CJCE, 13 novembre 1964, n° 90-63
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission de la Communauté économique européenne
Défendeur :
Grand-Duché de Luxembourg, Royaume de Belgique
LA COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES,
Attendu que les défendeurs, soulevant l'irrecevabilité du recours, font grief à la Communauté d'avoir manqué aux obligations découlant pour elle de la résolution du Conseil du 4 avril 1962 et d'avoir ainsi provoqué le maintien d'une prétendue violation du traité, qui aurait dû disparaître dès avant l'avis motivé prévu par l'article 169 ;
Que le droit international reconnaissant, selon eux, à la partie lésée par l'inexécution des obligations incombant à une autre partie, le droit de se dispenser de l'exécution des siennes, la Commission aurait donc perdu qualité pour exciper de la violation du traité ;
Attendu toutefois que ce lien entre les obligations des sujets ne saurait être reconnu dans le cadre du droit communautaire ;
Qu'en effet le traité ne se borne pas à créer des obligations réciproques entre les différents sujets auxquels il s'applique, mais établit un ordre juridique nouveau qui règle les pouvoirs, droits et obligations desdits sujets, ainsi que les procédures nécessaires pour faire constater et sanctionner toute violation éventuelle ;
Que, partant, en dehors des cas expressément prévus, l'économie du traité comporte interdiction pour les Etats membres de se faire justice eux-mêmes ;
Que l'inexécution des obligations incombant au Conseil ne saurait donc être de nature à dispenser les défendeurs de l'exécution de leurs obligations ;
Attendu d'ailleurs que la résolution du Conseil de prendre une décision en vertu de l'article 43 le 31 juillet 1962 au plus tard, de sorte que le règlement pour les produits laitiers entre en vigueur le 1er novembre 1962 au plus tard, n'établit pas des délais assortis des mêmes effets que ceux prévus au traité ;
Que cette intention des auteurs de l'acte ressort du fait qu'ils ont adopté celui-ci sous une dénomination et sous une forme qui ne sont pas celles des actes du Conseil ayant force obligatoire au sens de l'article 189 du traité ;
Que, dès lors, par la non-observation des délais qu'il s'était fixé par sa resolution du 4 avril 1962, le Conseil n'a pas violé le traité ;
Attendu, en outre, que la prétendue violation de l'article 12 du traité n'a pas été causée par le comportement de la Communauté et notamment du Conseil ;
Que les arrêtés belge et luxembourgeois litigieux sont antérieurs aussi bien à la résolution du 4 avril 1962 qu'aux délais fixés par elle, et que rien ne prouve que, du fait de l'expiration desdits délais, ils auraient changé de nature ;
Que, par contre, selon les thèses des défendeurs mêmes, l'exécution souhaitée de la résolution du 4 avril 1962 les aurait tout au plus amenés à retirer lesdites mesures sans les régulariser rétroactivement ;
Qu'ainsi ni la nature des arrêtés litigieux ni leur appréciation juridique au vu du traité ne sauraient être modifiées par l'inobservation des délais fixés par la résolution du 4 avril 1962 ;
Attendu, enfin, que les défendeurs paraissent soutenir que, tant que la Communauté n'avait pas encore rempli l'obligation d'établir une politique agricole commune, elle était irrecevable dans les recours fondes sur l'article 169, deuxième alinéa, pour manquement d'un Etat membre à éliminer les obstacles en matière agricole envisages par les articles 12 et 13 du traité ;
Que cette question revient en fait à celle de savoir dans quelle mesure les dispositions du titre concernant l'agriculture dérogent à l'article 12 ; qu'elle relève en conséquence non pas de l'examen de la recevabilité mais de celui du fond ;
Que, partant, le recours est recevable.
Quant au fond
Attendu qu'il n'est pas contesté que les mesures incriminées constituent des droits de douane à l'importation ou taxes d'effet équivalent au sens de l'article 12 du traité, introduits après l'entrée en vigueur de celui-ci ;
Attendu que les défendeurs se bornent à affirmer l'inapplicabilité de cette disposition en l'espèce ;
Qu'a ces fins ils exposent que l'article 38, paragraphe 2, admet l'application des règles prévues pour l'établissement du Marché commun aux produits agricoles, sauf dispositions contraires des articles 39 à 46 du traité ;
Qu'il ressortirait notamment des articles 43 et 45 que les organisations nationales de marché continuent de fonctionner tant qu'une des formes d'organisation commune prévues à l'article 40, paragraphe 2, ne s'y est substituée ;
Qu'il résulterait de ces dispositions combinées avec celles de l'article 44 que jusqu'à cette substitution l'élimination des obstacles aux échanges, en l'espèce des droits de douane entre les Etats membres, n'est pas obligatoire ;
Que, dès lors, les mesures incriminées, faisant partie intégrante de l'organisation des marchés belge et luxembourgeois des produits laitiers, ne tomberaient pas sous le coup de l'article 12 tant qu'une organisation commune desdits marchés n'est pas entrée en vigueur ;
Attendu qu'il convient de distinguer entre la prohibition de toute augmentation ou création de nouveaux droits de douane de l'article 12, et les dispositions suivantes concernant la suppression progressive des droits de douane entre les Etats membres ;
Que le seul problème posé est celui de savoir si l'institution de nouveaux droits de douane en matière agricole tombe sous le coup de l'article 12 ;
Que, dès lors, la thèse des défendeurs, pour autant qu'elle vise à prouver que la suppression progressive des droits de douane en matière agricole ne saurait s'effectuer qu'en relation étroite avec la substitution d'une organisation commune du marché agricole aux organisations nationales de marché n'est pas pertinente en l'espèce ;
Que l'article 12 interdit l'introduction de nouveaux obstacles douaniers afin de faciliter la fusion des marchés nationaux et l'établissement d'un Marché commun ;
Que, sans constituer par elle-même une mesure de désarmement économique, ladite interdiction de tout nouvel armement douanier constitue une condition indispensable à la substitution tant d'un Marché commun aux différents marchés nationaux que d'une organisation agricole commune aux organisations nationales ;
Attendu qu'ainsi l'article 12 constitue une règle essentielle et que toute éventuelle exception, d'ailleurs d'interprétation stricte, doit être clairement prévue ;
Attendu que les articles 39 à 46 du traité ne contiennent aucune disposition s'opposant explicitement à l'interdiction de nouveaux obstacles douaniers dans le secteur agricole ;
Qu'au contraire, l'article 44, en reprenant les termes mêmes de l'article 13 édictant la " suppression progressive des droits de douane ", pour autant qu'il vise une dérogation éventuelle aux dispositions concernant l'élimination des droits de douane, ne fournit aucun élément susceptible d'en tirer une dérogation quelconque au principe de l'article 12 ;
Qu'en outre le deuxième paragraphe de l'article 44, en prévoyant que les prix minima ne doivent pas avoir pour effet une réduction des échanges existant entre les Etats membres, s'inspire d'un souci identique à celui de l'article 12 ;
Qu'il en est de même pour l'article 45, dont le deuxième paragraphe prévoit que les accords envisagés prennent pour base, en ce qui concerne les quantités, le volume moyen des échanges pendant les trois années précédentes et prévoient un accroissement approprie ;
Que, dès lors, les articles 39 à 46 ne contiennent aucun élément dérogatoire à l'article 12 ;
Attendu que les défendeurs allèguent cependant qu'une telle conclusion méconnaît la nature et le fonctionnement des organisations nationales de marché ;
Qu'ils font valoir que le droit reconnu aux Etats membres de maintenir lesdites organisations impliquerait liberté de recourir non seulement aux moyens utilisés à la date de l'entrée en vigueur du traité, mais également à tous ceux nécessaires pour la conservation de leur efficacité et l'adaptation au changement des circonstances ;
Attendu qu'une telle distinction entre les organisations de marché, d'une part, et les mécanismes et instruments légaux qui le constituent, d'autre part, ne saurait être admise ;
Que l'organisation d'un marché consiste dans un ensemble de mécanismes et moyens de droit sur la base desquels les autorités compétentes tentent de contrôler et régulariser le marché ;
Qu'une organisation de marché ne saurait donc être isolée des moyens qui la constituent, ni avoir d'existence indépendante de ces moyens ;
Que le maintien éventuel d'une organisation nationale ne saurait signifier autre chose que le maintien des moyens dont elle résulte, sous peine de faire perdre à la notion d'organisation nationale toute force et tout contenu certain et déterminé ;
Que n'est pas fondée la thèse selon laquelle l'interdiction de faire appel à de nouvelles mesures doit progressivement conduire à une perte d'efficacité des organisations nationales et, partant, mettre en danger l'activité agricole pendant la période transitoire ;
Que le traité prévoit expressément des moyens et des procédures spéciales permettant de remédier aux difficultés dont il s'agit, sous contrôle ou avec l'autorisation des autorités communautaires ;
Qu'ainsi l'article 12 s'applique également aux mesures appliquées dans le cadre d'une organisation nationale de marché, pour autant qu'elles constituent des droits de douane ou des taxes d'effet équivalent ;
Attendu qu'il devient ainsi superflu d'examiner la question de savoir s'il existe ou non des organisations belge et luxembourgeoise du marché dont s'agit ;
Qu'il résulte de tout ce qui précède que les mesures litigieuses ont été prises en violation de l'article 12 ;
Qu'en conséquence le recours est fondé.
Quant aux dépens
Attendu qu'aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens ;
Que les défendeurs ont succombé en leurs moyens ;
LA COUR,
Rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires, déclare les présents recours recevables et arrête :
1) le Gouvernement du Royaume de Belgique et le Gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg, en établissant et en appliquant après le 1er janvier 1958 un droit spécial perceptible à l'occasion de la délivrance de licences d'importation de poudres de lait écrémé sucré ou non, poudres de lait entier sucré ou non, lait concentré sucré en boite, fromages à pâte dure ou demi-dure, fromages fondus, fromages à pâte molle, fromages à pâte persillée, ont manqué aux obligations prévues à l'article 12 du traité.
2) les parties défenderesses sont condamnées aux dépens.