CJCE, 21 mai 1987, n° 249-85
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Albako Margarinefabrik Maria von der Linde GmbH & Co. KG
Défendeur :
Bundesanstalt für landwirtschaftliche Marktordnung.
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mackenzie Stuart
Présidents de chambre :
MM. Galmot, Kakouris, Schockweiler
Avocat général :
M. Lenz
Juges :
MM. Koopmans, Everling, Joliet, Moitinho de Almeida, Rodriguez Iglesias
Avocats :
Mes Guendisch, Kicker
LA COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES,
1. Par une ordonnance du 7 août 1985, parvenue à la Cour le 12 août 1985, le landgericht Frankfurt am main a posé à la Cour, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle sur l'interprétation de l'article 189, alinéa 4, du traité, et spécialement sur les effets qui doivent être reconnus à une décision telle que celle que la Commission a adressée, en date du 25 février 1985, à la République fédérale d'Allemagne relativement à des mesures de promotion de la vente de beurre sur le marché de Berlin (Ouest).
2. Cette question a été posée dans le cadre d'un litige entre la société Albako, un producteur de margarine établi à Berlin (Ouest), et la Bundesanstalt fuer landwirtschaftliche Marktordnung (ci-après "BALM "), organisme d'intervention agricole compétent pour le secteur du lait et des produits laitiers. Sur la base de l'article 1er de la loi contre la concurrence déloyale (" gesetz gegen den unlauteren wettbewerb ") du 7 juin 1909 (telle que modifiée le 21 juillet 1965, BGBL. I, p. 625) et de l'article 1er du règlement sur les ventes avec primes (" zugabeverordnung ") du 9 mars 1932 (tel que modifié le 15 novembre 1955, BGBL. I, p. 719), Albako a intente une action contre la BALM en vue d'obtenir qu'il soit fait interdiction à ce dernier d'écouler à l'avenir du beurre gratuitement selon les mêmes modalités que celles prescrites par la décision de la Commission du 25 février 1985.
3. L'article 1er de la loi contre la concurrence déloyale dispose que toute personne qui, dans les relations d'affaires, commet, dans un but de concurrence, un acte contraire aux usages honnêtes peut faire l'objet d'une action en cessation et en dommages-intérêts.
4. Dans son paragraphe 1, l'article 1er du règlement sur les ventes avec primes interdit, en matière de relations d'affaires, d'offrir, d'annoncer ou d'octroyer, en même temps qu'une marchandise ou un service, une prime consistant en une marchandise ou un service. Dans son paragraphe 2, il précise que cette interdiction est inapplicable, notamment, lorsque la prime accompagnant la marchandise consiste dans une quantité déterminée ou à calculer d'une façon déterminée, d'une marchandise identique. Dans le cas d'une prime autorisée en vertu du paragraphe 2, il interdit, dans son paragraphe 3, de qualifier, dans l'offre ou l'annonce, cet avantage de gratuit (prime gratuite, cadeau, etc .) ou de susciter de toute autre manière l'impression de la gratuite.
5. En vue d'étudier la façon dont les consommateurs réagissent à une baisse du prix du beurre, la Commission a prescrit par cette décision l'organisation, sur le marché de Berlin (Ouest), pendant une période qui devait aller du 15 avril au 30 juin 1985, d'une action de promotion de la vente de beurre, dont le coût marginal et l'efficacité devaient être mesures par un institut de recherche indépendant. 900 tonnes de beurre provenant des stocks publics devaient être conditionnés en paquets de 250 grammes portant chacun la mention "beurre CEE gratuit ". Ces paquets devaient ensuite être commercialisés dans un emballage contenant également un paquet de beurre de marché du même poids, le prix de ce double paquet ne pouvant dépasser le prix de 250 grammes de beurre de marché applicable pendant la période de commercialisation. A cette fin, la BALM devait mettre gratuitement 900 tonnes de beurre de stock public à la disposition d'entreprises commerciales qu'il aurait sélectionnées et qui se seraient engagées a son égard par contrat à conditionner le beurre concerné par l'opération et à l'écouler par l'intermédiaire de détaillants.
6. Albako a saisi le landgericht Frankfurt am main d'une demande en référé visant à faire interdire le déroulement de l'opération, en faisant valoir qu'elle contrevenait aux dispositions internes concernant la concurrence déloyale et les ventes avec primes. Le 11 mars 1985, le landgericht a rejeté cette demande au motif que la BALM n'agissait pas a des fins de concurrence. L'oberlandesgericht Frankfurt am main a confirmé, le 28 mars 1985, le rejet de la demande. Il a juge que l'opération contestée contrevenait bien sur plusieurs points aux dispositions internes concernant la concurrence déloyale et les ventes avec primes mais a considéré que l'application de celles-ci devait être écartée en raison de la primauté du droit communautaire.
7. Alors que l'opération avait déjà eu lieu, Albako a introduit, le 11 juin 1985, une action au fond devant le landgericht Frankfurt am main. Celui-ci a considéré que, s'étant servi de moyens de droit prive pour l'accomplissement de sa mission, la BALM relevait des dispositions de droit prive applicables. A cet égard, cette juridiction a été d'avis que la cession à titre gratuit de 900 tonnes de beurre de stock effectuée par la BALM à Berlin (Ouest) était contraire aux usages honnêtes en matière commerciale en ce que cette opération avait abouti à une saturation du marché et provoque un attrait exagéré pour le beurre. Elle a, en outre, conclu que le beurre de stock offert avec le beurre de marché constituait une prime au sens de l'article 1er du règlement sur les ventes avec primes, que cette prime n'entrait pas dans le champ de l'exception prévue à l'article 1er, paragraphe 2, sous c), de ce même règlement, pour le cas d'offre de marchandises identiques, le beurre de marché et le beurre de stock n'étant pas des marchandises identiques, et que, en toute hypothèse, le fait de qualifier de gratuit le beurre de stock était contraire à l'article 1er, paragraphe 3, du règlement.
8. Pour le landgericht Frankfurt am main, seule la circonstance que les mesures prises par la BALM reposent sur une décision de la Commission pourrait faire obstacle à ce qu'il prononce à l'encontre de la BALM l'interdiction sollicitée par Albako. A cet égard, cette juridiction a estimé que la décision de la Commission ne pouvait l'emporter sur les dispositions internes concernant la concurrence déloyale et les ventes avec primes que si elle avait un effet direct. C'est dans ces conditions qu'elle a posé une question préjudicielle visant à savoir si l'article 189, alinéa 4, du traité, devait être interprété en ce sens qu'une décision telle que celle que la Commission a adressée, le 25 février 1985, à la République fédérale d'Allemagne relativement à des mesures de promotion de la vente de beurre sur le marché de Berlin (Ouest) s'oppose à ce qu'une juridiction de cet état interdise à l'organisme d'intervention agricole compétent qui n'est pas lui-même destinataire de la décision un comportement qui est contraire aux dispositions internes concernant la concurrence déloyale et les ventes avec primes, mais que cet organisme a adopté en exécution de la décision.
9. Pour l'exposé des observations écrites qui ont été présentées à la Cour par Albako et par la Commission, il est renvoyé au rapport d'audience.
10. Il y a lieu de faire remarquer d'emblée que le problème auquel la juridiction nationale est confrontée se pose dans d'autres termes que dans les affaires Grad (9-70), Lesage (20-70) et Haselhorst (23-70), à l'occasion desquelles la Cour a reconnu que, dans certaines conditions, une décision adressée à tous les Etats membres pouvait produire un effet direct en ce sens qu'un particulier pouvait s'en prévaloir dans un litige l'opposant à une autorité Etatique (voir les arrêts des 6 et 21 octobre 1970, Rec. p. 825, p. 861 et p. 881).
11. La décision en cause dans ces affaires prescrivait une modification législative ou réglementaire et était invoquée en vue de faire échec à l'application de dispositions nationales qui, prétendument, n'avaient pas été adaptées conformément à la décision. Il n'est pas contesté que la décision de la Commission du 25 février 1985 ne prescrivait l'adoption d'aucune règle générale avec laquelle les dispositions internes concernant la concurrence déloyale et les ventes avec primes seraient en conflit. En outre, la République fédérale d'Allemagne a bien, par l'intermédiaire de son organisme d'intervention, procédé à l'opération prescrite et a donc dûment exécuté la décision qui lui avait été adressée. Il ne s'agit des lors pas non plus de reconnaître à un particulier les moyens de se protéger contre les conséquences préjudiciables de l'inexécution des obligations auxquelles un Etat membre était tenu en vertu du droit communautaire, comme cela pouvait être le cas dans les affaires précitées.
12. Il y a lieu de relever ensuite que le comportement de la BALM que la juridiction nationale a jugé constitutif d'un acte de concurrence déloyale au regard des dispositions internes en cause était celui que la République fédérale d'Allemagne devait adopter par l'intermédiaire de son organisme d'intervention en vertu de la décision de la Commission du 25 février 1985. Cette décision ne lui laissait aucune marge d'appréciation. C'est elle qui avait prescrit la commercialisation du beurre dans des emballages contenant 250 grammes de beurre de marché et 250 grammes de beurre de stock, imposé de faire figurer la mention "beurre CEE gratuit" sur les paquets de beurre d'intervention contenus dans ces emballages, fixé le prix de vente de ce double paquet, déterminé la quantité totale de beurre sur laquelle devait porter l'opération, précisé la durée de celle-ci et indiqué le marché ou elle devait avoir lieu. Interdire le déroulement d'opérations de ce type en tant qu'actes de concurrence déloyale, alors qu'elles ont été ordonnées par la Commission, équivaudrait à empêcher l'exécution de décisions de celle-ci.
13. Le problème est en réalité de savoir si une juridiction nationale a l'obligation, en vertu du droit communautaire et spécialement de l'article 189, alinéa 4, du traité, de ne pas appliquer les dispositions nationales instituant une protection contre la concurrence déloyale ou celles réglementant les ventes avec primes, lorsque cette application aboutirait à empêcher l'Etat d'exécuter, par l'intermédiaire de son organisme d'intervention agricole, une décision émanant de la Commission, du type de celle du 25 février 1985.
14. A cet égard, il convient de relever, en premier lieu, que si une opération ordonnée par une institution communautaire, comme celle qui s'est déroulée à Berlin (Ouest) en mai 1985, devait être soumise aux règles du droit interne, cela reviendrait, en pratique, à subordonner la validité de l'acte communautaire lui-même au respect du droit interne. Ce résultat serait contraire à la jurisprudence constante de la Cour aux termes de laquelle la validité d'actes communautaires ne saurait être appréciée qu'en vertu du droit communautaire. En effet, ainsi qu'il résulte de l'arrêt du 17 décembre 1970 (Internationale Handelsgesellschaft, 11-70, Rec. p. 1125), "le droit né du traité, issu d'une source autonome, ne pourrait, en raison de sa nature, se voir judiciairement opposer des règles de droit national quelles qu'elles soient, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même ".
15. En ce qui concerne spécialement la validité de l'acte en cause dans le présent litige, la Cour a jugé, par arrêt rendu ce jour dans les affaires jointes 133 à 136-85 (Rau et autres/BALM), qu'il était couvert par l'habilitation que le Conseil avait donnée à la Commission par l'article 4 de son règlement n° 1079-77, du 17 mai 1977, relatif à un prélèvement de coresponsabilité et à des mesures destinées à élargir les marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 131, p. 6), et que cette disposition répondait elle-même aux exigences du principe de légalité.
16. A cet égard, il doit encore être précisé que la validité des actes des institutions communautaires peut être affectée par leur incompatibilité avec les principes que le droit communautaire consacre en matière de concurrence. En effet, les institutions communautaires doivent tenir compte, notamment, de l'exigence de la loyauté des transactions. Dans le cadre de l'organisation commune des marchés agricoles, elles doivent toutefois concilier cette exigence avec les objectifs qui sont spécifiés à l'article 39 du traité. Il n'apparaît pas qu'en l'espèce les institutions responsables aient outrepassé la marge d'appréciation qui doit leur être reconnue en vue d'opérer cette conciliation.
17. Il importe de souligner, en second lieu, que, aux termes de l'article 189, alinéa 4, du traité, les décisions sont obligatoires pour les destinataires qu'elles désignent. Dans le cas des décisions adressées aux Etats membres, ce caractère obligatoire s'impose à tous les organes de l'Etat destinataire, y compris à ses juridictions. Il en résulte que, en vertu de la primauté du droit communautaire dont le principe a été énoncé dans l'arrêt du 15 juillet 1964 (Costa/Enel, 6-64, Rec. p. 1150) et précisé dans l'arrêt du 9 mars 1978 (Simmenthal, 106-77, Rec. p. 629), les juridictions nationales doivent s'abstenir d'appliquer toutes dispositions internes, et notamment, comme en l'espèce, celles concernant la concurrence déloyale et les ventes avec primes, dont la mise en œuvre serait susceptible d'entraver l'exécution d'une décision communautaire.
18. Des considérations qui précèdent, il résulte qu'il y a lieu de répondre que l'article 189, alinéa 4, du traité doit être interprété en ce sens qu'une décision telle que celle que la Commission a adressée le 25 février 1985 à la République fédérale d'Allemagne relativement à des mesures de promotion de la vente de beurre sur le marché de Berlin (Ouest) s'oppose à ce qu'une juridiction de cet Etat interdise à l'organisme d'intervention agricole compétent un comportement qui est contraire aux dispositions internes concernant la concurrence déloyale et les ventes avec primes, mais que cet organisme a adopté en exécution de la décision.
Sur les dépens
19. Les frais exposés par la Commission, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard d'Albako, le caractère d'un incident de procédure soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par le landgericht Frankfurt am Main, par ordonnance du 7 août 1985, dit pour droit :
L'article 189, alinéa 4, du traité doit être interprété en ce sens qu'une décision telle que celle que la Commission a adressée le 25 février 1985 à la République fédérale d'Allemagne relativement à des mesures de promotion de la vente de beurre sur le marché de Berlin (Ouest) s'oppose à ce qu'une juridiction de cet Etat interdise à l'organisme d'intervention agricole compétent un comportement qui est contraire aux dispositions internes concernant la concurrence déloyale et les ventes avec primes, mais que cet organisme a adopté en exécution de la décision.