidien d'information générale diffusé gratuitement à Paris et dans la région parisienne et financé exclusivement par la publicité. Elle a étendu sa diffusion, depuis février 2004, aux agglomérations de Lille, Lyon et Marseille et 20 Minutes serait ainsi devenu le deuxième quotidien français en nombre d'exemplaires diffusés (661 000 exemplaires), derrière Ouest-France.
2. L'association Europqn
4. L'association Europqn (Etudes et Unité de Recherches Opérationnelles de la Presse Quotidienne Nationale) est une association régie par la loi du 1er juillet 1901, créée à l'initiative des éditeurs des principaux titres de la presse quotidienne nationale (Le Figaro, le Monde, La Tribune, Libération, Le Parisien, Les Echos, l'Humanité, l'Equipe, La Croix), auxquels se sont joints France-Soir et le Journal du Dimanche. Elle a pour objet, selon l'article 2 de ses statuts adoptés le 29 juin 1992, " l'étude, la connaissance et la valorisation de la presse quotidienne nationale ".
5. Europqn réalise, depuis 1993, conjointement avec le Syndicat de la Presse Quotidienne Régionale (SPQR) et l'Association pour l'Etude et la Promotion de la Presse Hebdomadaire Régionale (AEPHR), une étude semestrielle consacrée à la mesure d'audience des quotidiens nationaux, dite étude " Europqn ". Le préambule du protocole d'accord signé entre ces trois personnes morales, qui serait entré en vigueur le 1er janvier 1997, dispose en effet : " Depuis 1993, la PQR en association avec la PQN effectue chaque année, la mise en œuvre, le financement et la promotion d'une étude d'audience de la presse quotidienne sur un échantillon représentatif à plusieurs niveaux, notamment départemental, de la population française résidant sur le territoire métropolitain et âgée de plus de 15 ans. Cette étude porte en moyenne sur 20 000 interviews répartis jour par jour tout au long de l'année. La réalisation de l'étude est confiée à l'institut IPSOS ".
6. Cette étude, considérée par les acteurs du secteur comme l'outil de référence, est utilisée, selon la formule du directeur général du Centre d'étude des supports de la publicité (CESP), "comme étalon de mesure pour établir les tarifs de l'espace publicitaire". Elle est réalisée en deux vagues débutant respectivement le 1er janvier et le 1er juillet. Les données recueillies sont la propriété exclusive d'Europqn.
C. Le secteur
1. La presse quotidienne
7. Il existe cinq grandes familles au sein de la presse écrite : la presse d'information générale et politique nationale (PQN), la presse d'information générale et politique régionale (PQR), la presse spécialisée grand public (presse magazine), la presse spécialisée technique et professionnelle et la presse gratuite d'annonces.
8. La presse quotidienne gratuite d'information ne dispose pas, actuellement, d'une diffusion nationale, même si elle a potentiellement vocation à s'étendre sur l'ensemble du territoire. Cette presse s'apparente cependant de manière très importante à la PQN, car toutes deux présentent un contenu éditorial et un ton similaire, consacrent la majeure partie de leurs articles à l'examen de l'actualité nationale et s'adressent pour une large part à un public francilien. Elles se caractérisent au demeurant par un taux de pénétration assez proche, avec une forte concentration sur Paris et la région parisienne. La presse quotidienne gratuite d'information se distingue sensiblement des quotidiens régionaux, qui, selon le SPQR, ont pour caractéristiques de bénéficier d'un réseau de distributeurs spécifique, mais surtout d'être diffusés dans une région limitée et homogène, d'être associés à une identité régionale et d'avoir un contenu et une structure totalement axés sur la vie de la région.
2. La mesure d'audience de la presse quotidienne
9. Les études d'audience permettent de mesurer les probabilités non nulles d'exposition d'un individu cible à un support. Elles sont destinées à collecter des données, sachant, selon le président du Club de recherche tous médias (CRTM), que "l'audience, sur le marché de la publicité, c'est la monnaie. C'est ce qui permet de justifier les tarifs, c'est un point de repère dans les négociations, c'est un point de passage obligé dans l'optimisation des investissements des annonceurs".
10. Les opérateurs de mesure d'audience de la presse quotidienne sont l'Europqn pour la presse quotidienne nationale et le SPQR pour la presse quotidienne régionale. L'étude est commune aux deux catégories de presse, mais chacun des volets présente des spécificités importantes et fait, au demeurant, l'objet d'un CD-Rom distinct. La publication des résultats n'a, notamment, ni la même périodicité, ni la même base. Ainsi, les résultats de l'étude PQN sont publiés deux fois par an pour une période de douze mois, alors que ceux de l'étude PQR ne le sont, pour des raisons avant tout de marges d'erreurs statistiques, que sur des cumuls de trois ans. L'étude PQN publie en outre à la fois des résultats d'ensemble et des résultats titre par titre, alors que l'étude PQR, qui n'a pas, du fait de la diversité géographique des titres, les mêmes objectifs de comparabilité, ne publie des résultats que titre par titre.
D. Les pratiques dénoncées
11. La société 20 Minutes France dit connaître, malgré une large diffusion de son quotidien, des difficultés d'exploitation, qu'elle estime dues au fait qu'elle n'aurait pas accès au marché de la publicité dans des conditions normales de concurrence, les ressources publicitaires étant ses seules ressources financières.
12. Elle fait valoir qu'elle n'a pas pu intégrer l'Europqn, malgré plusieurs demandes effectuées depuis deux ans. L'association, dont la position et l'argumentaire ont varié dans le temps, a d'abord reporté l'examen de la demande, puis a, par deux fois (lettres du 21 juillet 2003 et du 16 mars 2004), refusé d'intégrer le quotidien gratuit à l'étude en invoquant les dispositions de ses statuts et de son règlement intérieur. Selon ces dernières, seuls les quotidiens adhérents à l'association peuvent être intégrés dans l'étude et pour pouvoir adhérer, les quotidiens candidats doivent disposer d'une diffusion nationale depuis deux mois et avoir leur siège situé à Paris et dans la région parisienne. Dans sa seconde lettre de refus, l'Europqn considère que 20 Minutes est un titre de la presse quotidienne régionale, et relève donc de l'étude de mesure d'audience du SPQR.
13. La partie saisissante conteste cette analyse, en soulignant tout à la fois que son portefeuille d'annonceurs est différent de celui de la PQR et que la périodicité de l'étude est différente de celle de la PQN. Elle considère que le refus d'Europqn de lui permettre d'adhérer à son association et de l'intégrer dans son étude est révélateur d'une entente illicite des membres de l'association, qui ont la particularité d'être les supports eux-mêmes (ce qui n'est plus le cas dans les secteurs de la radio et de la télévision depuis la création de Médiamétrie). Les fins de non-recevoir opposées répondraient exclusivement à l'intérêt commun des membres d'Europqn et leur donneraient, en conséquence, un avantage considérable dans la concurrence. Ces procédés seraient destinés à entraver l'entrée de nouveaux concurrents tant sur le marché publicitaire que sur le marché du lectorat de la presse quotidienne, pour lequel les coûts de fonctionnement constituent une barrière substantielle à l'entrée.
14. La partie saisissante estime également que l'Europqn, en sa qualité de fournisseur de l'étude de référence en matière de mesure d'audience de la presse quotidienne nationale, détient manifestement une position dominante sur ce marché. Son refus, s'analysant en un refus de vente discriminatoire, serait constitutif d'un abus de position dominante. Elle estime enfin que cette pratique a pour effet de créer une distorsion de concurrence au détriment de 20 Minutes et de ralentir le développement de la part des investissements auxquels ce quotidien pourrait prétendre du fait de son audience.
II. Discussion
A. Sur la recevabilité de la saisine au fond
1. Sur la procédure
15. Le 5 juillet 2004, soit dix jours après l'expiration du délai fixé aux parties pour formuler leurs observations, l'association Europqn a adressé au Conseil des observations complémentaires, dont la partie saisissante a sollicité le rejet en séance, faisant valoir qu'elle en avait eu connaissance moins de 48 heures avant.
16. Ainsi que le Conseil l'a rappelé dans ses décisions 01-MC-07 du 21 décembre 2001, 02-D-35 du 13 juin 2002 et 03-D-41 du 4 août 2003, " aucune disposition du Code de commerce et (du décret du 30 avril 2002) n'impose de délais pour la mise en état de procédures de mesures conservatoires, qui se caractérisent par l'urgence mais dont l'instruction doit viser, dans un temps nécessairement restreint, à réunir le plus d'éléments possible permettant au Conseil de se prononcer sur le bien-fondé de la demande ; (...) le dépôt de pièces après l'expiration du temps imparti ne saurait donc, à lui seul, justifier leur rejet de la procédure, à condition, toutefois, que la partie adverse ait bénéficié d'un temps suffisant pour assurer sa défense au regard des pièces ainsi produites ".
17. En l'espèce, il est constant que la société 20 Minutes France n'a reçu les observations et pièces complémentaires litigieuses que deux jours seulement avant la séance. Dans ces conditions, elle n'a pu bénéficier d'un temps suffisant pour en prendre connaissance utilement et organiser sa défense. Il convient, par conséquent, d'écarter des débats les observations et les pièces complémentaires transmises le 5 juillet 2004 par l'association Europqn.
2. Sur le fond
18. L'article 42 du décret du 30 avril 2002 énonce que "la demande de mesures conservatoires mentionnée à l'article L. 464-1 du Code de commerce ne peut être formée qu'accessoirement à une saisine au fond du Conseil de la concurrence. Elle peut être présentée à tout moment de la procédure et doit être motivée". Une demande de mesures conservatoires ne peut donc être examinée que pour autant que la saisine au fond est recevable et ne soit pas rejetée faute d'éléments suffisamment probants, en application de l'alinéa 2 de l'article L. 462-8 du Code de commerce.
Sur les marchés concernés
19. Les pratiques dénoncées se sont déroulées dans le secteur des mesures d'audience et ont eu des effets, selon la société saisissante, sur le secteur de la vente d'espaces publicitaires dans la presse quotidienne nationale.
20. Les techniques de mesure d'audience diffèrent selon les médias concernés. Au regard des éléments du dossier et sans qu'il soit besoin, à ce stade, de déterminer s'il existe une spécificité de la mesure d'audience de la presse gratuite, il est probable que l'activité de mesure d'audience de la presse quotidienne nationale, qui nécessite la mise en œuvre de sondages et répond à une demande spécifique des annonceurs nationaux, constitue un marché distinct de dimension nationale.
21. Sur ce marché, il n'est pas exclu, à ce stade de l'instruction, et au vu des éléments versés au dossier, que l'association Europqn détienne une position dominante. L'étude qu'elle réalise est en effet une "donnée source", qui est ensuite intégrée dans des logiciels utilisés par les " média planeurs ". Elle est considérée par les acteurs du secteur comme l'étude de référence et est utilisée par l'ensemble du marché publicitaire. Il existe certes des enquêtes du type "la France des cadres actifs" et "urban media", mais elles sont qualifiées de "commerciales" par les utilisateurs. Les études dites "propriétaires", réalisées à l'initiative d'un seul éditeur et à ses frais exclusifs, reçoivent peu de reconnaissance de la part des professionnels du monde de la publicité. Elles se voient, en toute hypothèse, opposer des effets de saisonnalité, selon les dates de l'enquête, ainsi que de représentativité par rapport au nombre d'interviews. Il est, en définitive, de l'avis général, peu vraisemblable, malgré les allégations contraires de l'association Europqn, que ces études, qui ne sont pas implantées dans toutes les agences media, contrairement à l'étude Europqn, soient en mesure d'offrir une prestation substituable à celle proposée par l'Europqn.
22. S'agissant de la presse, les autorités de concurrence considèrent habituellement qu'appartiennent au même marché de lectorat les journaux ou magazines comparables sur le plan du contenu éditorial, de la présentation, de la périodicité, des caractéristiques des lecteurs. Or en l'espèce, la diffusion de 20 Minutes France dans les quatre plus grandes agglomérations françaises touche un large public, et son objectif est d'être diffusé dans les principales villes de France. La structure du contenu éditorial du journal est celle d'un quotidien national, ce qui lui vaut par exemple d'être intégré à la majorité des revues de presse réalisées par les médias audiovisuels. Il n'est donc pas exclu que sur le marché national du lectorat comme sur celui, connexe, de la vente d'espaces publicitaires, la presse quotidienne nationale et la presse quotidienne gratuite d'information, qui fondent l'une comme l'autre leur stratégie sur le traitement d'informations intéressant l'ensemble de la collectivité nationale, se trouvent en concurrence directe. La presse quotidienne nationale et la presse quotidienne gratuite d'information sont toutes les deux privilégiées par les annonceurs nationaux, qui formulent une demande spécifique à leur égard, structurant par là-même une offre également spécifique. Il convient de souligner que l'Union des annonceurs (UDA) et les principales agences médias ont officiellement manifesté la demande que les principaux titres de la presse gratuite d'information figurent dans l'étude d'Europqn, au côté de la presse quotidienne nationale, et indiqué qu'il n'existait aucune impossibilité méthodologique à ce que l'audience des quotidiens gratuits soit, comme c'est le cas à l'étranger, mesurée dans l'étude de référence de la presse quotidienne nationale.
23. En outre, le coût des espaces publicitaires est relativement similaire dans la presse quotidienne nationale et la presse quotidienne gratuite et la part des campagnes publicitaires communes aux titres de la presse quotidienne nationale et à 20 Minutes France est importante. De plus, la presse de dimension nationale, qu'elle soit gratuite ou payante, présente un taux d'annonceurs communs assez élevé, ainsi qu'une répartition publicitaire d'activités proche. La démarche se distingue nettement de celle qui prévaut dans la presse quotidienne régionale, par l'intermédiaire de laquelle les annonceurs ciblent les lecteurs d'une région donnée, en fonction d'un marché régional, et qui, pour toucher un public de dimension nationale, a conduit les éditeurs à se regrouper et à proposer un couplage de 66 titres. Enfin, le Conseil a déjà estimé qu'il convenait de distinguer le marché de la diffusion de publicité par la voie de la presse quotidienne régionale de celui d'autres supports, et notamment de la presse gratuite, dans une décision n°89-D-05 du 24 janvier 1989.
Sur les pratiques de l'association Europqn
24. Comme l'a souligné le Conseil dans sa décision n° 03-D-51, "les conditions d'adhésion à une association professionnelle peuvent porter atteinte à la libre concurrence, si cette adhésion est une condition d'accès au marché ou si elle constitue un avantage concurrentiel et si ces conditions d'adhésion sont définies ou appliquées de façon non objective, non transparente ou discriminatoire".
25. Il ressort de l'instruction et des débats que l'insertion d'un journal dans l'étude de mesure d'audience de la presse quotidienne nationale est conditionnée à l'adhésion de ce journal à l'association Europqn.Or, selon l'article 5 des statuts de l'association, en date du 29 juin 1992, " peuvent adhérer à l'association les quotidiens à diffusion nationale existant depuis deux mois, dont le siège est situé à Paris et dans la région parisienne ". En vertu de l'article 1 du règlement intérieur de l'association, approuvé le 20 juillet 1992, " tout quotidien édité à Paris et diffusé régulièrement sur tout le territoire français peut demander son adhésion à l'association. En cas d'admission, il lui est possible de participer à tous travaux, études et projets dans le cadre de l'objet social de l'association ". Le deuxième alinéa de l'article 6 du règlement intérieur prévoit par ailleurs les modalités d'admission des adhésions nouvelles : " L'association réunie en Assemblée Générale, statue, au scrutin secret, et après enquête, sur toute demande d'adhésion nouvelle. L'admission est prononcée à la majorité des deux tiers des membres présents représentant au moins les trois cinquièmes des membres inscrits ".
26. Le critère de " quotidien à diffusion nationale" semble interdire a priori toute nouvelle adhésion au sein d'Europqn. En effet, aucun nouvel entrant sur le marché du lectorat de la presse quotidienne d'information ne peut, lors de son lancement, être présent dans tous les points de vente du territoire national. De fait, depuis la constitution de l'association, en 1992, seuls deux journaux, déjà anciens, ont rejoint les membres fondateurs, France Soir et le Journal du Dimanche.
27. Le rejet de la candidature de 20 minutes France a été motivé successivement par des raisons différentes (voir paragraphe 12) : après avoir différé sa réponse à la demande de ce quotidien, ce n'est que le 21 juillet 2003 que l'association Europqn a fait allusion au critère de la diffusion nationale du journal. Devant la rapporteure, elle a exposé que le SPQR pourrait intégrer 20 Minutes, au titre de la presse quotidienne régionale ; puis dans son mémoire en réponse à la saisine, elle a avancé que le refus d'admission était imputable aux trois personnes morales qui financent l'étude, à savoir le SPQR, l'AEPHR et Europqn, ces trois entités devant donner leur accord à l'intégration de tout nouveau journal.
28. L'association Europqn a, par ailleurs, intégré dans la mesure d'audience de la PQN, outre Aujourd'hui en France, qui a une dimension nationale, le quotidien Le Parisien qui a une portée régionale. Par ailleurs, certains quotidiens sont intégrés à l'heure actuelle à l'étude d'Europqn, alors même que, comme les Echos, ils ne sont plus adhérents de l'association et que, comme le Journal du Dimanche, leur caractère quotidien dit "du 7e jour" présente d'indéniables spécificités. Il est enfin peu probable, en l'état du dossier, que les spécificités de la presse quotidienne gratuite, notamment en termes tant de diffusion que de "contrat de lecture", puissent justifier la différence de traitement constatée, et que subit au demeurant également un autre gratuit, Metro.
29. Il existe donc des présomptions raisonnablement fortes que les règles gouvernant les conditions d'intégration d'un titre à l'étude d'Europqn soient définies et appliquées de façon non objective, non transparente et discriminatoire.
30. L'association Europqn soutient encore que l'étude " Europqn " est menée conjointement par le SPQR, l'AEPHR et l'Europqn, en vertu d'un protocole d'accord entré en vigueur le 1er janvier 1997. L'article 7 du protocole, intitulé " concertation ", expose en effet : " Afin d'assurer la cohérence de cet accord, il est décidé de constituer une commission mixte composée à parité de représentants de la PQR, de la PQN, et de la PHR. Cette commission est mandatée pour arbitrer dans une perspective de concertation les demandes spécifiques de chaque partie. Elle statue sur toute modification de toute nature portant sur l'enquête, son déroulement, sa méthodologie, ses prestataires, sa publication ". Elle excipe de ces dispositions qu' " un titre ne peut être intégré dans l'étude dite Europqn ou PQRN, qu'après avoir été présenté par l'un des trois organismes, et accepté par les deux autres ".
31. Les conditions d'admission sont, selon les écritures de l'Europqn, doubles ; il faut d'abord être admis par un des trois syndicats de presse, puis être accepté par les autres, ce qui ne résulte pas clairement des dispositions du protocole précité. Par ailleurs, les journaux gratuits sont refusés aussi bien par l'Europqn que par le SPQR, ainsi que l'indique la fin de non recevoir opposée par le SPQR au journal gratuit Metro et à 20 Minutes France, au motif que ces journaux ne présentent pas une structure et un contenu régional. Enfin, les critères d'admission dans la presse quotidienne nationale, basés sur la diffusion géographique, étant différents des critères de la presse quotidienne régionale, axés sur le contenu éditorial, la presse quotidienne gratuite, n'a aucune chance d'intégrer la mesure d'audience Europqn, car elle constitue une catégorie ad hoc, dont le contenu éditorial est d'intérêt national, mais dont la diffusion ne couvre pas encore la totalité du territoire national. L'aboutissement de la demande d'intégration de la presse quotidienne gratuite dans l'étude Europqn, réitérée régulièrement par l'UDA, est, selon un communiqué de décembre 2002, "en grande partie liée à la volonté politique des éditeurs de presse quotidienne d'admettre en leur sein ces nouveaux venus".
32. L'association Europqn conteste enfin que le refus d'adhésion puisse avoir un effet restrictif de concurrence.
33. Mais sur le marché national de la vente d'espaces publicitaires dans la presse quotidienne nationale, l'intégration dans la mesure d'audience et donc l'appartenance à l'association Europqn, constitue un avantage concurrentiel attesté par les déclarations faites devant la rapporteure et lors de la séance du Conseil par l'UDA, le CRTM et le CESP. Selon ces organismes, les études propriétaires sont très onéreuses et ne garantissent pas la comparabilité avec l'étude d'Europqn ; elles ne peuvent donc être considérées comme substituables avec celle-ci. Selon le représentant de l'UDA, la non-intégration des journaux gratuits dans l'étude Europqn contraint les agences médias à des approximations, à un " bricolage ", qui affaiblissent la position de ces journaux dans les négociations commerciales.
34. La demande de recueil unique et donc cohérent d'informations des agences médias, qui vise un légitime objectif de comparabilité, ne pourrait être satisfaite ni par une insertion dans l'étude PQR, ni par la création d'une étude spécifique à la presse gratuite (4e pool aux côtés de l'Europqn, du SPQR et de l'AEPHR), qui ne permettrait une analyse comparative que des seuls journaux gratuits d'information générale entre eux.
35. Le refus d'adhésion opposé par Europqn à 20 Minutes France est donc bien susceptible d'emporter des effets restrictifs de concurrence, cette adhésion constituant sinon une condition d'accès au marché de la vente d'espaces publicitaires dans la presse quotidienne nationale, du moins un avantage concurrentiel considérable.
36. Le refus d'Europqn d'intégrer 20 Minutes France dans ses études de mesure d'audience, alors même que l'augmentation du nombre des contributeurs ne peut que faire baisser le coût de la mesure d'audience pour chacun des autres contributeurs, pourrait donc résulter d'une entente entre les principaux éditeurs de presse nationale adhérents d'Europqn, ou entre l'Europqn, le SPQR et l'AEPHR, pour empêcher un nouvel entrant d'accéder, dans des conditions normales de concurrence, au marché publicitaire de la presse quotidienne nationale, pratique anticoncurrentielle qualifiable à la fois au regard de l'article L. 420-1 du Code de commerce et de l'article 81 du traité CE, qui s'inscrirait dans une stratégie tout à la fois de minoration des ressources et d'augmentation des coûts de ce nouvel entrant et pourrait être qualifiée de barrière à l'entrée. Si une position dominante d'Europqn était établie, ce refus, qui paraît pouvoir être qualifié de discriminatoire, pourrait également être examiné au titre de l'article L. 420-2 du Code de commerce et de l'article 82 du traité CE.
37. Il résulte de l'ensemble de ces éléments qu'il n'est pas exclu, sous réserve d'une instruction au fond, que les pratiques en cause soient prohibées par les articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce et par les articles 81 et 82 du traité CE.
B. Sur la demande de mesures conservatoires
38. Accessoirement à sa saisine, la société 20 Minutes France demande au Conseil de la concurrence :
- de faire injonction à l'Europqn, dans un délai de quatre jours à compter de la notification par le Conseil de la concurrence de la décision à intervenir et dans des conditions économiques équitables, d'intégrer le quotidien 20 Minutes au sein de son étude de mesures d'audience de la presse quotidienne nationale et d'en commercialiser les résultats au sein de son étude ;
- d'ordonner la publication de la décision.
39. Aux termes de l'article L. 464-1 du Code de commerce, " le Conseil de la concurrence peut, à la demande du ministre chargé de l'Economie, des personnes mentionnées au dernier alinéa de l'article L. 462-1 ou des entreprises et après avoir entendu les parties en cause et le commissaire du Gouvernement, prendre les mesures conservatoires qui lui sont demandées ou celles qui lui apparaissent nécessaires. Ces mesures ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante. Elles peuvent comporter la suspension de la pratique concernée ainsi qu'une injonction aux parties de revenir à l'état antérieur. Elles doivent rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence ".
40. La société 20 Minutes France fait valoir que le refus de l'Europqn d'intégrer le quotidien gratuit dans la seule étude d'audience de référence de la presse quotidienne nationale limite de manière grave et immédiate sa capacité concurrentielle, car, ne pouvant pas valoriser son audience, elle ne peut obtenir les moyens nécessaires à l'extension de sa diffusion sur le territoire national. Nouvel entrant, son résultat 2003 a été déficitaire de plus de 11,5 millions d'euros, et son manque à gagner dû aux pratiques serait de plus de 41 millions d'euros pour 2003. Elle précise que son intégration doit intervenir immédiatement dans la mesure où l'Europqn ne publie ses résultats d'audience qu'après que le titre a été étudié pendant un an.
41. La société 20 Minutes France souligne également que la France occupe l'avant-dernier rang des pays développés quant au nombre de titres rapportés à la population et que l'arrivée en France de nouveaux quotidiens généralistes gratuits, dont le modèle a déjà été développé dans de nombreux pays européens, constitue une avancée pour la diversité et le pluralisme de la presse d'information. Elle considère que l'éviction de 20 Minutes porterait une atteinte grave et immédiate à l'intérêt des lecteurs.
42. La société 20 Minutes France soutient enfin que les pratiques dénoncées portent également une atteinte grave et immédiate au secteur de la publicité dans la presse quotidienne, qui connaît déjà de graves difficultés.
43. S'agissant de l'entreprise en cause, il y a lieu de souligner que le chiffre d'affaires de la société 20 Minutes France s'est accru de près de 200 % entre 2002 et 2003 et qu'un communiqué de presse a annoncé, le 7 juin 2004, que le titre allait, à partir de septembre prochain, augmenter sa pagination, afin, à la fois d'accroître son contenu rédactionnel et "de répondre à la hausse constante des insertions publicitaires depuis le début de l'année".
44. Par ailleurs, la saisissante ne produit aucun témoignage d'annonceur l'ayant avisée ne pas ou ne plus procéder à des insertions dans 20 Minutes France, au motif que l'audience de ce titre n'était pas mesurée au sein de l'Europqn. Elle ne verse pas davantage de document visant à comparer l'évolution de ses résultats par rapport à son plan de développement, étant observé, sur ce point, que ses dirigeants ont, à plusieurs reprises, déclaré que le titre ne serait pas rentable avant 2005 (indication fournie lors du lancement du journal), voire 2006 (interview publiée dans le quotidien la Tribune en février 2004).
45. S'agissant enfin de l'atteinte aux intérêts des consommateurs ou au secteur, la société 20 Minutes France n'apporte aucun élément de nature à démontrer une atteinte grave et immédiate.
46. Il n'est donc pas établi en l'état que, dans l'attente d'une instruction au fond de l'affaire, la société, qui a été dotée, lors de sa création, d'un capital d'un peu moins de 35 millions d'euros et est adossée au groupe SPIR-Ouest France, soit menacée à brève échéance et ne puisse assurer un niveau d'activité suffisant, ni que sa capacité concurrentielle sur le marché concerné soit gravement atteinte.
Décision
Article unique - La demande de mesures conservatoires enregistrée sous le numéro 04/0035 M est en l'état rejetée.