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Décisions

Conseil Conc., 16 septembre 2004, n° 04-D-45

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Demande de mesures conservatoires présentée par la société Export Press à l'encontre du groupe des Nouvelles Messageries de Presse Parisienne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport oral de Mme Cayatte, par Mme Hagelsteen, présidente, Mme Pasturel, M. Nasse, vice-présidents, Mmes Aubert, Mader-Saussaye, ainsi que MM. Piot, Robin, membres.

Conseil Conc. n° 04-D-45

16 septembre 2004

Le Conseil de la concurrence (section III B),

Vu la lettre enregistrée le 17 mai 2004, sous les numéros 04-0031 F et 04-0032 M, par laquelle la société Export Press a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par le groupe des Nouvelles Messageries de Presse Parisienne dans le secteur de la vente au numéro de la presse nationale dans les DOM-TOM et a demandé que des mesures conservatoires soient prononcées sur le fondement de l'article L. 464-1 du Code de commerce ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence et le décret 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions de son application ; Vu la loi n° 47-585 du 2 avril 1947, relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques, et le décret n° 88-136 du 9 février 1988 pris en application de l'article 11 de la loi n° 87-39 du 27 janvier 1987 concernant les conditions de rémunération de la distribution de la presse ; Vu la décision n° 04-DSA-23 par laquelle la présidente du Conseil de la concurrence a fait application des dispositions de l'article L. 463-4 du Code de commerce ; Vu les observations présentées par la société Export Press, par la société Nouvelles Messageries de Presse Parisienne et ses filiales (à savoir les sociétés Nouvelles Messageries Calédoniennes de Presse, Agence Polynésienne de Diffusion et Messageries Guyanaises de Presse), par les sociétés Sodipresse Martinique, Guadeloupe Diffusion Presse, Agence Réunionnaise de Distribution de Presse et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; La rapporteure, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés Export Press, les Nouvelles Messageries de Presse Parisienne (NMPP), Caraïbes Distribution Presse, Sodipresse Martinique, Guadeloupe Diffusion Presse, Messageries Guyanaises de Presse et Agence Réunionnaise de Distribution de Presse, entendus lors de la séance du 21 juillet 2004 ; Adopte la décision suivante :

I. Constatations

1. La société Export Press dénonce des pratiques mises en ouvre par le groupe des Nouvelles Messageries de Presse Parisienne (ci-après NMPP), qu'elle estime avoir " pour objet et pour effet d'empêcher Export Press, seul concurrent des NMPP sur le marché de l'exportation de la presse nationale, d'accéder aux marchés des DOM-TOM, soit l'une des principales destinations d'exportation pour les éditeurs de presse français. "

A. Les secteurs d'activités concernés

1. Le secteur de la distribution de la presse nationale vendue au numéro

2. La presse nationale connaît plusieurs modes de distribution. La vente dite " au numéro " doit être distinguée, d'une part, de la vente par abonnement, qui utilise le réseau postal ou des services de routage privés, et, d'autre part, de la vente par portage, qui consiste à faire distribuer un titre par des colporteurs aux domiciles des lecteurs. Le marché de la vente au numéro représente 70 % de la distribution de la presse et a été reconnu comme un marché distinct de la vente par abonnement par le Conseil de la concurrence dans plusieurs décisions, notamment dans sa décision n° 03-D-09 du 14 février 2003.

3. La distribution de la presse nationale, vendue au numéro, repose sur une organisation en trois niveaux. Le Niveau 1 est celui des messageries de presse, dont l'activité consiste à rassembler les titres de plusieurs éditeurs (activité de " groupage ") et à les transmettre aux dépositaires.

4. Le réseau dit de Niveau 2 est le réseau constitué des dépositaires qui distribuent la presse qui leur est confiée par les messageries de presse (et par certains éditeurs qui s'adressent à eux directement) aux diffuseurs de presse situés dans le secteur géographique dont ils ont la charge. Les dépositaires bénéficient d'une exclusivité de distribution des titres qui leur sont confiés sur une zone géographique donnée. Excepté en région parisienne, le réseau des dépositaires est unique : il n'existe en général qu'un seul dépositaire pour desservir une zone géographique donnée.

5. Ultime maillon de la chaîne de distribution de la presse, le réseau dit de niveau 3 est constitué par les diffuseurs qui assurent la vente au public.

a) Le système de rémunération

6. La distribution de la presse repose sur le principe selon lequel l'éditeur demeure propriétaire de ses publications jusqu'à leur acquisition par le lecteur. Les exemplaires invendus sont ainsi propriété de l'éditeur, de sorte que celui-ci porte entièrement le risque financier des invendus.

7. Chaque " Niveau " du système de distribution de la presse nationale est rémunéré principalement par une commission. Cette commission est calculée ad valorem, c'est-à-dire en pourcentage du prix facial de vente du titre, sur la base des exemplaires vendus. Les dépositaires et les messageries de presse ont le statut de commissionnaire ducroire. Cela signifie que la commission perçue par le Niveau 1 comprend la rémunération des niveaux suivants, de même que celle du Niveau 2 comprend la commission du Niveau 3. De plus, chaque maillon de la chaîne prend le risque d'impayé du maillon suivant.

b) Le régime juridique

8. Trois textes régissent l'organisation de la distribution de la presse vendue au numéro :

* la loi n° 47-585 du 2 avril 1947, relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques, dite " loi Bichet " ;

* la loi n° 87-39 du 27 janvier 1987, portant diverses mesures d'ordre social, dont l'article 11 concerne les conditions de rémunération de la distribution de la presse ;

* le décret n° 88-136 du 9 février 1988 pris en application de l'article 11 de la loi n° 87-39 précitée, qui fixe les montants maximaux des commissions des agents de la vente.

9. La loi Bichet organise la vente au numéro autour du principe coopératif. Ainsi, un éditeur peut soit assurer lui-même directement la distribution de ses titres, soit se regrouper avec d'autres éditeurs au sein d'une coopérative de distribution, appelée messagerie de presse. Ces sociétés coopératives, ainsi constituées par les éditeurs, sont soumises aux dispositions de la loi Bichet. Elles peuvent soit remplir elles-mêmes la fonction de messagerie, en assurant par leurs propres moyens le groupage et la distribution de la presse éditée par leurs adhérents, soit confier l'exécution de ces opérations à des sociétés commerciales. Dans ce dernier cas, selon l'article 4 de la loi, les sociétés coopératives doivent " s'assurer une participation majoritaire dans la direction de ces entreprises, leur garantissant l'impartialité de cette gestion et la surveillance de leurs comptabilités. "

10. Il résulte donc de la loi Bichet que " le groupage et la distribution de plusieurs journaux et publications périodiques ne peuvent être assurés que par des sociétés coopératives de messageries de presse soumises aux dispositions de la présente loi " (article 2), ou par une entreprise possédée majoritairement par une société coopérative d'éditeurs (article 4).

11. L'article 11 de la loi n° 87-39 du 27 janvier 1987 dispose que : " Afin d'assurer le respect du principe de neutralité dans les conditions de distribution de la presse, la rémunération des agents de la vente de publications quotidiennes et périodiques est déterminée en pourcentage du montant des ventes desdites publications réalisées par leur intermédiaire, dans des conditions fixées par décret ".

12. Le décret n° 88-136 du 9 février 1988, pris en application de ce texte, fixe à son article 1er le montant maximum de la commission des dépositaires centraux, en distinguant ceux qui exploitent eux-mêmes un magasin de vente au public et les autres. Pour les premiers, ce montant maximum est fixé à 23 %. Pour les seconds, ce montant maximum est fixé à 24 % pour les quotidiens et 29 % pour les autres publications périodiques. Ces chiffres sont des pourcentages du montant des ventes, exprimées au prix public.

13. L'article 4 du même décret indique que dans les villes de plus de 500 000 habitants, les commissions visées à l'article 1 susmentionné peuvent être " assorties d'une commission complémentaire qui ne peut excéder 5 % du montant des ventes exprimées au prix public des seules publications périodiques, à l'exclusion des publications quotidiennes. " Ainsi, les commissions des dépositaires pour les ventes de publications périodiques ne peuvent excéder 29 % dans les villes de moins de 500 000 habitants et 34 % dans les villes de plus de 500 000 habitants.

2. Le secteur de l'exportation de la presse nationale vendue au numéro

14. Les principales destinations d'exportation sont les pays francophones : Belgique, Suisse, Canada. Les DOM-TOM sont considérés traditionnellement, sur le plan commercial, comme faisant également partie des destinations d'exportation.

15. Sur le plan logistique, l'exportation des titres nécessite de recourir aux réseaux de vente au numéro des pays tiers, ainsi qu'à des moyens de transport aériens, avec un circuit logistique différent de celui utilisé pour la distribution en métropole. Ainsi, pour pouvoir opérer sur le marché de l'exportation de la presse vendue au numéro, les entreprises doivent tout d'abord négocier avec les transporteurs, afin de pouvoir proposer aux éditeurs une offre de transport compétitive et adaptée à leurs besoins en termes de délais de livraison. De plus, ces entreprises doivent disposer de contacts avec le réseau des importateurs grossistes dans chaque pays qu'elles desservent.

16. La Cour d'appel de Paris, dans son arrêt du 12 février 2004 MLP c/NMPP, indique que sur " le marché de l'exportation de la presse nationale ", la société NMPP " détient une position largement dominante avec 90 % des parts de ce marché, ce qu'elle ne conteste pas dans ses écritures ". Son unique concurrent est Export Press, qui estime sa propre part de marché à 4 %. Les 6 % restant correspondraient aux quelques éditeurs qui prennent eux-mêmes en charge l'exportation de leurs titres.

B. Les entreprises

1. La saisissante : Export Press

17. Export Press est une société par action simplifiée, créée en 1999, qui compte aujourd'hui six salariés. Export Press exporte quelques centaines de titres vers environ 80 pays. Export Press est spécialisée dans l'exportation des publications périodiques, à l'exclusion de la presse quotidienne.

18. Les zones d'exportation couvertes par Export Press sont les suivantes : l'Union européenne, l'Europe hors UE, l'Asie/Océanie, le Maghreb, l'Afrique, le Moyen-Orient, l'Amérique du Nord/Caraïbes, l'Amérique du Sud. La société Export Press n'opère pas actuellement dans les DOM-TOM. Elle estime en être empêchée par les pratiques qu'elle dénonce dans sa saisine.

19. Export Press a saisi le Conseil de la concurrence à l'encontre du " groupe des Nouvelles Messageries de Presse Parisienne ". Les sociétés mises en cause dans la lettre de saisine sont au nombre de cinq : la SARL des NMPP d'une part et quatre dépositaires situés dans les DOM d'autre part, à savoir : Sodipresse Martinique, Guadeloupe Diffusion Presse, Agence Réunionnaise de Distribution de Presse et Messageries Guyanaises de Presse.

20. Trois autres dépositaires, Caraïbes Diffusion Presse (situé à Saint-Martin), Nouvelles Messageries Calédoniennes de Presse, et Agence Polynésienne de Diffusion, sont également concernés par cette affaire mais n'ont pas été mis en cause directement dans la lettre de saisine. En effet, à l'époque des faits, ces trois sociétés étaient des filiales de la société NMPP ne disposant d'aucune autonomie commerciale, de sorte que les pratiques dénoncées ne leur sont pas imputables.

2. La SARL des Nouvelles Messageries de Presse Parisienne (NMPP)

21. Les NMPP, créées en 1947, sont une société à responsabilité limitée dont le capital est détenu à 49 % par le groupe Lagardère et à 51 % par cinq coopératives d'éditeurs : la coopérative des quotidiens de Paris, la coopérative de distribution de la presse, la coopérative des publications parisiennes, la coopérative des publications hebdomadaires et périodiques, et enfin la coopérative de la presse périodique.

22. Dans sa décision n° 03-MC-04 du 22 décembre 2003, relative à une demande de mesures conservatoires présentée par les Messageries Lyonnaises de Presse (MLP) à l'encontre des NMPP, le Conseil de la concurrence estime que le chiffre d'affaires des NMPP relatif aux exportations représente environ 10 % du chiffre d'affaires total. Les NMPP exportent environ 2 830 titres français, dont des quotidiens, vers plus de 110 pays.

3. Les quatre autres sociétés mises en cause : les dépositaires dans les DOM

23. Aujourd'hui, le capital de Sodipresse Martinique, Guadeloupe Diffusion Presse et Agence Réunionnaise de Distribution de Presse est détenu à 100 % par la société Soprocom, alors que la société des Messageries Guyanaises de Presse est détenue, indirectement, par la société NMPP. Soprocom est elle-même une société par actions simplifiée détenue à 100 % par Turinvest, consortium réunissant des investisseurs privés et des banques. Soprocom n'a donc aucun lien capitalistique avec la société NMPP, mais cette dernière dispose de mandats de gestion des trois filiales dépositaires de Soprocom précitées, des " dépôts gérés " en métropole et de ses propres filiales situées dans les TOM. Ces mandats correspondent à une " assistance technique, administrative, comptable, commerciale, juridique ".

24. Les quatre sociétés mises en cause situées dans les DOM, ainsi que Caraïbes Diffusion Presse, Nouvelles Messageries Calédoniennes de Presse, et Agence Polynésienne de Diffusion, qui n'ont pas été mises en cause directement dans la lettre de saisine, sont des dépôts de presse agissant au Niveau 2 du système de distribution de la presse vendue au numéro. Selon Export Press, ces dépôts détiennent chacun un monopole de fait sur leur Département ou Territoire d'Outre-Mer pour la distribution de la presse nationale vendue au numéro. Cette information a été confirmée par les MLP lors de leur audition.

C. Les pratiques dénoncées

25. Afin d'être en mesure d'inclure les DOM-TOM dans la liste des destinations proposées à ses clients éditeurs, Export Press s'est tournée, dès 1999, peu après sa création, vers les NMPP, afin d'obtenir les conditions tarifaires de distribution des dépositaires implantés dans les DOM-TOM. N'ayant pas obtenu de réponse à l'époque, Export Press a renoncé provisoirement à son projet et s'est attachée à développer son activité vers les autres destinations d'exportation.

26. En 2003, soit après environ 3 années d'existence, Export Press a réitéré sa démarche auprès des NMPP. Elle a alors obtenu les réponses suivantes :

* tout d'abord, dans un courrier du 9 juillet 2003, la direction internationale des NMPP a communiqué les conditions tarifaires auxquelles trois filiales des NMPP pourraient traiter les publications d'Export Press. Ces filiales sont les dépositaires Caraïbes Diffusion Presse, les Nouvelles Messageries Calédoniennes de Presse et l'Agence Polynésienne de Diffusion ;

* puis, dans quatre différents courriers envoyés entre août 2003 et février 2004, les quatre dépositaires situés dans les DOM et mis en cause dans cette affaire ont fait part à Export Press, à leur tour, de leurs offres tarifaires.

27. Le tableau suivant récapitule les niveaux des " commissions " proposées à Export Press dans ces différents courriers. Ces commissions représentent les pourcentages du produit de la vente finale du numéro payé par Export Press pour rémunérer dépositaires et diffuseurs.

EMPLACEMENT TABLEAU

28. Export Press juge ces propositions tarifaires " inacceptables et abusives " pour trois raisons. D'une part, le niveau de ces commissions, entre 48 % et 62 %, est largement supérieur au taux maximum fixé par le décret n° 88-136 du 9 février 1988 relatif à la rémunération des agents de la vente (cf. supra, §14). D'autre part, le niveau des commissions proposées pour rémunérer les dépositaires situés dans les DOM-TOM étant supérieur au niveau des commissions pratiquées par les NMPP auprès des éditeurs pour ces mêmes destinations, ces propositions tarifaires provoqueraient un " effet de ciseau tarifaire ". Enfin, ces niveaux de commission auraient un caractère discriminatoire dans la mesure où les taux dont bénéficieraient les NMPP auprès de ces mêmes agences seraient plus avantageux que ceux proposés à Export Press.

29. Export Press estime que " la seule raison pouvant expliquer de tels écarts de prix est la volonté délibérée des NMPP d'empêcher Export Press d'exporter des titres dans les DOM-TOM et de conserver ainsi sur son concurrent un avantage décisif en termes de gamme de services offerts. "

30. Export Press a donc adressé un courrier au Président du conseil de gérance des NMPP, le 26 avril 2004, menaçant de saisir le Conseil de la concurrence " à moins que les agences NMPP des DOM-TOM ne consentent enfin à accorder à Export Press les mêmes conditions que celles appliquées à leur maison mère ".

31. La réponse des NMPP à cette mise en demeure fut un courrier du 14 mai 2004, signé du Directeur général, indiquant : " (...) J'ai demandé à mes services de réexaminer votre demande et, dans le cadre de ce réexamen, il nous est apparu que votre société ne répondait pas aux conditions exigées par la loi pour assurer la distribution de la presse dans les départements et territoires d'Outre-mer. " La lettre explique qu'en effet, la société Export Press n'étant pas une messagerie de presse au sens de la loi Bichet, elle n'est pas autorisée à distribuer des produits de presse sur tout le territoire français, y compris dans les DOM-TOM. Le courrier conclut : " Nous reprendrions naturellement l'examen de votre demande dès réception de la confirmation que votre entreprise est habilitée à distribuer des titres de presse. " Sur la base de ces éléments, Export Press a saisi le Conseil de la concurrence, le 17 mai 2004.

II. Discussion

32. L'article 42 du décret du 30 avril 2002 énonce que " la demande de mesures conservatoires mentionnée à l'article L. 464-1 du Code de commerce ne peut être formée qu'accessoirement à une saisine au fond du Conseil de la concurrence. Elle peut être présentée à tout moment de la procédure et doit être motivée ". Une demande de mesures conservatoires ne peut donc être examinée que pour autant que la saisine au fond ne soit pas déclarée irrecevable, en application de l'alinéa 1er de l'article L. 462-8 du Code de commerce, selon lequel le Conseil de la concurrence " peut déclarer, par décision motivée, la saisine irrecevable pour défaut d'intérêt ou de qualité à agir de l'auteur de celle-ci, ou si les faits sont prescrits au sens de l'article L. 462-7, ou s'il estime que les faits invoqués n'entrent pas dans le champ de sa compétence. "

A. Sur la recevabilité de la saisine

1. S'agissant des DOM

33. Les parties mises en cause soutiennent que la société Export Press, n'étant ni un éditeur souhaitant assurer la distribution de ses propres titres, ni une société coopérative d'éditeurs, ni une société commerciale dont la majorité du capital est détenue par des sociétés coopératives d'éditeurs, elle n'a pas le statut juridique de messagerie de presse au sens de la loi Bichet. Elles en concluent que la société Export Press n'est pas autorisée à assurer la distribution de la presse nationale sur le territoire français, dont les DOM font partie. Ceci conduit les parties mises en cause à affirmer que, " Export Press n'ayant pas qualité pour assurer la distribution de la presse dans les DOM, les pratiques anticoncurrentielles qu'elle dénonce, à les supposer établies, n'auraient aucun effet ni sur sa capacité à assurer un service que la loi lui interdit de rendre ni sur le marché concerné ", et que, par suite, la saisine doit être déclarée irrecevable pour défaut d'intérêt à agir de la saisissante.

34. Mais Export Press souligne que cette objection n'a été émise pour la première fois qu'en mai 2004, alors que les premières demandes d'Export Press ont été formulées dès 1999. Cette position des NMPP lui semble d'autant plus surprenante que celles-ci ont effectivement proposé des offres à Export Press en juillet 2003, sans soulever la question de son statut juridique.

35. De plus, Export Press fait valoir que la loi Bichet ne s'applique pas à l'exportation et que l'usage commercial du secteur est d'inclure les DOM dans les destinations d'exportation. Elle souligne que cet usage est justifié par des éléments objectifs et fait valoir que, d'un point de vue logistique, économique et administratif, l'expédition de produits de presse vers les DOM s'apparente à une opération d'exportation : " A priori, il n'existe aucune différence, ni d'un point de vue logistique, ni d'un point de vue administratif et documentaire. En effet, du point de vue de l'entreprise et de sa gestion, le traitement de l'octroi de mer est assimilable au traitement d'un droit de douane. " Cette affirmation est confirmée par les NMPP lorsqu'elles déclarent que " toutes les destinations des DOM-TOM sont gérées par la Direction Internationale des NMPP pour des raisons logistiques. En effet, ce sont des destinations lointaines dont la logistique exige des moyens comparables à ceux utilisés pour l'export ".

36. Ainsi, selon Export Press, l'argument du marché national est " contredit par la réalité du marché et par les pratiques des NMPP elles-mêmes ". Il apparaît en effet que l'usage d'inclure les DOM parmi les destinations d'exportation est largement le fait des NMPP elles-mêmes, acteur dominant dans le secteur de la vente de la presse au numéro. Les NMPP font figurer les DOM-TOM parmi leurs destinations d'exportation sur leur site Internet. Dans leur rapport annuel, les DOM sont comptabilisés dans les résultats de l'activité " export ". En outre, le tarif proposé par les NMPP pour les DOM relève de leur barème tarifaire " export ". Enfin, c'est la Direction Internationale des NMPP qui gère les DOM, comme elle le fait pour tous les pays étrangers. Outre les pratiques commerciales des NMPP, un certain nombre de documents relatifs au secteur confirment cet usage. Ainsi, les DOM-TOM figurent en général parmi la liste des destinations des " ventes à l'exportation " dans les statistiques.

37. Au vu des éléments du dossier, il apparaît qu'il existe bien un usage, dans le secteur de la distribution de la presse nationale, consistant à inclure les DOM dans les destinations d'exportation.

38. Mais ce simple usage ne saurait remettre en cause l'applicabilité de la loi Bichet dans les DOM. En effet, la Constitution de 1946, en vigueur à la date d'adoption de la loi Bichet, dispose dans son article 73 que " le régime législatif des départements d'Outre-mer est le même que celui des départements métropolitains, sauf exceptions déterminées par la loi ". La Constitution de 1958, actuellement en vigueur, dispose également, dans son article 73, modifié par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, que " dans les départements et les régions d'Outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ils peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités. Ces adaptations peuvent être décidées par ces collectivités dans les matières où elles exercent leurs compétences et si elles y ont été habilitées par la loi ". Or, aucune disposition de la loi Bichet n'écarte son application dans les DOM et aucune adaptation ultérieure n'a été adoptée pour en limiter ou en écarter l'application dans ces départements.

39. La société Export Press soutient néanmoins que, réalisant des " opérations d'exportation " à destination des DOM, elle ne peut se voir opposer la loi Bichet, puisque cette loi ne concerne que la " distribution " et non " l'exportation ". En d'autres termes, Export Press soutient qu'elle ne respecterait pas la loi Bichet dans les DOM si elle " se mettait à regrouper des titres de la presse locale pour les répartir sur place ". En revanche, l'activité consistant à acheminer les titres de la presse métropolitaine jusqu'à un port ou un aéroport d'un DOM " se situe entièrement à la marge du champ d'application de la Loi Bichet ". La plaignante en conclut qu'elle a le droit d'exercer son activité d'exportation vers les DOM.

40. Cependant, ni le constat d'un usage généralisé consistant à présenter les DOM parmi les destinations d'exportation de la presse nationale, ni l'éloignement géographique des DOM justifiant cet usage sur un plan logistique, ne permettent de conclure que la vente de la presse nationale dans les DOM puisse être assimilée à une opération d'exportation non soumise aux dispositions de la loi Bichet. Cette loi s'applique dans les DOM comme dans les autres départements français métropolitains. L'éloignement géographique des départements d'Outre-mer ne peut conduire à écarter ses grands principes et, en particulier, celui qui vise à donner aux éditeurs, et non à des entreprises commerciales, la responsabilité et la maîtrise de la distribution de leurs titres. Il faut, à cet égard, relever que les règles de rémunération des diffuseurs propres à la métropole s'appliquent également dans les DOM alors qu'elles ne s'appliquent pas pour l'exportation.

41. En l'espèce, la société Export Press n'ayant pas le statut juridique de messagerie de presse défini par la loi Bichet, elle n'a pas le droit de distribuer la presse nationale dans les DOM. La saisine, en ce qu'elle concerne les départements d'Outre-mer, doit donc être déclarée irrecevable pour défaut d'intérêt à agir de la saisissante.

2. S'agissant de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie (TOM)

a) Sur l'intérêt à agir de la plaignante

42. Conformément à l'article 72 de la Constitution de 1946, en vigueur à la date d'adoption de la loi Bichet, " (...) la loi française n'est applicable dans les territoires d'Outre-mer que par disposition expresse ou si elle a été étendue par décret aux territoires d'Outre-mer après avis de l'Assemblée de l'Union ". Or, aucune disposition de la loi Bichet n'indique expressément son application dans les TOM et aucun décret n'étend cette loi à la Polynésie française ou à la Nouvelle-Calédonie. Cette situation n'a pas été modifiée par la Constitution de 1958, ni par les réformes constitutionnelles postérieures.

43. La direction du développement des médias, des services du Premier ministre, confirme que cette règle est toujours en vigueur actuellement. Plus précisément, elle indique qu'un " principe de spécialité prévaut dans les territoires d'Outre-mer et la loi ne s'y applique qu'en présence d'une prévision expresse du texte. Dans la mesure où aucune mesure d'application aux territoires d'Outre-mer n'est prévue dans la loi elle-même, [la loi Bichet] n'est donc pas applicable. "

44. Le droit de la société Export Press d'assurer la diffusion de la presse nationale vers la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie n'est donc pas contesté.

b) Sur les marchés pertinents et la position des opérateurs sur ces marchés

45. Les pratiques en cause relatives à la Polynésie française et à la Nouvelle-Calédonie, à les supposer établies, ont potentiellement des effets sur plusieurs marchés. En premier lieu, le marché de l'exportation de la presse nationale peut être affecté. En effet, le fait d'empêcher la société Export Press d'accéder aux marchés locaux de la distribution de la presse a pour effet de rendre celle-ci incapable de concurrencer les NMPP sur leur offre de services auprès des éditeurs vers ces destinations. En particulier, le fait de restreindre la concurrence sur les marchés de l'exportation peut avoir un effet sur le niveau de prix du service d'exportation et affecter, de ce fait, le prix de vente facial des titres sur le marché de détail local.

46. Les pratiques en cause concernent également les marchés de la distribution en gros et de la diffusion au détail de la presse nationale vendue au numéro en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie.

47. L'existence d'un marché de l'exportation de la presse nationale est reconnue par la Cour d'appel de Paris qui indique, dans son arrêt du 12 février 2004 MLP c/NMPP, que sur le " marché de l'exportation de la presse nationale ", la société NMPP " détient une position largement dominante avec 90 % des parts de ce marché ".

48. Les termes " marché de l'exportation de la presse nationale " désignent, notamment dans l'arrêt de la Cour d'appel de Paris précité, un vaste marché incluant l'ensemble des destinations d'exportation. Cependant, du point de vue de la demande exprimée par les éditeurs, les différentes destinations ne sont pas substituables, mais plutôt complémentaires. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle un opérateur tel qu'Export Press cherche à compléter sa gamme de destinations. De plus, les conditions de concurrence ne sont pas les mêmes selon les destinations. En effet, pour certaines destinations, les éditeurs n'ont d'autre possibilité que de se tourner vers les NMPP, alors que pour les destinations desservies par Export Press, les éditeurs ont le choix entre les deux opérateurs. Ces éléments conduisent à considérer que le marché de l'exportation pourrait constituer un ensemble de marchés pertinents distincts et complémentaires, chacun étant restreint à une destination d'exportation. Sur ces marchés, les demandeurs sont les éditeurs français et les offreurs sont, aujourd'hui, les NMPP et, potentiellement, Export Press.

49. Ainsi, on ne peut exclure, à ce stade de l'instruction, que les pratiques en cause relatives à la Nouvelle-Calédonie et à la Polynésie française aient des effets sur les marchés de l'exportation de la presse nationale vers ces deux territoires.

c) Sur la compétence du Conseil de la concurrence

50. Le Conseil de la concurrence est compétent pour examiner les pratiques relevant des articles L. 420-1 et L. 420-2 du livre IV du Code de commerce dès lors qu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet de restreindre la concurrence sur un marché situé dans le champ d'application des dispositions précitées.

51. Les dispositions du livre IV du Code de commerce ne sont pas applicables en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française en vertu des chapitres IV des titres III (Dispositions applicables en Nouvelle-Calédonie) et IV (Dispositions applicables en Polynésie française) du livre IX du Code de commerce. Le Conseil n'est donc pas compétent pour examiner les effets éventuellement anti-concurrentiels sur les marchés de la distribution en gros et de la diffusion au détail de la presse nationale, vendue au numéro en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. Mais le Conseil reste compétent pour examiner les pratiques d'entreprises françaises agissant en France métropolitaine dans le but de s'ouvrir des marchés d'exportation. En l'espèce, la demande de diffusion de la presse de langue française dans les TOM émane des éditeurs de la presse française métropolitaine. L'offre de diffusion est celle des entreprises de groupage NMPP et Export Press. La discrimination ou l'effet de ciseau éventuels résultent de tarifs fixés par les NMPP.

52. Ainsi, à ce stade de l'instruction, il n'est donc pas exclu que les pratiques dénoncées relatives à la Nouvelle-Calédonie et à la Polynésie française entrent dans le champ d'application des dispositions de l'article L. 420-2 du livre IV du Code de commerce.

d) Sur les pratiques dénoncées

53. Les pratiques dénoncées relatives à la Polynésie française et à la Nouvelle-Calédonie sont relatives aux offres proposées à Export Press par la Direction Internationale des NMPP, dans un courrier daté du 9 juillet 2003 (cf. supra, §27 et 28), définissant les conditions de rémunération de leurs filiales Agence Polynésienne de Diffusion (dépositaire situé en Polynésie française) et Nouvelles Messageries Calédoniennes de Presse (dépositaire situé en Nouvelle-Calédonie).

En ce qui concerne le caractère excessif des offres de prix

54. La société Export Press soutient que les prix qui lui ont été proposés pour les services de distribution de la presse nationale en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française sont excessifs.

55. Dans sa décision n° 00-D-27, concernant les conditions de distribution par la société Eurest de produits de consommation courante aux prisonniers de la maison d'arrêt d'Osny, le Conseil de la concurrence a précisé que si, en règle générale, les abus de position dominante prohibés par l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 (aujourd'hui l'article L. 420-2 du Code de commerce) consistent, pour l'entreprise considérée, à empêcher des concurrents de pénétrer sur le marché ou à gêner l'activité de ceux qui s'y trouvent, il y a lieu, dans certaines circonstances, de s'assurer, sur la base de ce texte, que les prix pratiqués par une entreprise en position dominante, et notamment en situation de monopole, ne sont pas manifestement excessifs.

56. Dans son analyse, le Conseil s'est appuyé sur la jurisprudence communautaire : " selon la jurisprudence de la CJCE, une pratique de prix abusifs à l'égard de particuliers ou de professionnels, dans le cadre d'un monopole, peut être établie, s'il y existe une disproportion manifeste entre ce prix et la valeur du service correspondant (CJCE General Motors 13 novembre 1975 et CJCE 11 novembre 1986 British Leyland), ou si une telle anomalie manifeste apparaît à la suite d'une comparaison effectuée sur une base homogène dans le cadre d'une analyse des composants du prix pratiqué (CJCE 14 février 1978 UBC et CJCE 13 juillet 1989 Tournier) ; une telle pratique n'existera pas si la disproportion constatée comporte une justification (CJCE 8 juin 1971 Deutsche Grammophon et CJCE 13 juillet 1989 Tournier précité). "

57. En l'espèce, Export Press propose une comparaison avec d'autres dépositaires offrant le même type de services en métropole. En particulier, Export Press cite les taux de commission généralement pratiqués par les agences SAD (Société d'Agence et de Diffusion, filiale des NMPP). Selon Export Press, ces commissions se situeraient entre 29 % et 33 %. Ces chiffres n'ont pas été contestés par les parties mises en cause. Ainsi, l'écart entre le niveau des commissions généralement pratiquées par les agences SAD en métropole et celui des commissions proposées à Export Press serait d'environ 25 points pour la Nouvelle-Calédonie et 30 points pour la Polynésie française, ce qui signifie que les commissions demandées à Export Press seraient entre une fois et demie et deux fois supérieures au niveau des commissions généralement pratiquées par les agences SAD. Or, selon Export Press, ces écarts ne sont pas justifiés sur le plan économique, puisque ces commissions ne comprennent pas le coût du transport.

58. Les parties mises en cause font valoir toutefois que " les conditions d'exploitation des dépôts basés dans les DOM-TOM diffèrent sensiblement de celles qui prévalent dans les dépôts métropolitains " ; elles ajoutent que " les coûts encourus dans les DOM-TOM sont supérieurs à ceux de la métropole ", sans toutefois en préciser les raisons. Elles concluent de la façon suivante : " les NMPP ont déterminé que, si ses dépôts des DOM-TOM devaient appliquer les taux en vigueur en métropole, ils enregistreraient tous des pertes d'exploitation substantielles qui mettraient leur survie en péril ".

59. Ainsi, les éléments disponibles à ce stade de l'instruction ne permettent pas d'établir une " anomalie manifeste apparaissant à la suite d'une comparaison effectuée sur une base homogène dans le cadre d'une analyse des composants du prix pratiqué ", les termes de la comparaison étant contestés d'une part, et les éléments relatifs aux composantes des prix pratiqués n'ayant pas été fournis d'autre part.

60. Toutefois, la " disproportion manifeste entre ce prix et la valeur du service correspondant " n'est pas exclue au regard du fait que les commissions proposées à la société Export Press pour la distribution des titres en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française sont supérieures aux commissions pratiquées par les NMPP auprès des éditeurs français pour un service plus étendu, incluant ledit service de distribution de la presse.

61. Au vu de ces éléments et à ce stade de l'instruction, il n'est pas exclu que les commissions proposées à Export Press pour les services de distribution de la presse nationale en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française constituent des prix excessifs entrant dans le champ des prohibitions édictées par l'article L. 420-2 du Code de commerce.

En ce qui concerne l'effet de ciseau tarifaire provoqué par les offres de prix

62. Export Press fait valoir que les pratiques en cause provoquent un effet de ciseau tarifaire, les commissions qui lui sont proposées la mettant dans l'impossibilité de concurrencer les NMPP sur leur offre de services auprès des éditeurs pour les destinations concernées. En effet, avec les niveaux de commission proposés, même en pratiquant une marge brute nulle, l'offre d'Export Press à l'égard des éditeurs pour la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française serait supérieure à celle des NMPP d'au moins 3 à 4 % de la valeur des ventes, comme le montre le tableau suivant :

EMPLACEMENT TABLEAU

63. Dans la jurisprudence communautaire, la notion de ciseau tarifaire est d'abord apparue dans la décision de la Commission européenne n° 88-518-CEE du 18 juillet 1988 Napier Brown-British Sugar, dans laquelle il est indiqué que " le maintien, par une entreprise dominante, qui est dominante aussi bien sur le marché de la matière première que sur celui d'un produit dérivé, d'une marge entre le prix qu'elle facture pour la matière première aux entreprises qui la concurrencent sur le marché du produit dérivé et le prix qu'elle facture pour le produit dérivé trop étroite pour refléter le coût de transformation de l'entreprise dominante elle-même (...), avec pour effet de restreindre la concurrence sur le produit dérivé, constitue un abus de position dominante ".

64. Plus récemment, dans sa décision Deutsche Telekom AG du 21 mai 2003, la Commission a précisé qu'" on peut conclure à l'existence d'un effet de ciseau abusif lorsque la différence entre les prix de détail d'une entreprise qui domine le marché et le tarif des prestations intermédiaires pour des prestations comparables à ses concurrents est soit négative soit insuffisante pour couvrir les coûts spécifiques des produits de l'opérateur dominant pour la prestation de ses propres services aux abonnés sur le marché aval. (...) Une marge insuffisante entre les prix des prestations intermédiaires et les prix de détail d'un opérateur verticalement intégré occupant une position dominante constitue plus particulièrement un comportement anticoncurrentiel, dès lors que d'autres opérateurs s'en trouvent écartés de la concurrence sur le marché en aval, même s'ils sont au moins aussi efficaces que l'opérateur historique. "

65. La notion de ciseau tarifaire correspond donc à des situations où un opérateur en monopole ou en position dominante sur un marché amont, également actif sur un marché aval ouvert à la concurrence, pratique des prix sur les marchés amont et aval tels qu'une entreprise concurrente sur le marché aval, même si elle est aussi efficace, n'est pas en mesure de pratiquer un prix compétitif à moins de consentir des pertes.

66. En l'espèce, les marchés locaux de la distribution en gros de la presse nationale constituent des marchés amont pour les opérateurs tels que la société Export Press. En effet, celle-ci ne peut proposer ses services d'exportation aux éditeurs, sur le marché aval, que si elle a préalablement conclu un accord avec les dépositaires pour la distribution des titres, car les services de distribution proposés sur le marché amont représentent un élément constitutif de l'ensemble des prestations offertes sur le marché aval.

67. A ce stade de l'instruction, il apparaît que le groupe NMPP est en position de monopole sur les marchés amont de la distribution en gros de la presse nationale en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française grâce à ses filiales, les dépositaires Nouvelles Messageries Calédoniennes de Presse et Agence Polynésienne de Diffusion. Le groupe NMPP apparaît également en position dominante sur les marchés aval puisqu'il est le seul, à l'heure actuelle, à proposer aux éditeurs français un service d'exportation de leurs titres vers ces deux territoires d'Outre-mer. Les prix que les NMPP ont proposés à Export Press dans leur courrier du 9 juillet 2003 sur le marché amont sont supérieurs aux prix qu'elle propose aux éditeurs sur le marché aval et rendent Export Press incapable de concurrencer les NMPP sur le marché aval, à moins de consentir des pertes. Au vu de ces éléments, il n'est pas exclu que les pratiques dénoncées relatives à la Nouvelle-Calédonie et à la Polynésie française provoquent un effet de ciseau tarifaire, constitutif d'un abus de position dominante prohibé par l'article L. 420-2 du Code de commerce.

En ce qui concerne le caractère discriminatoire des offres de prix

68. En premier lieu, les commissions proposées à Export Press dans le courrier précité sont largement supérieures aux commissions payées par la société NMPP à ses filiales pour la même prestation. Le tableau suivant présente ces écarts par dépositaire :

EMPLACEMENT TABLEAU

69. L'écart entre le niveau de la commission payée par les NMPP et celui de la commission proposée à Export Press est de 22 points pour les deux dépositaires. Les NMPP ont donc proposé à Export Press un prix plus d'une fois et demie plus élevé que celui qu'elles paient effectivement à leurs filiales.

70. En second lieu, si l'on se réfère à la liste des clients directs des dépositaires que ceux-ci ont établie dans le cadre de l'instruction de cette affaire, précisant le niveau de la commission payée par chacun de leurs clients, on constate que, pour une prestation identique, les commissions proposées à Export Press excèdent systématiquement les commissions payées par les éditeurs qui sont directement clients des dépositaires. Le niveau moyen des commissions pratiquées par la société Nouvelles Messageries Calédoniennes de Presse auprès de ses clients, hors NMPP, est de 37 %. Quant à la société Agence Polynésienne de Diffusion, elle demande 40 % pour tous les titres qu'elle distribue, y compris pour ceux qui proviennent des NMPP.

71. Le tableau suivant présente l'écart de prix moyen et l'écart de prix minimum par dépositaire, l'écart minimum étant calculé par rapport au prix le plus élevé payé par un client direct :

EMPLACEMENT TABLEAU

72. Les NMPP font valoir que les commissions qu'elles paient à leurs filiales ne reflètent pas exactement la valeur des services rendus, car " ce taux intègre l'absence de rémunération des NMPP au titre des services qu'elles rendent aux sociétés concernées (prestation d'assistance) ". Il s'agirait donc d'un solde entre les services que les NMPP et les dépositaires se rendent mutuellement. Interrogées sur le niveau de rémunération des prestations rendues par les NMPP aux dépositaires, les NMPP répondent que " ces missions d'assistance ne font toutefois pas systématiquement l'objet de facturations, les sociétés concernées et les NMPP étant, dans la plupart des cas, convenues d'un taux de commission forfaitaire qui intègre la rémunération des prestations de services d'assistance des NMPP. Les NMPP ne sont donc pas en mesure de valoriser avec précision le niveau de rémunération de leurs prestations. Elles estiment que, en moyenne et à titre indicatif, la rémunération de ces prestations représente entre 2 % et 4 % du chiffre d'affaires des sociétés qui en sont bénéficiaires, selon le volume des prestations rendues. "

73. En revanche, en ce qui concerne les commissions payées par les éditeurs qui sont directement clients des dépositaires, les parties mises en cause n'apportent aucun élément de nature à justifier les écarts de prix constatés.

74. En conséquence, sous réserve d'un examen plus approfondi de la première comparaison (avec les NMPP), il ressort des chiffres issus de la seconde comparaison (avec les éditeurs) qu'il n'est pas exclu, à ce stade de l'instruction, que les pratiques dénoncées présentent un caractère discriminatoire. Lorsqu'elles sont le fait d'une entreprise en position dominante, comme cela paraît le cas en l'espèce, ces pratiques sont prohibées par l'article L. 420-2 du Code de commerce.

75. Ainsi, à ce stade de l'instruction, il ne peut être exclu que le groupe NMPP ait abusé de sa position dominante sur les marchés locaux de la distribution en gros de la presse nationale en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, en proposant à Export Press des prix excessifs, discriminatoires et provoquant un effet de ciseau tarifaire, ayant pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur les marchés de l'exportation de la presse nationale à destination de ces territoires. Ces pratiques sont contraires aux dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce.

B. Sur la demande de mesures conservatoires

76. L'article L. 464-1 du Code de commerce dispose : " Le Conseil de la concurrence peut, à la demande du ministre chargé de l'Economie, des personnes mentionnées au dernier alinéa de l'article L. 462-1 ou des entreprises et après avoir entendu les parties en cause et le commissaire du Gouvernement, prendre les mesures conservatoires qui lui sont demandées ou celles qui lui apparaissent nécessaires. Ces mesures ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante. Elles peuvent comporter la suspension de la pratique concernée ainsi qu'une injonction aux parties de revenir à l'état antérieur. Elles doivent rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence. "

77. Sur le fondement de cet article, Export Press demande au Conseil de la concurrence d'enjoindre " au groupe des NMPP et, en particulier, aux sociétés Sodipresse Martinique, Guadeloupe Diffusion Presse, Messageries Guyanaises de Presse, Agence réunionnaise de Diffusion de Presse, Nouvelles Messageries Calédoniennes de Presse, Agence Polynésienne de Diffusion et Caraïbes Diffusion Presse de cesser immédiatement les pratiques dénoncées et de lui communiquer, dans un délai de deux semaines à compter de la notification de la décision, une offre détaillée de prestations de distribution de presse en gros dans leurs zones de diffusion respectives, intégrant des conditions tarifaires établies de manière objective, transparente et non discriminatoire, à un prix sinon identique, du moins en rapport étroit avec les tarifs pratiqués pour des prestations similaires par les dépôts du groupe NMPP en métropole et qui, en tout état de cause, n'entraîne pas d'effet de ciseau tarifaire. "

78. Mais aucun élément n'est de nature à démontrer l'urgence justifiant le prononcé de mesures conservatoires. Comme cela est souligné dans la saisine, les offres de prix dénoncées correspondent à l'aboutissement d'un long processus commencé dès 1999, date de la première demande d'Export Press auprès des NMPP visant à obtenir des conditions tarifaires pour l'accès aux réseaux de distribution des DOM-TOM. De plus, la situation de monopole des NMPP sur les marchés de l'exportation vers la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française est plus ancienne que les pratiques dénoncées.

79. En ce qui concerne l'atteinte au secteur économique et aux consommateurs, Export Press soutient qu'un certain nombre de titres ne sont pas distribués dans les DOM-TOM au motif que leurs éditeurs, clients d'Export Press, considèrent comme " inconcevable " " un retour même partiel dans le giron des NMPP ". Ainsi, Export Press affirme qu'" un nombre conséquent de consommateurs français sont, parce qu'ils vivent Outre-mer, privés de certaines publications qui concourent au pluralisme de la presse en France métropolitaine. " Toutefois, le nombre de titres non distribués dans les DOM-TOM n'est pas clairement établi, la liste présentée par Export Press étant contestée par les NMPP. En tout état de cause, les éditeurs souhaitant réellement voir leurs titres vendus au numéro en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française ont les moyens d'y parvenir, soit en recourant aux services des NMPP, soit en distribuant leurs titres par eux-mêmes. D'après la saisine, près de 6 % des parts du marché de l'exportation seraient détenues par des éditeurs qui prennent eux-mêmes en charge l'exportation de leurs titres.

80. Ainsi, on ne constate pas d'important dysfonctionnement dans le secteur. La distribution des titres des éditeurs français en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française est assurée, même si elle est le fait d'un opérateur qui a conservé une position de monopole de fait. Par conséquent, s'agissant de l'économie générale, du secteur intéressé et des consommateurs, l'existence d'une urgence, requise par l'article L. 464-1 du Code de commerce pour le prononcé de mesures conservatoires, n'est justifiée par aucun élément du dossier.

81. S'agissant des intérêts de l'entreprise plaignante, celle-ci estime qu'il résulte des pratiques qu'elle dénonce dans les DOM-TOM un manque à gagner qui représenterait " au moins 10 % du chiffre d'affaires actuel d'Export Press ". Ce chiffre est fondé sur le fait que les DOM-TOM représentent environ 10 % du chiffre d'affaires relatif à l'activité " d'exportation " des NMPP, DOM-TOM compris. Mais, en l'espèce, s'agissant des seuls territoires de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française le manque à gagner se limiterait, selon le même calcul, à 1,7 %.

82. Outre ce manque à gagner, Export Press fait valoir qu'elle " arrive aujourd'hui à un stade où la phase de développement rapide de l'entreprise arrive à son terme. Il [nous] faut maintenant une gamme de destinations complète pour pérenniser le développement de l'entreprise. " En séance, le Président d'Export Press a indiqué que sa société avait subi des pertes sur l'exercice 2003. Il a expliqué ces pertes par, d'une part, un lourd investissement dans un système informatique et, d'autre part, le non respect de son business plan, qui prévoyait que la société serait capable de desservir les DOM-TOM dans l'année considérée.

83. Mais, selon une jurisprudence constante du Conseil de la concurrence, la simple constatation d'un manque à gagner pour l'entreprise, à le supposer démontré, est insuffisante à elle seule pour caractériser l'atteinte grave et immédiate justifiant le prononcé de mesures d'urgence (décision n° 00-MC-14 du 23 octobre 2000, Pharma-Lab).

84. En outre, le lien de cause à effet entre les pratiques dénoncées et les pertes subies par Export Press n'a pas été suffisamment étayé pour démontrer la part des pratiques dénoncées dans les mauvais résultats d'Export Press en 2003. En tout état de cause, les DOM n'auraient pas dû figurer dans le business plan de la société Export Press puisque celle-ci n'a pas le statut juridique requis par la loi Bichet pour assurer la distribution de la presse en France.

85. Au regard de ces éléments, le caractère grave et immédiat de l'atteinte aux intérêts de l'entreprise plaignante n'est pas démontré.

86. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède qu'il y a lieu de rejeter la demande de mesures conservatoires enregistrée sous le numéro 04-0032 M.

Décision

Article 1er : La saisine, en ce qu'elle concerne les départements d'Outre-mer, est irrecevable.

Article 2 : La demande de mesures conservatoires enregistrée sous le numéro 04-0032 M est rejetée.