CJCE, 5e ch., 11 août 1995, n° C-16/94
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Édouard Dubois & Fils (SA), Général cargo services (SA)
Défendeur :
Garonor exploitation (SA), Gouvernement français, Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gulmann
Avocat général :
M. La Pergola
Juges :
MM. Jann, Moitinho de Almeida, Edward (rapporteur), Sevón
Avocats :
Mes Ricard, Crosson du Cormier, Potier de la Varde, Dupichot, SCP Guiguet-Bachellier de la Varde, Lehman
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par arrêt du 4 janvier 1994, parvenu à la Cour le 17 janvier suivant, la Cour de cassation française a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle portant sur l'interprétation des articles 9, 12, 13 et 16 du traité CEE, devenu traité CE.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant la société Garonor exploitation (ci-après "Garonor"), gérante d'une gare routière internationale, à la société Édouard Dubois et fils et à la société Général cargo services (ci-après "Dubois et Cargo"), deux de ses utilisateurs, au sujet du non-paiement par ceux-ci d'une redevance prévue contractuellement et intitulée "taxe de passage".
3 Garonor est une société privée qui exploite à Aulnay-sous-Bois, dans la périphérie parisienne, une gare routière internationale dans l'enceinte de laquelle sont offerts des services tant privés que publics nécessaires au transport routier. Des services douaniers y sont notamment implantés, auprès desquels peuvent être effectuées toutes les opérations de dédouanement qui sont habituellement accomplies aux frontières des États.
4 Dubois et Cargo sont des commissionnaires de transport, agréés en douane. Elles font transporter, sous leur responsabilité et en leur nom propre, des marchandises pour le compte de clients, et se chargent, entre autres, de l'accomplissement des formalités douanières. Afin d'exercer ces activités, elles louent à Garonor des bureaux et des installations sanitaires et utilisent les quais routiers et ferroviaires de la gare.
5 Outre un loyer, Dubois et Cargo versent depuis l'origine à la société Garonor une "taxe de passage" forfaitaire pour chaque véhicule en transit international entrant ou sortant de leurs bâtiments et qui effectue des opérations de dédouanement dans la gare routière. Cette "taxe de passage", dont le calcul est établi à partir des déclarations mensuelles des commissionnaires, est prévue dans les conditions générales de Garonor.
6 En 1984, Dubois et Cargo ont refusé de payer cette taxe, arguant qu'elle couvrait les frais occasionnés à Garonor par la construction et l'entretien d'un parc de stationnement TIR qu'utilisaient les services de douanes. Comme ceux-ci acceptent d'effectuer les opérations de dédouanement dans les locaux privatifs des sociétés commissionnaires de transport depuis le début de l'année 1981, la "taxe de passage" aurait, selon eux, perdu sa raison d'être.
7 Le 10 mai 1988, Garonor a assigné Dubois et Cargo devant le tribunal de commerce de Paris. Celui-ci a désigné un expert afin notamment d'examiner les conditions générales de Garonor relatives à la "taxe de passage" au regard des usages constatés dans d'autres gares routières. L'expert a relevé que des taxes de de ce genre avaient été instaurées par toutes les gares internationales créées antérieurement à Garonor et qu'elles constituaient un mode de financement usuel des frais et débours non couverts autrement. Par jugement du 12 juin 1990, le tribunal de commerce de Paris a déclaré Dubois et Cargo débitrices de la "taxe de passage" et les a condamnées au paiement des arriérés de taxe ainsi qu'à des dommages-intérêts.
8 Par un arrêt du 27 juin 1991, la cour d'appel de Paris a confirmé ce jugement, tout en majorant le montant des condamnations. Les sociétés Dubois et Cargo ont alors formé un pourvoi en cassation, à l'appui duquel elles n'ont invoqué que des moyens tirés du droit national.
9 La Cour de cassation française envisage de soulever un moyen d'office, tiré de la violation des articles 9, 12, 13 et 16 du traité CE. Relevant que, "à l'exception des frais relatifs à l'entretien d'un parc de stationnement, la " taxe " litigieuse est destinée à compenser la prise en charge par la société Garonor de frais résultant de l'accomplissement par les services des douanes et les services vétérinaires de leur mission de service public", elle se demande si cette "taxe" constitue une taxe d'effet équivalent au sens de ces dispositions.
10 Soulignant que, à ce jour, la Cour de justice ne s'est pas prononcée sur un cas où la charge financière n'a pas été instituée par l'État ou par une autorité étatique mais découle d'une convention entre particuliers, elle a sursis à statuer et a posé à la Cour de justice la question suivante:
"Les articles 9, 12, 13 et 16 du traité instituant la Communauté économique européenne s'appliquent-ils à une " taxe de passage "qui, destinée à compenser la prise en charge par une entreprise privée de frais résultant de l'accomplissement par les services des douanes et les services vétérinaires de leur mission de service public, n'a pas été instituée par l'État mais résulte d'une convention conclue par cette entreprise privée avec ses clients?"
11 A titre liminaire, il y a lieu de relever, d'une part, que les dispositions visées par la juridiction de renvoi concernent uniquement les produits originaires des États membres ainsi que les produits en provenance de pays tiers qui se trouvent déjà en libre pratique.
12 D'autre part, les faits du litige au principal étant postérieurs à l'expiration de la période de transition, il suffit d'aborder la question déférée par la juridiction de renvoi sous l'angle des articles 9 et 12 du traité.
13 Il ressort de l'arrêt de renvoi qu'une partie significative de la taxe litigieuse vise à couvrir des frais résultant de l'accomplissement par les douanes et les services vétérinaires de leur mission de service public.
14 Or, les articles 9 et 12 du traité obligent les États membres à prendre en charge les frais des contrôles et des formalités qui sont effectués en raison du franchissement des frontières. La Cour a ainsi dit pour droit que les frais occasionnés par des contrôles sanitaires devaient être supportés par la collectivité publique, puisque celle-ci bénéficie, dans son ensemble, de la libre circulation des marchandises communautaires (voir arrêt du 5 février 1976, Bresciani, 87-75, Rec. p. 129, point 10).
15 Certes, selon une jurisprudence constante, une charge frappant les marchandises en raison du fait qu'elles franchissent la frontière échappe à l'application des articles 9 et 12 du traité, si elle constitue la contrepartie d'un service déterminé, effectivement et individuellement rendu à l'opérateur économique d'un montant proportionné audit service (voir arrêt du 26 février 1975, Cadsky, 63-74, Rec. p. 281).
16 Toutefois, rien ne laisse supposer que la taxe en cause remplit ces conditions.
17 En effet, d'une part, elle frappe de manière générale tous les véhicules en transit international dont le chargement est dédouané dans l'enceinte de la gare routière.
18 D'autre part, même si l'accomplissement des procédures douanières à l'intérieur des pays procure aux opérateurs économiques certains avantages, ceux-ci sont liés aux formalités douanières qui, quel qu'en soit le lieu, constituent toujours une obligation. D'ailleurs, ces avantages résultent du régime de transit communautaire, qui a été institué par les règlements (CEE) n° 542-69 et 222-77 du Conseil, du 18 mars 1969 (JO L 77, p. 1) et du 13 décembre 1976 (JO L 38, p. 1), en vue d'accroître la fluidité des mouvements des marchandises et de faciliter le transport à l'intérieur de la Communauté. Dès lors, il ne saurait être question de frapper de charges quelconques des facilités de dédouanement accordées dans l'intérêt du Marché commun (voir arrêts du 17 mai 1983, Commission/Belgique, 132-82, Rec. p. 1649, point 13, et Commission/Luxembourg, 133-82, Rec. p. 1669, point 14).
19 Dans ces conditions, un État membre manque aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 9 et 12 du traité si, à l'occasion du commerce intracommunautaire, il met à charge des opérateurs économiques le coût des contrôles et formalités administratives effectués par des bureaux de douane (voir arrêt du 30 mai 1989, Commission/Italie, 340-87, Rec. p. 1483, point 17).
20 A cet égard, la nature de l'acte mettant à charge d'un opérateur économique une partie des frais de fonctionnement des services douaniers est indifférente. Que la charge pécuniaire frappe l'opérateur en vertu d'un acte unilatéral de l'autorité ou bien par le biais d'une série de conventions privées, comme c'est le cas en l'espèce au principal, elle découle toujours, directement ou indirectement, du manquement de l'État membre concerné aux obligations financières lui incombant en vertu des articles 9 et 12 du traité.
21 Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question de la juridiction de renvoi que les articles 9 et 12 du traité CE s'appliquent à une "taxe de passage" destinée à compenser la prise en charge, par une entreprise privée, de frais résultant de l'accomplissement par les services des douanes et les services vétérinaires de leur mission de service public, même si elle n'a pas été instituée par l'État mais résulte d'une convention conclue par cette entreprise privée avec ses clients.
Sur les dépens
22 Les frais exposés par le Gouvernement français et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par la Cour de cassation française, par arrêt du 4 janvier 1994, dit pour droit:
Les articles 9 et 12 du traité CE s'appliquent à une "taxe de passage" destinée à compenser la prise en charge, par une entreprise privée, de frais résultant de l'accomplissement par les services des douanes et les services vétérinaires de leur mission de service public, même si elle n'a pas été instituée par l'État mais résulte d'une convention conclue par cette entreprise privée avec ses clients.