CJCE, 4 avril 1974, n° 167-73
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République française
LA COUR,
1. Attendu que, par requête déposée le 14 septembre 1973, la Commission a saisi la Cour, en application de l'article 169 du traité instituant la Communauté économique européenne, d'un recours visant à faire reconnaître qu'en n'éliminant pas, en ce qui concerne les ressortissants des autres Etats membres, la disposition de l'article 3, alinéa 2, de la loi française du 13 décembre 1926, portant Code du travail maritime modifié par l'ordonnance n° 58-1358 du 27 décembre 1958, la République française aurait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des dispositions du traité relatives à là libre circulation des travailleurs et des articles 1, 4 et 7 du règlement n° 1612-68 du Conseil du 15 octobre 1968 (JO n° L 257 du 19 octobre 1968, p. 2) relatif à là libre circulation des travailleurs au sein de la Communauté ;
2. Attendu que, selon l'article 3, alinéa 2, de la loi précitée, le personnel d'un navire doit, dans une proportion définie par arrêté du ministre de la Marine marchande, être de nationalité française ;
3. Que, par arrêté ministériel du 21 novembre 1960 (JO de la République française du 1er décembre 1960, p. 10 770) modifié par celui du 12 juin 1969 (JO de la République française du 13 juin 1969, p. 5923), il a été décidé que, sauf dérogations individuelles accordées par les autorités administratives territoriales compétentes, les emplois du pont, de la machine et du service radio-électrique à bord des navires de commerce, de pêche ou de plaisance, sont réservés aux personnes de nationalité française, et les emplois du service général dans la proportion de trois emplois sur quatre ;
4. Attendu que, selon la Commission, l'article 3, alinéa 2, serait, dans la mesure où il concerne les ressortissants des autres Etats membres, incompatible avec l'article 48 du traité selon lequel le libre circulation des travailleurs implique l'abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité, en ce qui concerne l'emploi, la rémunération et les autres conditions de travail ;
5. Que le maintien de la disposition incriminée serait également incompatible avec le règlement n° 1612-68 et, plus spécialement, avec son article 4 selon lequel les dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres limitant, en nombre ou en pourcentage, par entreprise, par branche d'activité, par région ou à l'échelon national, l'emploi des étrangers, ne sont pas applicables aux ressortissants des autres Etats membres ;
6. Attendu que le Gouvernement de la République française fait d'abord valoir que la Commission ne justifierait pas d'un intérêt à agir parce que, malgré le maintien de la disposition litigieuse, il ne serait fait, dans son application, aucune discrimination entre les ressortissants français et ceux des autres Etats membres, compte tenu de ce que des directives données verbalement aux administrateurs des services maritimes imposeraient " de traiter les ressortissants de la Communauté comme les français ", de sorte que ces ressortissants ne seraient pas " tenus d'engager une procédure ni de subir des délais pour obtenir, par dérogation, le droit d'occuper un emploi " ;
7. Que cependant le Gouvernement de la République française considère que c'est sans y être tenu par les dispositions du traité qu'il exempterait les ressortissants des Etats membres de la disparité de traitement contenue dans le texte de la loi susdite ;
8. Qu'il soutient en effet que les règles du traité en matière de libre circulation des travailleurs ne s'appliqueraient pas au secteur des transports et, en tout cas, pas au secteur des transports maritimes tant que le Conseil n'en aura pas décidé ainsi, conformément à l'article 84, paragraphe 2, du traité ;
9. Qu'il résulterait des articles 3, littera E, et 74 du traité que les règles de celui-ci relatives à l'ensemble des activités économiques couvertes par lui, et notamment les articles 48 à 51, ne s'appliqueraient aux transports que dans le cadre d'une politique commune ;
10. Qu'il appartiendrait exclusivement au Conseil de décider de la mise en œuvre de cette politique conformément à la procédure prévue, à cette fin, par l'article 75 ;
11. Qu'il en serait d'autant plus ainsi des transports maritimes qu'ils échapperaient, en vertu de l'article 84, paragraphe 2, à l'application des articles 74 à 84 du traité, ledit paragraphe 2 disposant seulement que le Conseil, statuant à l'unanimité, pourra décider si, dans quelle mesure, et par quelle procédure des dispositions appropriées pourront être prises pour la navigation maritime et aérienne ;
12. Qu'enfin, les aspects spéciaux des transports, dont l'article 75 oblige de tenir compte, rendraient impossible l'application d'un grand nombre des dispositions du traité relatives à l'ensemble des activités économiques aux transports et, a fortiori, aux transports maritimes et aériens ;
A - Sur la recevabilité du recours
13. Attendu que le Gouvernement de la République française a contesté l'existence, dans le chef de la Commission, d'un intérêt à agir ;
14. Que ce moyen peut être compris, soit comme visant la recevabilité du recours, soit comme tendant à denier l'existence du manquement allégué ;
15. Attendu que, dans l'exercice des compétences qu'elle tient des articles 155 et 169 du traité, la Commission n'a pas à démontrer l'existence d'un intérêt à agir puisque, dans l'intérêt général communautaire, elle a, d'office, pour mission de veiller à l'application du traité par les Etats membres et de faire constater, en vue de leur cessation, l'existence de manquements éventuels aux obligations qui en dérivent ;
16. Que le recours est recevable ;
B - Sur l'interprétation de l'article 84, paragraphe 2, du traité
17. Attendu que, pour déterminer si, dans le domaine des transports, les Etats membres sont tenus par les obligations prévues aux articles 48 à 51 du traité, il y a lieu de considérer la place du titre IV de la deuxième partie du traité, relatif aux transports, dans le système général de celui-ci et celle de l'article 84, paragraphe 2, dans ce titre ;
18. Que, selon l'article 2 du traité, placé en tête des principes généraux qui le gouvernent, la Communauté a pour mission de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté par l'établissement d'un Marché commun et le rapprochement progressif des politiques économiques des Etats membres ;
19. Que l'instauration du Marché commun vise donc la totalité des activités économiques dans la Communauté ;
20. Que la " deuxième partie " du traité, consacrée aux fondements de la Communauté, a essentiellement pour objet d'établir les bases de ce Marché commun, à savoir, d'une part, là libre circulation des marchandises (titre I) et, d'autre part, là libre circulation des personnes, des services et des capitaux (titre III) ;
21. Que, conçues pour être applicables à l'ensemble des activités économiques, ces règles fondamentales ne peuvent être écartées qu'en vertu des stipulations expresses du traité ;
22. Que pareille dérogation fait, notamment, l'objet du paragraphe 2 de l'article 38 selon lequel les règles prévues pour l'établissement du Marché commun sont applicables aux produits agricoles, sauf dispositions contenues dans le titre II de cette même partie ;
23. Qu'en ce qui concerne les transports, objet du titre IV de cette partie, il convient donc de rechercher, en replaçant l'article 84, paragraphe 2, dans le cadre de ce titre, si les dispositions de ce dernier comportent pareille dérogation ;
24. Attendu qu'en mentionnant les objectifs du traité, l'article 74 renvoie aux dispositions des articles 2 et 3, à la réalisation desquels les dispositions fondamentales applicables à l'ensemble de l'activité économique concourent au premier chef ;
25. Que les règles concernant la politique commune des transports, loin d'écarter ces règles fondamentales, ont donc pour objet de les mettre en œuvre et de les compléter grâce à des actions communes ;
26. Que, dès lors, dans la mesure où ces objectifs peuvent être atteints par lesdites règles générales, celles-ci doivent recevoir application ;
27. Attendu que les transports, se matérialisant principalement en prestations de service, il a été estimé nécessaire, compte tenu des aspects spéciaux de cette branche d'activité, de les soumettre en cette matière à un régime particulier ;
28. Que, dans ce but, une dérogation expresse a été prévue par l'article 61, paragraphe 1, selon lequel la libre circulation des services en matière de transports " est régie par les dispositions du titre relatif aux transports ", confirmant ainsi que, dans la mesure où des dérogations ne sont pas prévues, les règles générales du traité doivent être appliquées ;
29. Attendu que l'article 84, en son paragraphe 1, décide que les dispositions du titre relatif aux transports s'appliquent aux transports par chemin de fer, par route et par voie navigable ;
30. Qu'en son paragraphe 2, il prévoit qu'en ce qui concerne les transports maritimes, le Conseil pourra décider si, dans quelle mesure et par quelle procédure, des dispositions appropriées pourront être prises ;
31. Que, loin d'écarter l'application du traité à ces matières, il prévoit seulement que les dispositions spécifiques du titre relatif aux transports ne s'y appliqueront pas de plein droit ;
32. Que, dès lors, si, en vertu de l'article 84, paragraphe 2, les transports maritimes et aériens sont, tant que le Conseil n'en a pas décidé autrement, soustraits aux règles du titre IV de la deuxième partie du traité, relatives à la politique commune des transports, ils restent, au même titre que les autres modes de transports, soumis aux règles générales du traité ;
33. Qu'il s'ensuit que l'application au domaine de transports maritimes des articles 48 à 51 constitue pour les Etats membres non une faculté, mais une obligation ;
C - Sur l'existence d'un manquement
34. Attendu qu'en contestant un intérêt à agir dans le chef de la Commission, le Gouvernement de la République française a également entendu denier l'existence, en l'espèce, d'un manquement résultant du seul maintien, dans l'ordre juridique national, du texte litigieux sans que soit prise en considération l'application qui en serait faite dans la pratique ;
35. Attendu qu'une appréciation correcte de la situation juridique aurait dû amener les autorités françaises à constater que, les dispositions de l'article 48 du traité et du règlement n° 1612-68 étant directement applicables dans l'ordre juridique de tout Etat membre et le droit communautaire ayant la primauté sur le droit national, ces dispositions engendrent, dans le chef des intéressés, des droits que les autorités nationales doivent respecter et sauvegarder et que, dès lors, toute disposition contraire du droit interne leur est, de ce fait, devenue inapplicable ;
36. Attendu qu'en réponse à une lettre de mise en demeure conformément à l'article 169, premier alinéa, du traité, adressée le 8 octobre 1971 par la Commission au Gouvernement français, celui-ci a rappelé, dans une lettre du 30 novembre 1971, qu'il avait déjà à plusieurs reprises marqué son intention de procéder à la révision de l'article 3, alinéa 2, du Code du travail maritime ;
37. Que, par cette même lettre, ce Gouvernement s'est déclaré prêt à déposer le projet de loi nécessaire lors de la session parlementaire 1972-1973 ;
38. Qu'à la suite de l'avis motivé de la Commission du 15 décembre 1972 le Gouvernement français a fait savoir qu'il avait déposé au parlement le projet de loi en cause et qu'il ferait ce qui était en son pouvoir pour le faire adopter ;
39. Qu'il ressort de l'exposé des motifs du projet de loi présenté à l'Assemblée nationale le 7 décembre 1972 que le Gouvernement " souhaite... Modifier le Code du travail maritime afin de supprimer les discriminations qui subsistent au détriment des ressortissants des Etats membres de la Communauté " ;
40. Qu'il résulte à la fois des débats devant la Cour et des prises de position exprimées au cours des travaux parlementaires que, dans l'état actuel des choses, la libre circulation des travailleurs dans le secteur en cause continue d'être considérée par les autorités françaises comme n'étant pas de droit, mais dépendant de leur volonté unilatérale ;
41. Qu'il s'ensuit que si la situation juridique objective est claire en ce sens que l'article 48 et le règlement n° 1612-68 sont directement applicables dans le territoire de la République française, il n'en reste pas moins que le maintien, dans ces conditions, du texte du Code du travail maritime donne lieu à une situation de fait ambiguë en maintenant, pour les sujets de droit concernés, un état d'incertitude quant aux possibilités qui leur sont réservées de faire appel au droit communautaire ;
42. Que cette insécurité ne peut qu'être renforcée par le caractère interne et verbal des instructions purement administratives qui écarteraient l'application de la loi nationale ;
43. Attendu que la libre circulation des personnes et, en particulier, des travailleurs constitue, ainsi qu'il ressort à la fois de l'article 3, littera c, du traité et de la place des articles 48 a 51 dans la deuxième partie de ce dernier, un des fondements de la Communauté ;
44. Qu'elle implique, selon l'article 48, paragraphe 2, l'abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité, quelle qu'en soit la nature ou la gravité, entre les travailleurs des Etats membres, en ce qui concerne l'emploi, la rémunération et les autres conditions de travail ;
45. Que le caractère absolu de cette interdiction a d'ailleurs pour effet non seulement de permettre dans chaque Etat aux ressortissants des autres Etats membres un accès égal à l'emploi, mais également, conformément au but visé à l'article 117 du traité, de garantir aux ressortissants nationaux qu'ils ne subiront pas les conséquences défavorables qui pourraient résulter de l'offre ou de l'acceptation, par des ressortissants des autres Etats membres, de conditions d'emploi ou de rémunération moins avantageuses que celles qui sont en vigueur dans le droit national, pareilles offre ou acceptation étant interdites ;
46. Qu'ainsi il résulte du caractère général de l'interdiction de discriminations visée à l'article 48 et de l'objectif poursuivi par leur abolition qu'elles sont interdites alors même qu'elles ne constitueraient qu'une entrave d'importance secondaire en ce qui concerne l'égalité dans l'accès à l'emploi et les autres conditions de travail ;
47. Que l'insécurité créée par le maintien inchangé du texte de l'article 3 du Code du travail maritime constitue pareille entrave ;
48. Qu'il s'ensuit qu'en maintenant inchangées, dans ces conditions, en ce qui concerne les ressortissants des autres Etats membres, les prescriptions de l'article 3, alinéa 2, du Code du travail maritime, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 48 du traité et de l'article 4 du règlement n° 1612-68 du Conseil du 15 octobre 1968 ;
Sur les dépens
49. Attendu qu'aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens ;
50. Qu'en l'espèce la République française a succombé en ses moyens ;
51. Qu'il convient donc de la condamner aux dépens ;
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête :
1) en maintenant inchangées, en ce qui concerne les ressortissants des autres Etats membres, les prescriptions de l'article 3, alinéa 2, du Code du travail maritime, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 48 du traité et de l'article 4 du règlement n° 1612-68 du Conseil du 15 octobre 1968 ;
2) la République française est condamnée aux dépens.