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Décisions

Conseil Conc., 2 juillet 2004, n° 04-D-28

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques mises en œuvre par la société Henkel-Ecolab dans le secteur des lessives industrielles

Conseil Conc. n° 04-D-28

2 juillet 2004

Le Conseil de la concurrence (section I),

Vu la lettre enregistrée le 1er juillet 1998 sous le numéro F 1061, par laquelle le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence des pratiques mises en œuvre par la société Henkel-Ecolab (ci-après Ecolab) dans le secteur des lessives industrielles ; Vu le livre IV du Code de commerce, le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié et le décret n° 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions d'application du livre IV du Code de commerce ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu les observations présentées par la société Ecolab et le commissaire du Gouvernement ; Le rapporteur, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du Gouvernement et le représentant de la société Ecolab entendus lors de la séance du 28 avril 2004 ; Les représentants des sociétés Elis et Soproblanc, des hôpitaux de Toulouse, Lille et de l'Assistance publique des hôpitaux de Paris entendus sur le fondement des dispositions de l'article L. 463-7, alinéa 2, du Code de commerce, Adopte la décision suivante :

I. - Constatations

1. Par lettre enregistrée le 1er juillet 1998, le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence sur le fondement de l'article 11 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, alors en vigueur, devenu l'article L. 462-5 du Code de commerce, de pratiques mises en œuvre par la société Ecolab, sur le marché des lessives industrielles. Il estimait que cette société, en position dominante sur ce marché, avait contrevenu aux articles 7 et 8 de l'ordonnance, devenus les articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce, en mettant à la disposition de sa clientèle, à titre gratuit, le matériel de dosage nécessaire à l'utilisation de ses produits en contrepartie d'une exclusivité d'approvisionnement.

A. - Le secteur des lessives industrielles

2. La lessive est un détergent destiné au lavage du linge qui peut se présenter sous forme de poudre vendue en baril, de liquide ou de concentré ; elle constitue l'élément principal de la nomenclature officielle des savons, détergents et produits d'entretien (Code NAF 25. 5A).

3. Elle comprend les éléments suivants :

- des agents tensioactifs, dont la formule et le dosage sont propres à chaque lessive, qui pénètrent les fibres des textiles, accrochent les graisses et constituent ainsi la base détergente ;

- des agents de séquestration de l'eau renforçant l'action des tensioactifs en empêchant la redéposition des solutions chargées ;

- des renforçateurs alcalins ou des adjuvants ayant une action antireposante ;

- des produits perboratés utilisés comme produits de blanchiment.

4. Plusieurs critères permettent de distinguer la lessive industrielle de la lessive " grand public " :

- la lessive industrielle a une composition spécifique, adaptée au traitement de grosses quantités de linge, essentiellement des vêtements de travail ou du linge de literie, dans des blanchisseries de grande dimension. Cette composition spécifique lui donne, à poids égal, un pouvoir détergent plus important que celui d'une lessive " grand public " ; elle peut également contenir des éléments spéciaux, tels que des bactéricides ;

- la lessive industrielle reçoit un conditionnement différent de celui de la lessive " grand public ", puisque les producteurs utilisent soit des sacs de 25 kg à 250 kg pour la poudre, soit des conteneurs de 25 kg à 250 kg pour la lessive liquide. Cette lessive a également une dénomination spécifique, distincte des lessives traditionnelles.

5. Les producteurs de lessive industrielle ont mis en place des structures commerciales et industrielles différentes des divisions " grand public ", qui sont appelées, selon les cas " division professionnelle ", " division lessive industrielle ", " division hygiène et textile ". Ces structures sont adaptées à une clientèle particulière, qui se compose essentiellement des établissements hospitaliers et des loueurs de linge pour les installations de forte capacité, de collectivités rendant un service d'hébergement ou des hôtels, cafés-restaurants pour les installations de moindre dimension.

6. Les producteurs recourent, de ce fait, à des méthodes de commercialisation différentes de celles utilisées pour la vente de lessive " grand public " (laquelle se fait essentiellement par la voie de la grande distribution) dans la mesure où, excepté Colgate-Palmolive, ils privilégient la vente directe. Les responsables de ces réseaux de commercialisation doivent, en outre, maîtriser les procédures de passation des marchés publics, car une bonne partie de leur clientèle est constituée d'hôpitaux publics et ils doivent procéder à des essais de leurs produits.

7. Enfin, la lessive industrielle fait l'objet, de la part des professionnels du secteur, d'une classification particulière : en effet, le Code Kompass prévoit une sous-catégorie " détergents industriels et détergents tensioactifs ", située au poste 8 de sa nomenclature 32-130, et l'Association française des industries des savons et détergents (AFISE), qui regroupe plusieurs professionnels du secteur, utilise dans ses statistiques une nomenclature spécifique au chapitre " Produits pour industries et collectivités ", au sein de laquelle les produits de lavage du linge sont classés au numéro 05 031.

8. Ainsi identifiée, la lessive industrielle comprend trois catégories :

- les lessives en poudre, qui représenteraient 25 000 tonnes de poudres denses et 18 000 tonnes de poudres atomisées en 1995, sur l'ensemble du marché français (cote 148) ;

- les lessives liquides, qui représenteraient 3 000 tonnes de ce marché ;

- les pâtes, dont la diffusion demeure très limitée.

9. Les poudres denses et les poudres atomisées présentent des compositions physico-chimiques et des caractéristiques proches. Cependant, le marché privilégie l'usage des poudres denses dans les installations de grande capacité et celui des poudres atomisées dans celles de plus petite taille (machines de moins de 20 kg). En effet, les poudres atomisées se dissolvent mieux dans l'eau froide que les poudres denses, ce qui les rend indispensables pour les machines dont la petite taille ne justifierait pas l'installation d'un système de mélangeur et de dosage propre. A l'inverse, les machines de grande taille qui disposent de ce système peuvent être alimentées sans difficulté en poudre dense.

10. C'est pourquoi il est utile de séparer les lessives industrielles en deux segments : les poudres denses, les lessives liquides et les pâtes, tous produits destinés à être utilisés dans des machines de grande capacité ; les poudres atomisées destinées aux machines de taille plus réduite.

11. La lessive industrielle correspondant au premier segment est destinée à être utilisée par des laveuses-essoreuses d'une contenance de 50 kg et plus ou dans des tunnels de lavage. L'utilisation de ce type particulier de matériel implique alors la mise en place d'un processus rationalisé de lavage entraînant la limitation des manipulations humaines et impliquant à la fois l'utilisation rationnelle de l'eau et l'automatisation du processus d'introduction de la lessive. Cette utilisation de procédés industriels de lavage, combinée à la mise en service des tunnels de lavage, constitués de plusieurs tambours modulaires pouvant traiter, chacun, de 25 à 60 kg de linge, a ainsi rendu obsolètes les méthodes traditionnelles d'introduction de la lessive (alimentation manuelle des bacs ou des godets), qui devenaient très coûteuses puisqu'elles nécessitent la présence d'un ou de plusieurs agents à temps plein et qu'elles induisent un gaspillage de lessive et d'eau, du fait d'une estimation très approximative des besoins.

12. L'évolution décrite ci-dessus a donc conduit les responsables des blanchisseries industrielles à mettre en place des systèmes automatisés de dosage des lessives, accentuant ainsi le recours à des procédés spécifiques de lavage et l'utilisation de solutions spécifiques d'introduction de la lessive dans le cycle de lavage, telles que les systèmes dits de " solutions-mères ", particulièrement adaptée à l'utilisation des poudres denses.

13. Ces systèmes automatisés comprennent les équipements suivants :

- des pompes dites péristaltiques, chargées d'injecter la lessive dans l'eau de lavage, qui doivent être complétées par un système de branchements adapté à la lessive utilisée : jusqu'à 7 à 8 pompes, spécialisées chacune dans un type de produits, peuvent être adaptées à une seule machine ;

- des systèmes doseurs permettant d'adapter, au gramme près, la quantité de lessive désirée en fonction du programme de lavage retenu. Ce système, qui complète l'automate de programmation de la machine, comprend un temporisateur qui commande l'injection de produits pour une durée déterminée.

14. Les caractéristiques de ces matériels peuvent différer selon la nature de la lessive utilisée (lessives en poudre injectées directement ou après l'étape préalable de fabrication d'une solution-mère, lessives liquides injectées directement, pâtes).

15. Il est possible de recenser, sur ce segment particulier du secteur de la lessive industrielle, trois catégories d'intervenants :

- les sociétés spécialisées, comme les sociétés Secab et Siler, qui ont une activité spécifique de fabricant de matériels de dosage de lessive industrielle ;

- les fabricants d'éléments, professionnels spécialisés dans les petits outillages (tuyaux, bacs, cuves, pompes...) qui sont ensuite assemblés par les constructeurs de matériel. La société la plus importante est la société Knight, dont les pompes sont utilisées majoritairement par les constructeurs ;

- les producteurs de lessive, qui ont également une activité d'assembleurs de systèmes de dosage. La société Ecolab propose ainsi à ses clients la fourniture de matériels acquis auprès de sociétés spécialisées (systèmes complets de la société Secab, systèmes de dosage Elados) ou fabriqués par l'intermédiaire de la société US Ecolab (système Tri-Star, Sol Umlm Laundry-Brain et le système de dosage de la lessive en pâte appelé Compactomly). De même, Diverseylever, Colgate-Palmolive et Osmac-Chrystens commercialisent leurs propres systèmes de dosage de lessives (Clax DF2 et MV Programmatic).

B. - Les entreprises et leur position respective sur le marché

1. Ecolab

16. Cette société est née de la fusion entre la société allemande Henkel et la société américaine Ecolab, intervenue le 30 novembre 1994. Elle compterait, en 1995, 4 000 salariés dont 800 en France, et aurait réalisé en 1995, en matière de lessives industrielles, un chiffre d'affaires de 182 millions de francs (selon les chiffres fournis dans le rapport d'enquête). Selon les renseignements communiqués par Ecolab elle-même (lettres datées du 8 mars 1999 et du 25 février 2000), son chiffre d'affaires global en 1997 s'est élevé à 997 millions de francs, soit une augmentation de 20,6 % par rapport à 1996, et elle a réalisé un bénéfice de 54 millions de francs. Elle avait, en 1998, 500 clients dans le secteur de la santé, dont 300 avec un chiffre d'affaires de vente de lessive supérieur à 35 000 francs.

Dans un courrier du 21 avril 2000, Ecolab a précisé que son chiffre d'affaires en matière de lessives professionnelles s'établissait à 145,9 millions de francs en 1996, 141,3 en 1997, 143,5 en 1998 et 147,2 en 1999.

La division " hygiène des textiles " commercialise des lessives industrielles qui ont pour nom Hygenil, Lumen, Iradia, Oryx, Break, et qui se distinguent des lessives " grand public " commercialisées sous les noms Supercroix, Mir, Le Chat.

2. Diverseylever

17. Cette société est née de la fusion intervenue le 1er août 1996 entre la société Diversey et la société Lever Industriel, filiale du groupe Unilever. Elle comptait, en 1995, 665 salariés en France et a réalisé, la même année, un chiffre d'affaires de 708 millions de francs, dont 42 millions au titre de la fourniture des blanchisseries industrielles, soit environ 25 % de part de marché. Elle commercialise des produits spécifiques en poudre et en liquide sous la marque Clax, distincts des produits " grand public " que sont Skip et Omo.

3. Colgate-Palmolive France

18. Cette société, filiale du groupe Colgate-Palmolive, employait 1 691 salariés en 1995. Elle a mis en place une division des ventes professionnelles chargée de vendre la lessive industrielle et d'animer un réseau de concessionnaires. Son chiffre d'affaires en matière de lessives industrielles est estimé entre 2 et 5 % du marché pour un montant de 6,6 millions de francs. Elle vend les lessives spécifiques Program Pro et Eclat, distincts des produits " grand public " Axion, Gamma, Paic et Soupline.

4. La société Osmac-Chrystens

19. La société Osmac a repris la division produits industriels de Procter & Gamble, avant d'être absorbée par la société belge Christeyns. Elle assure uniquement la production de lessives industrielles (Osmac), pour la commercialisation desquelles elle recourt à la vente directe. Son chiffre d'affaires s'est élevé, en 1996, à 11,5 millions de francs.

20. Hormis ces grands groupes, il convient de noter la présence de petits producteurs, tels que la société Soproblanc, qui a réalisé en 1995 un chiffre d'affaires de 4,4 millions de francs, dont 90 % dans la vente de lessives industrielles, ou la société Magnac et Delfraissy, qui a une activité de revendeur des produits de la société Diverseylever (gamme Clax) sur la région parisienne, cette activité étant cependant en déclin.

21. Selon le rapport des services du ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, le chiffre d'affaires du secteur des lessives industrielles s'est élevé à 246,6 millions de francs en 1995 et 248 millions de francs en 1996. Les éléments figurant au dossier semblent indiquer que le chiffre d'affaires de la société Ecolab s'élèverait, au titre de la vente des lessives industrielles, à une somme de 184,8 millions de francs pour l'année 1995 et de 181,7 millions de francs pour l'année 1996. Le ministre estime donc que la part de marché de la société Ecolab se situerait entre 73 % et 74 % de l'ensemble du secteur de la lessive industrielle, estimation qui rejoint celle des entreprises concurrentes, mais qui dépasse celle de 68 % de la revue professionnelle " Blanchisserie ". Pour leur part, les dirigeants de la société Ecolab ont précisé, lors de leurs différentes auditions, que la part de marché de la société devait se situer entre 30 % et 40 %.

C. - Les faits constatés

22. La société Ecolab a été parmi les premières à proposer à ses clients, au cours des années 80, le prêt d'un matériel de dosage spécifique pour l'utilisation de lessives liquides. Cette pratique commerciale a perduré après la fusion de la société avec Henkel et s'est développée, y compris en ce qui concerne les lessives en poudre. Le contrat de prêt à usage de matériel de dosage prévoit une clause par laquelle le client s'engage à acheter exclusivement des produits Ecolab.

23. Ces contrats de prêt à usage sont, depuis, devenus une pratique courante du secteur, puisque les autres intervenants y recourent également, principalement pour démarcher la clientèle des services hospitaliers, qui constituent les principaux utilisateurs du système de prêt. Les appels d'offres des hôpitaux pour la fourniture de lessive contiennent, de plus en plus fréquemment, des clauses concernant la mise à disposition gracieuse d'un matériel de dosage.

24. L'installation d'un système de dosage dans une blanchisserie hospitalière offre un avantage lors du renouvellement du contrat, puisque les concurrents doivent, pour des essais de lessive qui peuvent s'étaler sur un mois, soit utiliser un matériel qui ne leur appartient pas, soit installer le leur. Les pièces du dossier font mention de refus de la société ayant mis à disposition le matériel d'autoriser les concurrents à l'utiliser lors des essais liés au renouvellement du marché de fourniture de lessive.

25. Le coût d'un matériel installé à usage de prêt est évalué dans une fourchette allant de 60 000 francs à 400 000 francs (ce dernier montant étant exceptionnel), ce qui peut défavoriser les petits producteurs de lessive qui n'ont pas les moyens de proposer des matériels similaires à ceux proposés par les grandes sociétés.

26. La pratique en question ne permet cependant pas toujours à une société ayant mis à disposition un matériel d'emporter les appels d'offres. Le dossier contient la mention du marché de l'hôpital de Toulouse, qui a été attribué à la société Colgate-Palmolive, au détriment de la société Ecolab, en dépit de la mise à disposition, par cette dernière, d'un matériel de dosage.

27. Certains établissements hospitaliers sont propriétaires de leur matériel de dosage, comme le service de blanchisserie de l'Assistance publique des hôpitaux de Paris. Il en est de même pour les grandes sociétés de location de linge, qui représentent une part importante des clients des fabricants de lessive.

28. Durant les années 1980, la stratégie commerciale d'Ecolab a été de proposer le prêt de systèmes de dosages pour favoriser la vente de ses lessives liquides dans un secteur où dominait l'utilisation de poudres. Cette pratique a coïncidé avec le besoin d'équipement des blanchisseries industrielles en matériel de dosage lié à leur politique d'investissements en matériels de lavage de grande capacité. Ce contexte explique le développement important, à partir de 1990, des prêts de matériels pour les lessives liquides, puis pour les lessives en poudre, et cette pratique est ainsi devenue un élément essentiel de conquête des marchés de fourniture de lessive industrielle, notamment en ce qui concerne les blanchisseries des hôpitaux. Elle présente, en effet, pour les gestionnaires de ces services de blanchisserie, le triple avantage de permettre l'automatisation du processus de lavage, d'éviter le coût de l'investissement nécessaire en matériel de dosage et de ne pas se soucier de sa maintenance.

29. Les contrats de prêt sont généralement conclus selon le schéma suivant :

- le prêt du matériel est conclu pour une durée indéterminée (non corrélative à la durée du marché de fourniture de lessive). Il peut, cependant, exister une possibilité d'acquisition du matériel, conditionnée à une clause d'achat de lessive à un prix majoré ;

- l'entretien du matériel prêté reste à la charge du fournisseur, qui en demeure le propriétaire ;

- le client est obligé d'utiliser, en contrepartie, la lessive fournie par la société prêteuse. Il ne s'agit pas là, sauf peut-être en ce qui concerne la lessive en pâte, d'un impératif technique, mais d'une logique commerciale, puisque le matériel prêté peut accepter les lessives des autres sociétés ;

- le matériel doit être restitué en cas de changement du fournisseur de lessive.

D. - Le grief notifié

30. Sur la base des constations qui précèdent, le grief suivant a été notifié à la société Ecolab : " L'utilisation de la pratique commerciale consistant à proposer aux établissements possédant des blanchisseries industrielles le prêt gratuit d'un matériel de dosage de la lessive dans la mesure où cette pratique, qui est le fait d'une entreprise en situation de position dominante, est de nature à entraver la concurrence sur le marché français de la lessive industrielle et à enfreindre ainsi les dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986. "

II. - Discussion

31. Sans qu'il y ait lieu de se prononcer sur les moyens de procédure soulevés par la société Ecolab :

A. - En ce qui concerne le marché pertinent

32. Le marché pertinent, en droit de la concurrence, est défini comme " le lieu sur lequel se rencontrent l'offre et la demande pour un produit ou un service spécifique. En théorie, sur un marché, les unités offertes sont parfaitement substituables pour les consommateurs, qui peuvent ainsi arbitrer entre les offreurs lorsqu'il y en a plusieurs, ce qui implique que chaque offreur est soumis à la concurrence par les prix des autres (...). Une substituabilité parfaite entre produits ou services s'observant rarement, le conseil regarde comme substituables et comme se trouvant sur un même marché les produits ou services dont on peut raisonnablement penser que les demandeurs les considèrent comme des moyens alternatifs entre lesquels ils peuvent arbitrer pour satisfaire une même demande. "

33. Il résulte des constatations développées aux paragraphes 4 à 11 que la fonction et l'utilisation de la lessive industrielle en poudre dense sont différentes de celles de la poudre atomisée, la poudre dense étant utilisée par les industriels pour de grandes quantités de linge, dans des laveuses essoreuses d'une contenance de 50 kg et plus, ces installations étant principalement concernées par la pratique des prêts gratuits d'un matériel de dosage. Par ailleurs, les fabricants de lessive adoptent des stratégies de différenciation de l'offre des poudres denses et atomisées, le conditionnement et le mode de commercialisation de chacune étant différents.

34. La société Ecolab soutient que la définition du marché pertinent retenue par le rapporteur, à savoir le marché de la lessive industrielle en poudre dense, liquide et pâte serait erronée, pour les trois raisons suivantes :

- selon cette société, le marché concerné ne serait pas réduit à la vente d'un produit, la lessive, mais comporterait aussi les services d'assistance complémentaires afin d'obtenir un résultat de nettoyage, à savoir la programmation des cycles de lavage, en fonction des caractéristiques de la lessive et du type de salissure, et la recherche de systèmes de lavages plus économes en eau ;

- par ailleurs, les additifs, c'est-à-dire les agents mouillants, assouplissants, bactéricides, fongicides, désinfectants, et les produits auxiliaires chimiques de base, tels que l'acide acétique ou formique, l'eau oxygénée ou l'eau de Javel, devraient être inclus dans le périmètre du marché pertinent, au motif qu'ils seraient compris dans les même appels d'offres que la lessive ;

- la société Ecolab estime enfin que l'exclusion des poudres atomisées, relevant de la rubrique 050317 de l'AFISE, et tenues par ce syndicat professionnel pour substituables aux poudres denses, ne se justifierait pas. Elle soutient en effet qu'aucune norme harmonisée permettant de distinguer les deux types de poudres n'existe et que des résultats d'essais, commandés au laboratoire allemand de recherche appliquée de Krefeld, réalisés sur les deux types de poudres dans des équipements de blanchisseries industrielles, établiraient le même pouvoir détergent des deux lessives. Ils démentiraient donc l'appréciation de certains opérateurs, interrogés en juin 2003, selon lesquels les poudres légères seraient inadaptées aux équipements de grande capacité.

35. En premier lieu, si la vente de la lessive et la fourniture d'un service de dosage et de maintenance sont liées et complémentaires, il n'en résulte pas qu'elles soient sur le même marché. Tous les demandeurs de lessive ne sont pas demandeurs des prestations de dosage et de maintenance, et les offres de lessive et de services de maintenance sont bien distinctes.

36. En deuxième lieu, si les additifs sont aussi considérés comme complémentaires des lessives, la fonction de ces deux catégories de produits n'en est pas moins différente, ainsi que le conseil l'a souligné dans sa décision du 13 décembre 1994(n° 94-D-60), distinguant les lessives proprement dites des autres détergents (adoucisseurs, nettoyants ménagers, liquides pour la vaisselle et eau de javel). Le fait que les appels d'offre contiennent parfois ces deux produits ne suffit pas à démontrer leur appartenance au même marché. En outre, les additifs sont compatibles avec les lessives de toutes marques ; ils ne sont donc pas liés à une marque spécifique. Enfin, durant la séance devant le conseil, la société Ecolab a reconnu que les assouplissants ne figuraient pas sur le même marché que les lessives. Au surplus, ajouter au marché de la lessive ici retenu la fraction des additifs vendus complémentairement à la lessive ne modifierait pas la mesure des parts de marché, du fait même de cette complémentarité.

37. En troisième lieu, il résulte du rapport administratif et de l'instruction, que les blanchisseries hospitalières distinguent nettement les deux catégories de poudre, lessive dense et lessive atomisée. Selon l'enquête menée en juin 2003 par le rapporteur auprès de sept organismes (hôpitaux, loueurs de linge, lessiviers), consommateurs de lessives industrielles, la plupart d'entre eux ne considèrent pas ces deux catégories comme substituables. Seul le loueur de linge Elis tient cette substituabilité pour acquise, alors que les trois centres hospitaliers qui ont répondu au questionnaire (CHU de Bordeaux, hôpital de Toulouse, service central de la blanchisserie de l'APHP) font remarquer que les poudres légères sont inadaptées aux équipements de grande capacité. Le service central de la blanchisserie de l'APHP en donne une explication : insuffisamment alcalines, ces poudres auraient un pouvoir détergent trop faible. Par ailleurs, ce service confirme que ces poudres seraient conçues pour des machines à laver ménagères en raison de leur dilution plus rapide dans l'eau froide. Au contraire, les poudres denses auraient des difficultés de dissolution dans l'eau nécessitant l'emploi de mélangeurs.

38. Tous les opérateurs interrogés par le rapporteur et les opérateurs entendus lors de la séance du conseil affirment qu'ils se fournissent exclusivement en poudres denses ou en pâtes. Enfin, les chiffres précités de l'AFISE attestent de la stabilité de la demande respective des poudres denses et atomisées, ce qui tend à prouver que ces deux types de lessive appartiennent à des marchés distincts, ainsi que la Cour de justice des Communautés européennes l'a admis dans un arrêt Tetra Pak International SA du 14 novembre 1996 (C 333-94 P, paragraphe 15).

39. La société Ecolab soutient encore que le marché de la lessive industrielle aurait été sous-estimé, à cause de l'exclusion de l'hôtellerie et de la restauration, alors que l'exigence d'hygiène dans ces secteurs est comparable à celle des hôpitaux, sous l'effet notamment des directives communautaires.

40. Quel que soit le standard de propreté exigé dans l'hôtellerie et la restauration, l'objet de la blanchisserie industrielle en hôpital est différent de celui des hôtels-restaurants, tant par le type de linge à nettoyer (linge à plat, les blouses et tuniques des soignants), que par les salissures à éliminer (sang). Les solutions techniques de nettoyage ne sont pas identiques dans les établissements de santé et dans les hôtels-restaurants. Selon le président de la Confédération des professionnels indépendants de l'hôtellerie : " Dans les entreprises de taille moyenne entre 25 et 75 chambres, nous faisons appel à des machines de 15/25 kg, plus une petite pour le linge délicat, repasseuse et séchoir sont également les matériels couramment utilisés. Les tunnels ou les plus grosses machines sont plutôt en usage dans les hôpitaux et chez les gros porteurs. " Cette spécialisation des solutions techniques, selon le secteur d'intervention et la taille du demandeur, est corroborée par les propos recueillis durant l'enquête. Sodilinge souligne qu'elle s'est spécialisée dans des prestations de blanchisserie du linge des collectivités privées (hôtels et restaurants), par suite de l'" impossibilité de pénétrer le marché hospitalier ". Le lessivier Magnac et Delfrassy explique son retrait du marché hospitalier et des loueurs de linge pour des raisons techniques : " (...) les blanchisseries ont investi dans des tunnels de lavage de manière très sensible depuis une dizaine d'année, équipements nécessitant un système de dosage et une maintenance de lessives que peut assurer cette entreprise (...). Les seuls clients qui nous restent ne sont pas équipés de tunnels. " Enfin, certains hôtels-restaurants recourent à l'externalisation au-delà d'un certain volume de linge. Il ressort donc de ce qui précède et des propres déclarations d'Ecolab (page 34 de ses observations finales) que le secteur des hôtels-restaurants n'est pas un consommateur de lessive industrielle.

41. La société Ecolab prétend aussi que des collectivités, telles que les maisons de retraite, auraient été indûment exclues du marché. Toutefois, aucune maison de retraite ne figure sur la liste des principaux clients fournie par cette société, en réponse à la demande qui lui a été adressée le 16 mai 2003 par le rapporteur. De plus, les besoins en nettoyage de linge dans ces établissements sont comparables à ceux des hôtels-restaurants, visant surtout à garantir la tenue du linge alors que l'hygiène est le principal objectif des hôpitaux. Le secteur des maisons de retraite et hospices doit donc, à cet égard, être distingué de celui des hôpitaux.

42. Il résulte de ce qui précède que le périmètre de la demande de lessive industrielle défini dans la notification de griefs n'a pas été sous-évalué et, plus généralement, que la définition du marché pertinent retenue est fondée, la dimension géographique du marché, limitée au territoire national, n'étant pas, par ailleurs, contestée.

B. - En ce qui concerne la position dominante d'Ecolab

43. Selon la société Ecolab, certains de ses concurrents n'auraient pas été pris en compte dans l'évaluation quantitative du marché. Le marché de la lessive industrielle aurait été réduit à la somme des chiffres d'affaires réalisés dans ce domaine par Ecolab, Diversey-Lever et par Colgate-Palmolive. Auraient ainsi été omis :

- des producteurs internationaux : Kressler, Procter et Gamble, Johnson auquel la décision du Conseil de la concurrence n° 97-D-31 attribuait 2,11 % de parts du marché français ;

- des producteurs étrangers importateurs en France : Haas et Woelner, et Hiperquemia ;

- des producteurs nationaux : Eurodec, Chimiotecnic, Top Hygiénil, Saint-Marc Collectivités ;

- des producteurs régionaux : Sodel, Lufra, SDDM, Maïtena, Saproden, Mege, Maury, Leroy, Elidis, Hyteco, Remora, Topsol.

44. Concernant les producteurs internationaux et étrangers importateurs en France, deux précisions doivent être apportées. S'agissant de Johnson, le pourcentage qui lui est reconnu dans la décision mentionnée ci-dessus du Conseil de la concurrence ne remet pas en cause l'estimation du rapporteur concernant le marché de la lessive industrielle et les parts de marché d'Ecolab.

45. S'agissant de Procter et Gamble, il apparaît que, selon des déclarations des responsables du loueur de linge Elis datant de 1997, il s'est retiré depuis dix ans du marché de la lessive à usage professionnel. Enfin, Kressler, Haas, Woelner et Hiperquemia n'apparaissent pas constituer des opérateurs importants sur le marché des lessives industrielles.

46. Concernant les fabricants nationaux, deux sont adhérents à l'AFISE, Eurodec et Chimiotecnic, et ils semblent aussi avoir été adhérents à l'ancien syndicat, antérieur à l'AFISE, le Surchim. Eurodec ne figure pas parmi les producteurs de poudre dense (poste 318 des statistiques de l'AFISE) et Chimiotecnic n'apparaît dans le même document et au poste 32 622 (liquide de lavage industriel) que très loin derrière Ecolab, Diversey-Lever, dépassé en 1997 par Colgate-Palmolive et sans commune mesure avec la production de ces derniers. Indiquons que l'AFISE, dans son courrier en date du 25 avril 2003, estime affilier des producteurs représentant deux tiers du marché des lessives industrielles en France.

47. Concernant les fabricants régionaux, aucun n'est adhérent de l'AFISE ni, semble-t-il, précédemment du Surchim.

48. En tout état de cause, à la réserve près du cas d'Eurodec, on remarquera que les fabricants de lessive industrielle, dont Ecolab déplore l'omission, représentaient, selon les propres déclarations de cette société, environ 7 % du marché pertinent.

49. La société Ecolab conteste les 68 % de part de marché des lessives industrielles que lui attribuent la notification de griefs et le rapport subséquent. L'entreprise objecte tout d'abord qu'un tel pourcentage est invraisemblable au regard du courrier en date de 1991 dans lequel la DGCCRF jugeait que la fusion d'Henkel et d'Ecolab ne relevait pas du contrôle des concentrations, ce qui revenait à dire que le chiffre d'affaires de la société n'atteignait pas alors 25 % du marché.

50. Mais, comme l'objecte le commissaire du Gouvernement, l'appréciation des pouvoirs publics dans le cadre du contrôle des concentrations ne portait pas sur le seul segment des lessives industrielles pour blanchisseries de forte capacité, mais sur l'ensemble des détergents produits par les deux entreprises. De plus, un marché est, par nature, évolutif. Les années 1990 ont constitué une étape charnière dans le développement de la lessive industrielle : réduction continue de la consommation de lessive par amélioration de la productivité des équipements, apparition de la lessive liquide, requérant un autre système de pompes et de dosage dont Ecolab a été le promoteur, généralisation du prêt de matériel de dosage en contrepartie de fourniture en exclusivité des lessives, et, du point de vue de la demande, concentration accélérée des clients et tendance déjà mentionnée à l'externalisation. Ces mutations rapides expliquent que la société issue de la fusion d'Henkel et d'Ecolab ait, en quelques années, modifié son pouvoir de marché.

51. La société Ecolab ajoute que l'auteur de la notification ne serait parvenu au pourcentage de 68 % qu'en retenant l'intégralité de ses ventes, tant de ses lessives industrielles que des lessives de type ménager, alors qu'il aurait fixé à 17 %-18 % les parts de marché de Diversey-Lever, en ne prenant en compte que le chiffre d'affaires de Lever industriel avant la fusion en 1996 avec Deversey. Sur ce dernier point, il convient de remarquer que M. Paillau, au nom d'Ecolab, dans le rapport administratif, fixe à 25 % la part de marché de Diversey-Lever.

52. Suite au refus de la société Ecolab, réitéré dans sa réponse au rapporteur du 11 juin 2003, de communiquer sa propre évaluation de ses parts de marché de lessive industrielle, les principaux postes relevant de la lessive industrielle du chapitre " Produits pour industrie et collectivités " de l'AFISE, ont été agrégés, aboutissant, pour 1996, à un montant de 199 millions de francs. Pour la poudre dense (poste 318), la part de Diversey-Lever s'élevait à 20,44 et 21,45 % respectivement en 1996 et 1997, celle d'Ecolab à 66,11 et 68,31 % pour les mêmes années. Ces pourcentages, s'ils ne sont pas identiques à ceux contenus dans la notification de griefs et s'ils comportent une marge d'approximation, dès lors que l'AFISE ne prétend pas réunir la totalité du marché français, sont néanmoins cohérents avec ceux-ci. Pour les liquides de lavage industriel (poste 32622), poste correspondant à la lessive liquide, les statistiques cumulées de l'AFISE donnent des proportions sensiblement différentes : 35 et 46 % pour Diversey-Lever en 1996 et 1997, et 51 et 56 % pour Ecolab. Mais ce rapprochement des parts de marché des deux fabricants ne remet pas en cause les chiffres de la notification, car il est constant que la lessive liquide ne représente qu'une part minoritaire du marché de la blanchisserie industrielle, du fait de la préférence des blanchisseurs pour les poudres dans ce secteur.

53. La contre-évaluation par Ecolab de ses parts de marché (environ 33 %), inclut, de son propre aveu, des éléments (lessive atomisée, des additifs et assouplissants) qui sont étrangers à la définition du marché pertinent. A titre subsidiaire, l'entreprise propose, pour restituer la taille globale du marché et les parts de ses opérateurs, de multiplier d'un coefficient de 3/2 les chiffres précités de l'AFISE, afin de corriger la surévaluation résultant de ce que l'AFISE ne revendique la représentation que des 2/3 du marché français de la lessive. Toutefois, rien ne permet de présumer que le 1/3 des opérateurs qui n'adhèrent pas au syndicat professionnel seraient producteurs de lessive industrielle. Cette proposition de correction des évaluations de ce marché ne saurait donc être retenue.

54. En revanche, si l'on tente de corriger la sous-évaluation alléguée du marché pertinent en ajoutant aux chiffres retenus dans le rapport le chiffres d'affaires de Soproblanc (4, 8 millions de francs) et d'Osmac (11,5 millions de francs) (ce dernier n'étant pas adhérent de l'AFISE), le marché de référence est porté à 216 millions de francs en 1996. Si l'on rapporte le chiffre d'affaires d'Ecolab à cette base, l'entreprise conserve encore, avec une part de marché ramenée à 56,15 %, une position dominante. Il s'ensuit que les observations d'Ecolab relatives à la sous-évaluation du marché pertinent, et à la surévaluation de sa position, ne sont pas fondées.

55. Indépendamment de cette évaluation de ses parts de marché, Ecolab soutient qu'elle ne disposerait d'aucun pouvoir de marché dans un secteur où la robustesse de la concurrence est attestée, dans la période considérée, par l'apparition de deux nouveaux opérateurs : Osmac et Soproblanc. Elle ajoute même être dans une situation moins avantageuse que Procter et Gamble et Unilever, qui, au niveau mondial, la dépassent.

56. Cependant, en termes de parts de marché, non seulement la société est en première position, mais un écart important la sépare du deuxième opérateur, Diversey-Lever. En termes plus qualitatifs, cette position est renforcée par un avantage dont dispose ou, du moins, a disposé Ecolab au moment où les caractéristiques du marché de la lessive industrielle évoluaient. Par sa fusion en 1991 avec Ecolab, spécialiste des matériels de dosage de lessive liquide, elle s'est trouvée au début des années 90 en situation de proposer à ses clients la gamme la plus étendue de lessives : les lessives traditionnelles (poudres et pâtes) et les nouvelles lessives (liquides), ainsi que les systèmes de dosage particuliers requis pour l'utilisation des lessives liquides, alors encore en phase de lancement. Cette domination n'est pas affectée par l'apparition, sur la période considérée, de deux concurrents qui n'ont pas réussi de percée significative : moins de 5 % pour Osmac et moins de 2 % pour Soproblanc. Pour se maintenir, ils ont dû, alors même qu'ils ne sont pas fabricants d'équipement, s'aligner sur la politique commerciale d'Ecolab, en proposant des mises à disposition d'appareils de dosage, comme l'atteste le contrat de mise à disposition et de maintenance d'Osmac avec le centre hospitalier de Roubaix ou de Soproblanc avec Blanc'net. Or, la nécessité pour un opérateur de s'aligner sur la politique commerciale d'un ou de ses concurrents, en fournissant des prestations relevant d'un marché distinct de celui en cause, est l'indice qu'une forte position de marché est détenue par ce ou ces concurrents et donc d'une concurrence affaiblie. Une telle situation de marché est illustrée par la décision de la Cour de justice des Communautés européennes du 14 décembre 1998 (Van den Bergh, n° C 344-98), relative à la mise à disposition de congélateurs par des industriels de la glace.

57. Il résulte de ce qui précède qu'Ecolab est en situation de position dominante sur le marché des lessives industrielles destinées aux installations de forte capacité.

C. - En ce qui concerne la pratique alléguée d'abus de position dominante

58. La société Ecolab expose que, loin de constituer une pratique anticoncurrentielle, la mise à disposition de matériel de dosage assortie d'une clause d'approvisionnement exclusif en lessive de marque Henkel-Ecolab, contribue au progrès économique du secteur.

59. Il résulte des éléments recueillis au cours de l'enquête et de l'instruction que cette pratique correspond à la demande de certains donneurs d'ordre, les hôpitaux, qui, dans les appels d'offres passés avec les fabricants de lessive, exigent des prêts de matériels de dosage. Ces prêts sont considérés comme de nature à améliorer l'offre.

60. Toutefois, le fait que les accords en cause soient conclus dans l'intérêt des deux parties et qu'ils se révèlent courants ne suffit pas à exonérer ces pratiques. En effet, ainsi que l'a rappelé le Tribunal de première instance dans un arrêt du 23 octobre 2003 Van den Bergh Foods Ltd, " en situation normale de marché concurrentiel, ces accords sont conclus dans l'intérêt des deux parties et ne sauraient par principe être prohibés. Toutefois, ces considérations, applicables en situation normale de marché concurrentiel, ne sauraient être admises sans réserve dans le cas d'un marché où, du fait précisément de la position dominante détenue par l'un des opérateurs, la concurrence est déjà restreinte " (§ 159).

61. Il s'agit ici de vérifier si la pratique d'Ecolab n'a pas conduit à désavantager ou à éliminer les autres fabricants de lessives dans des conditions anticoncurrentielles, ce qui pourrait être le cas si le choix des demandeurs était artificiellement restreint par la pratique ou encore si le désengagement contractuel des demandeurs était rendu anormalement difficile.

62. Or, le fait que la mise à disposition du matériel soit assortie d'une clause d'exclusivité n'est pas de nature à contraindre les demandeurs à ne s'approvisionner qu'auprès du fournisseur détenant la part de marché la plus élevée.En effet, dans le cas d'espèce ayant donné lieu à l'arrêt Van den Bergh Foods Ltd, le prêt de congélateurs assorti d'un approvisionnement exclusif auprès d'un fabricant de glace conduisait à contraindre la demande des distributeurs de glace car, ceux-ci, obligés de ne vendre qu'une seule marque, sauf à installer plusieurs congélateurs pour abriter des marques concurrentes, ne pouvaient, rationnellement, que choisir celle ayant la plus forte part de marché et donc restreindre leur offre aux consommateurs finals. A l'inverse, les hôpitaux et autres blanchisseries industrielles ne sont pas des distributeurs de lessives, mais des consommateurs de lessives et leur intérêt n'exige pas de disposer de plusieurs lessives concurrentes simultanément. Une fois leur choix librement fait, l'exclusivité accordée à la marque qu'ils ont choisie résulte, en réalité, de ce seul choix.

63. En outre, la seule obligation pesant sur les hôpitaux, en cas de changement de fournisseur de lessives, est l'obligation de restituer le matériel. En l'espèce, il n'est pas allégué que, par suite de la dimension des installations prêtées ou de l'exiguïté des locaux abritant des centrales lessivielles, le montage et le démontage d'un équipement de dosage soulèvent des difficultés matérielles particulières. Par ailleurs, il n'est pas démontré que l'interdiction posée par Ecolab d'utiliser son matériel de dosage pour des essais de sociétés concurrentes, désireuses de concourir lors du renouvellement des marchés, ait rendu particulièrement difficiles la réalisation de ces essais et les changements des fabricants de lessives.

64. Il résulte au contraire de l'enquête et des auditions réalisées au cours de la séance que certains fabricants de lessive concurrents contournent cet obstacle en se dotant de matériels d'essais roulants et qu'au demeurant cette interdiction posée par Ecolab n'a pas empêché Colgate Polmolive de se voir attribuer le marché de la lessive du CHU de Toulouse en 1997 (annexes cote 124).

65. Le caractère aisé du montage ou démontage de l'équipement de dosage entraîne que ces pratiques ne sont pas non plus similaires aux pratiques ayant fait l'objet de la décision n° 87-D-34 du Conseil de la concurrence. En effet, dans cette affaire, le conseil a sanctionné comme abusive la clause prévue dans les contrats de prêt de cuves conclus entre les compagnies pétrolières et les distributeurs d'essence, aux termes de laquelle, en cas de résiliation du contrat, le distributeur d'essence s'engageait à restituer les cuves en nature. Le scellement enterré des cuves nécessitait des travaux qui l'exposaient à des dépenses totalement prohibitives, de nature à le dissuader de résilier son contrat et de contracter avec des concurrents.

66. Les circonstances de l'espèce ne sont pas, enfin, comparables à celles ayant donné lieu à la décision n° 96-D-67 relative au prêt gratuit par l'entreprise Coca-Cola de pompes à sirop pour équiper les points de vente. En effet, cette décision, comme l'arrêt Van den Bergh Foods Ltd, a condamné la clause d'exclusivité en ce qu'elle contraignait de façon non justifiée le choix du consommateur, ce qui n'est pas le cas de l'espèce. En outre, le prêt gratuit des pompes à sirop apparaissait comme un réplique de l'entreprise Coca-Cola à une offensive de ses concurrents.

67. Au surplus, les sociétés Osmac, Soproblanc et Soprodem, qui s'estiment victimes des pratiques d'Ecolab, ont réussi à mettre en œuvre ces mêmes pratiques de mise à disposition de matériel de dosage pour emporter des marchés de lessives lancés par de grands opérateurs.

68. Dès lors, il n'est pas démontré que la pratique dénoncée ait eu pour objet de restreindre la concurrence.Selon les explications de la société Ecolab durant la séance, cette pratique n'aurait eu d'autre objet que d'assurer la sécurité et le bon fonctionnement des installations de blanchissage.

69. Par ailleurs, s'agissant des effets de cette pratique, il ne ressort ni des pièces du dossier ni des auditions des témoins en séance que la perspective de perdre le bénéfice du prêt et de la maintenance du système de dosage ait conduit à la réattribution systématique de marchés de lessive à Ecolab, à l'expiration de ces marchés. A l'inverse, l'inclusion dans les appels d'offres, quelle que soit par ailleurs sa légalité, d'une clause imposant aux soumissionnaires la mise à disposition de matériel, tendrait plutôt à neutraliser l'effet de fermeture allégué.

70. Il convient de noter, en outre, que la mise à disposition de matériel de dosage ne figure pas dans les cahiers des charges de tous les appels d'offre en matière de lessives. Six services de blanchisserie hospitalière (Rennes, Strasbourg, Bordeaux, le CHS Sainte-Anne de Paris, les services de blanchisserie de l'Assistance publique des hôpitaux de Paris et du syndicat interhospitalier régional d'Île-de-France) ont déclaré, soit utiliser des produits Ecolab, sans prêt de matériel, soit avoir recours à une pluralité de fournisseurs (Colgate-Palmolive, Ecolab, Osmac, Diversey Lever), soit faire assurer le traitement de leur linge par le GIE Elis. Par ailleurs, une part importante des clients des lessiviers, regroupant les acteurs les plus significatifs du secteur, le groupe Elis et l'APHP, est propriétaire de ses équipements de dosage. Cette diversité dans la propriété des matériels de dosage, la non-réattribution systématique des marchés à l'entreprise ayant réalisé le prêt gratuit et le fait que les concurrents d'Ecolab mettent en œuvre cette même pratique de prêt gratuit rendent fort improbable que la pratique imputable à Ecolab ait pu avoir un effet ou une potentialité d'effet anticoncurrentiel sur les autres intervenants du marché.

71. S'agissant des effets sur les fabricants d'équipements, le dossier ne présente pas de preuves de l'existence d'un lien de causalité entre la mise à disposition par Ecolab de matériel de dosage et les difficultés qu'ont connues, sur la période de référence, les sociétés Secab et Siler.

72. Il résulte de ce qui précède qu'il n'est pas établi qu'Ecolab aurait abusé de sa position dominante sur le marché de la lessive industrielle et aurait ainsi enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du Code du commerce.

Décision :

Article unique. - Il n'est pas établi que la société Ecolab ait enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du Code du commerce.

Délibéré, sur le rapport de M. Soyez, par M. Nasse, vice-président, présidant la séance, Mmes Aubert et Perrot ainsi que MM. Bidaud et Piot, membres.