CA Paris, 5e ch. A, 18 février 2004, n° 2001-21989
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Esso SAF (SA)
Défendeur :
Bremond (Epoux), Verger (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Riffault-Silk
Conseillers :
MM. Picque, Roche
Avoués :
SCP Taze-Bernard-Belfayol-Broquet, Me Baufumé
Avocats :
Mes Damerval, Sauterel.
LA COUR statue sur l'appel interjeté par la société Esso SAF (société Esso), ainsi que par les consorts Bremond-Chaudier du jugement contradictoire rendu le 14 septembre 2001 par le Tribunal de commerce de Paris qui, dans un litige portant sur la conclusion et la rupture d'un contrat d'exploitation d'une station-service Esso située à Marseille, conclu en août 1995 entre la société Esso et la SARL Verger, la société Marseillaise de Crédit et les consorts Bremond-Chaudier se portant cautions solidaires des engagements pris envers le pétrolier, le contrat ayant été résilié d'un commun accord le 30 décembre 1997 à effet le 8 janvier 1998,
- a estimé que la société Esso n'avait pas respecté l'obligation d'information préalable inscrite dans la loi du 31 décembre 1989 en l'espèce applicable, et que la clause de renonciation aux dispositions des articles 1999 et 2000 du Code civil, inscrite dans le contrat, était inopposable à la société Verger,
- a fixé à 75 % du déficit total le montant des pertes liées à l'activité sous mandat soit 69 364,30 euro (455 000 F), déboutant la société Verger du surplus de ses demandes,
- a condamné solidairement la société Verger et les consorts Bremond-Chaudier en leur qualité de cautions solidaires à payer à la société Esso, au titre du solde débiteur du compte de la société Verger dans les livres de la société Esso, soit 41 284,54 euro (270 808,81 F) avec intérêts au taux légal à compter du 10 mai 1999,
- a condamné la société Marseillaise de Crédit en sa qualité de caution, solidairement avec la société Verger et les consorts Bremond-Chaudier, au paiement de 50 000 F à imputer sur le solde débiteur du compte de la société Verger,
- a ordonné l'exécution provisoire à charge pour la société Verger de fournir une caution bancaire à hauteur de 60 979,61 euro (400 000 F),
- a condamné respectivement la société Esso à payer 2 286,74 euro à la SARL Verger et la société Marseillaise de Crédit à payer 762,25 euro à la société Esso au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par ordonnance du 4 février 2003, le conseiller de la mise en état a joint les deux procédures.
Par conclusions du 2 décembre 2003, la société Esso SAF expose que les premiers juges ont fait à tort application de la loi Doubin aux faits de l'espèce, la condition d'exclusivité exigée par ses dispositions n'étant pas remplie pas plus que l'existence d'un vice du consentement des consorts Bremond-Chaudier qui serait résulté de ce défaut d'information, et qu'ils n'ont pas tiré les conséquences de leurs constatations, puisqu'au lieu de prononcer l'annulation du contrat ils ont au contraire estimé que l'un de ses clauses était inopposable à la société Verger signataire.
Elle prie la cour d'infirmer la décision entreprise en ce qu'elle l'a condamnée à payer à la société Verger 455 000 F au titre de ses pertes d'exploitation et, statuant à nouveau, de débouter la SARL Verger de cette demande,
- à titre subsidiaire, de désigner un expert pour vérifier les comptes,
- de confirmer le jugement entrepris pour l'ensemble de ses autres dispositions, et de condamner la SARL Verger aux entiers dépens.
Par conclusions du 10 décembre 2003, les consorts Bremond-Chaudier, appelants et la SARL Verger, intimée et appelante à titre incident, déclarent que la société Esso a abusivement rompu le contrat conclu avec la société Verger pour l'exploitation de la station-service La Timone, sans la faire bénéficier d'une indemnité exceptionnelle pour combler son déficit d'exploitation alors qu'elle avait accepté de le faire pour l'autre station-service également exploitée sous sa marque à Marseille par la société Verger, ne lui proposant qu'une indemnité forfaitaire de 200 000 F manifestement insuffisante au regard des pertes subies.
Ils demandent à la cour:
- de dire que :
* les dispositions de la loi Doubin qui s'appliquent au contrat de location-gérance litigieux dès lors que sont remplies les conditions d'application de ses dispositions soit la mise à disposition d'une enseigne et un engagement d'exclusivité ou de quasi-exclusivité, ont été violées par la société Esso qui ne leur a pas communiqué des informations essentielles sur les perspectives d'évolution et la situation de la station, de sorte que leur consentement a été vicié,
* la clause de renonciation aux dispositions des articles 1999 et 2000 du Code civil inscrite dans le contrat est non seulement inopposable, mais est également nulle, le pétrolier ayant manqué à son obligation de bonne foi en dissimulant la portée de cette renonciation,
- de condamner la société Esso à payer à la société Verger :
* 104 732,47 euro (687 000 F) au titre de ses pertes d 'exploitation, ces pertes correspondant uniquement à son activité sous mandat,
* 550 euro au titre des frais de constitution et de fonctionnement de la société,
* 76 224,51 euro de dommages-intérêts en réparation de leur préjudice, la société Verger ayant été placée dans une situation structurellement déficitaire, les consorts Bremond-Chaudier ayant reçu une rémunération très insuffisante au regard du travail fourni,
* 7 622,45 euro au titre des frais de cautionnement acquittés en pure perte par la société Verger pour les années 1997 à 2002, en raison de la fermeture de la station Barry,
- subsidiairement, de désigner un expert pour évaluer leur préjudice et faire les comptes,
- en ce qui concerne les demandes de la société Esso,
* de constater que l'appelante a omis d'appeler en la cause la société ICD qui avait fourni sa caution pour 420 000 F, rendant inutile celle de la société Marseillaise de Crédit (SMC) et a fortiori celle des époux Bremond, ce manquement fautif justifiant la condamnation de l'appelante à leur verser 41 200 euro de dommages-intérêts,
* de constater qu'eux-mêmes ont signé un avenant de résiliation de leur cautionnement, le 8 janvier 1998, la société Esso ne pouvant dès lors demander le paiement d'opérations postérieures à cette date, étant observé que les opérations antérieures dégagent un solde positif,
* d'ordonner en toute hypothèse la compensation de la créance invoquée par la société Esso avec leur propre créance et celle de la société Verger, ainsi que la condamnation de la société Esso à leur payer 7 630 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Sur ce,
Sur l'application de la loi du 31 décembre 1989
Considérant que l'obligation d'information prévue par l'article 1er de la loi du 31 décembre 1989 s'impose avant la signature de tout contrat conclu dans l'intérêt commun des deux parties, dès lors que celles-ci sont liées par des stipulations contractuelles prévoyant d'un côté la mise à disposition d'une enseigne, d'un nom commercial ou d'une marque, et de l'autre un engagement d'exclusivité ou de quasi-exclusivité pour l'exercice de l'activité concernée;
Considérant qu'en l'espèce, il résulte du contrat d'exploitation d'une station-service versé aux débats que la société Esso a confié à la société Verger, le 15 août 1995, la location-gérance du fonds de commerce de la station Esso-service La Timone située à Marseille boulevard Jean Moulin;
Qu'il est précisé à l'article 1er des conditions générales que " les produits et services vendus dans le cadre de cette location-gérance comprennent:
- les produits énergétiques (carburants) distribués sous le régime du mandat,
- les lubrifiants et le mélange deux-temps,
- les pneus, batteries, accessoires destinés aux véhicules et tous produits à usage domestique.
- les prestations de lavage, graissage, pose, réparations courantes (...),
- les produits alimentaires et boissons,
- la restauration rapide ";
Considérant qu'il résulte du tableau de marge au 8 janvier 1998 annexé à la lettre adressée par la société Verger à la société Esso le 18 novembre 1998, que le chiffre d'affaires total de la station s'est établi à 1 572 571 F hors carburants, la part des lubrifiants sur ce chiffre d'affaires représentant 32 723 F et celle du gaz 78 599 F; qu'il convient de rappeler que selon l'article 5 du contrat alinéas 1 et 2, seuls les lubrifiants utilisés dans la station-service, ainsi que le mélange deux-temps, font l'objet d'un engagement d'approvisionnement exclusif;
Que la société Verger pas plus que les consorts Bremond-Chaudier ne versent aux débats le moindre élément permettant de distinguer la part des lubrifiants soumis à engagement d'exclusivité et celle vendue à la clientèle de la station pour laquelle la société Verger avait le libre choix de ses fournisseurs;qu'en ce qui concerne l'évaluation des activités de distribution de carburant de la station, assorties d'un engagement d'exclusivité, le seul élément comparatif versé aux débats par la société Verger (pièce n° 29) consiste en un "tableau récapitulatif des ventes de carburants en litres et du chiffre d'affaires boutique" (souligné dans l'arrêt), aucun élément n'étant fourni ni sur le prix des carburants vendus, ni sur les commissions perçues par la station-service sur ces ventes, qui constituent son chiffre d'affaires pour cette part de son activité;
Qu'il n'est pas possible, dans ces conditions, de considérer comme le soutiennent les consorts Bremond-Chaudier et la société Verger, que le contrat de location-gérance conclu entre cette dernière et la société Esso comportait un engagement d'exclusivité ou de quasi-exclusivité pour l'activité considérée;
Qu'il suit que les dispositions de la loi du 31 décembre 1989 ne sont pas en l'espèce applicables;que les demandes de dommages et intérêts formées par la société Verger sur ce fondement ne peuvent qu'être rejetées;
Sur la renonciation de la société Verger aux dispositions des articles 1999 et 2000 du Code civil
Considérant que selon l'article 1999 du Code civil, le mandant doit rembourser au mandataire les avances et frais que celui-ci a faits pour l'exécution du mandat et lui payer ses salaires lorsqu'il en a été promis; que l'article 2000 du même Code dispose que le mandant doit aussi indemniser le mandataire des pertes essuyées à l'occasion de sa gestion sans imprudence qui lui soit imputable;
Considérant que la société Verger demande à être remboursée de ses pertes d'exploitation qui se sont élevées à 104 332,47 euro (687 000 F) qu'elle affirme avoir subies en totalité dans l'exercice de son activité sous mandat, et déclare que ses associés ont bénéficié d'une rémunération insuffisante au regard du travail fourni; que la société Esso rétorque que son distributeur a renoncé lors de la signature du contrat à se prévaloir des dispositions des articles 1999 et 2000 du Code civil, et ajoute que l'appelante ne justifie pas de ce que les pertes annoncées ont été essuyées exclusivement dans l'exercice de l'activité de distribution de carburants seule protégée par ces dispositions légales;
Considérant qu'il est stipulé en première page du contrat, à son article 3 intitulé "cadre juridique", que "ce contrat est soumis aux dispositions de la loi du 20 mars 1956 ainsi qu'aux dispositions des AIP du 12 janvier 1994 et, pour la distribution des produits énergétiques aux articles 1984 et suivants du Code civil, à l'exception des articles 1999 et 2000 (souligné dans l'arrêt) ; qu'il est indiqué à la fin de la page suivante, à l'article 4-5 du contrat intitulé "Commission", que "la commission dont le montant couvre forfaitairement la rémunération et l'ensemble des frais et pertes de la société, comprend une partie fixe et une partie variable identique pour tous les produits objet du mandat.";
Considérant que ces dispositions ne peuvent être considérées comme une renonciation expresse acceptée par la société Verger en connaissance de ses droits et de la portée de cette renonciation, le contenu de l'article 2000 du Code civil n'étant pas reproduit dans ce contrat d'adhésion élaboré par le pétrolier;qu'il y a lieu de confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a déclaré cette clause inopposable à la société Verger;
Considérant que la société Verger, qui déclare que les pertes essuyées dans l'exécution de son mandat se sont élevées à 104 732,47 euro, et à laquelle incombe la charge de cette preuve, n'en justifie pas;qu'elle se borne à verser aux débats un courrier de son expert-comptable en date du 15 avril 1999, selon lequel " le projet de bilan (...) fait ressortir un déficit provisoire de 616 122 F", ainsi qu'un "Tableau comparatif du litrage et du CA boutique" pour les mois d'août à décembre 1996 et 1997, sans même produire les comptes sociaux et sans qu'aucune ventilation ne soit effectuée entre ses activités de mandataire et de locataire-gérante;
Considérant toutefoisque l'existence de ces pertes n'était pas contestée par la société Esso, qui proposait par courrier du 2 décembre 1998 à son distributeur une indemnité forfaitaire et transactionnelle de 200 800 F"sous réserve de l'apurement des comptes relatifs aux livraisons de marchandises et du paiement des redevances de location-gérance (...)"; que la cour, usant de son pouvoir d'appréciation, fixera à 30 500 euro la part de ces pertes imputable à l'activité sous mandat de distribution de carburants;qu'une mesure d'expertise subsidiairement demandée par les parties ne se justifie pas; qu'enfin les premiers juges ont à bon droit débouté la société Verger et les consorts Bremond-Chaudier de leur demande d'indemnisation au titre de l'insuffisance de leurs rémunérations, relevant que cette rémunération correspondait au montant minimum prévu par les Accords Inter Professionnels (AIP) et n'avait fait l'objet d'aucune contestation pendant toute la durée d'exploitation de la station
Sur les engagements de caution souscrits par les consorts Bremond-Chaudier
Considérant que la société Esso demande la condamnation des consorts Bremond-Chaudier en leur qualité de cautions solidaires des engagements pris par la société Verger, à lui payer 41 284,54 euro au titre du solde débiteur du compte du mandataire gérant;
Qu'il y a lieu de confirmer la décision entreprise qui a fait droit à cette demande; qu'en effet les consorts Bremond Chaudier soutiennent vainement que la société Esso a engagé sa responsabilité en omettant d'appeler en paiement la compagnie Internationale de Caution pour le Développement (société ICD) qui avait également garanti le distributeur, dès lors qu'ils ont donné leur engagement à titre personnel, solidaire et indivisible, et ont renoncé expressément au bénéfice de discussion et de division ainsi qu' au bénéfice de toutes subrogations qui auraient pour résultat de les faire venir en concours avec la société Esso, et qu'à l'inverse la garantie consentie par l'organisme ICD pour couvrir le solde débiteur du compte du mandataire gérant prévoyait expressément que la compagnie ICD serait subrogée dans tous les droits et garanties détenus par la société Esso contre le mandataire gérant et ses cautions éventuelles;
Que ce cautionnement consenti le 31 juillet 1995 par les intimés pour une durée indéterminée, était donné irrévocablement pour toute la durée de l'exploitation de la station-service de La Timone; qu'il y a lieu d'écarter les contestations des intimés concernant le montant de la dette cautionnée, le relevé de compte du 14 janvier 1999 et les pièces justificatives versées aux débats par la société Esso établissant que les sommes réclamées par le pétrolier se rapportent exclusivement à la période d'exploitation de la station La Timone par la société Verger; que les intimés, qui soutiennent acquitter auprès de la société Marseillaise de Crédit des frais de cautionnement devenus inutiles, et demandent la condamnation de la société Esso à leur payer "7 622,45 euro" pour la période "de 1997 à 2002" n'apportent aucun élément au soutien de leurs prétentions;
Qu'il y a lieu, vu le caractère accessoire des cautionnements souscrits pour garantir les engagements du distributeur, d'ordonner la compensation sollicitée par la société Verger et par les consorts Bremond-Chaudier entre les créances réciproques de la société Esso et de la société Verger;
Considérant qu'il convient d'infirmer partiellement la décision entreprise;
Qu'il n'est pas inéquitable que chaque partie conserve la charge de ses frais irrépétibles;
Par ces motifs : Infirme la décision entreprise en ce qu'elle a déclaré la loi du 31 décembre 1989 dite loi Doubin applicable, a dit que le consentement de M. Bremond ès qualités de gérant de la SARL Verger avait été vicié, et a fixé à 75 % du déficit total le montant des pertes liées à l'activité sous mandat soit 69 364,30 euro (455 000 F), Déboute la société Verger et les consorts Bremond-Chaudier de toutes leurs demandes fondées sur les dispositions de la loi du 31 décembre 1989, Condamne la société Esso à verser à la société Verger 30 500 euro au titre des pertes essuyées dans l'exercice de l'activité sous mandat de distribution de carburants, Y ajoutant, Ordonne la compensation entre les créances réciproques de la société Verger sur la société Esso et de la société Esso sur la société Verger au titre du solde débiteur du compte, Déboute les parties de toutes leurs demandes plus amples ou contraires, Condamne la société Esso SAF aux dépens d'appel, Admet Martre Baufumé, avoué, à bénéficier des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.