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Décisions

CJCE, 11 juillet 1991, n° C-87/90

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Verholen, Van Wetten-Van Uden, Heiderijk

Défendeur :

Sociale Verzekeringsbank Amsterdam

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Avocat général :

M. Darmon

Juges :

MM. Sir Gordon Slynn, Kakouris, Joliet, Schockweiler

Avocats :

Mes Pijnacker Hordijk, Droogleever Fortuyn,

CJCE n° C-87/90

11 juillet 1991

LA COUR,

1 Par trois ordonnances, des 30 janvier et 15 février 1990, parvenues à la Cour le 23 mars 1990, le Raad van Beroep te 's-Hertogenbosch (Pays-Bas) a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles concernant l'interprétation de la directive 79-7-CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (JO 1979, L 6, p. 24).

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre de trois litiges opposant des ressortissants néerlandais à la Sociale Verzekeringsbank Amsterdam en ce qui concerne l'application de la loi générale sur les pensions de vieillesse (" Algemene Ouderdomswet", Staatsblad, 281, ci-après "AOW ").

3 Il ressort du dossier des affaires au principal que l'AOW institue, au profit des résidents néerlandais ainsi que des non-résidents, âgés de 65 ans, qui avaient été soumis à l'impôt sur le revenu au titre d'une activité exercée aux Pays-Bas, un régime général de pension de vieillesse dans le cadre duquel les droits à pension sont constitués sur la base de périodes d'assurance accomplies. Selon ce régime, applicable jusqu'à une modification législative ayant pris effet le 1er avril 1985, la femme mariée, résidant aux Pays-Bas, dont le conjoint, résident néerlandais, n'était pas assuré au titre de l'AOW du fait qu'il exerçait une activité professionnelle à l'étranger, où il était assuré, était elle-même exclue de l'assurance pour les périodes correspondantes; par contre, l'homme marié, résidant aux Pays-Bas, dont l'épouse était exclue du bénéfice de l'assurance, restait affilié au régime néerlandais des pensions.

4 Le bénéficiaire d'une pension dont le conjoint à charge n'a pas encore atteint l'âge de 65 ans touche une pension majorée. La majoration est toutefois réduite en fonction du nombre d'années au cours desquelles le conjoint n'a pas été assuré.

5 La requérante au principal dans l'affaire C-87-90, Mme A. Verholen, a bénéficié, après avoir exercé une activité salariée aux Pays-Bas jusqu'à l'âge de 61 ans, d'une retraite de vieillesse anticipée en vertu d'un régime lié à son contrat de travail. La requérante au principal dans l'affaire C-88-90, Mme T. H. M. Van Wetten-Van Uden, de même que l'épouse du requérant au principal dans l'affaire C-89-90, M. G. H. Heiderijk, n'ont jamais exercé d'activité professionnelle.

6 Ayant atteint l'âge de 65 ans, les requérantes dans les affaires C-87-90 et C-88-90, Mmes Verholen et Van Wetten-Van Uden, se sont vu refuser, par la Sociale Verzekeringsbank, l'octroi d'une pension complète, au motif que leurs époux, résidant aux Pays-Bas, avaient exercé, pendant certaines périodes, une activité professionnelle à l'étranger où ils étaient assurés. Le requérant dans l'affaire C-89-90, M. Heiderijk, s'est vu réduire la majoration de sa pension de vieillesse au titre de conjoint à charge qui n'a pas encore atteint l'âge de 65 ans, en fonction des années pendant lesquelles son épouse n'était pas assurée, y compris celles pendant lesquelles il avait lui-même travaillé en République fédérale d'Allemagne.

7 Considérant que les recours introduits contre les décisions de la Sociale Verzekeringsbank soulevaient un problème d'interprétation de la directive 79-7, le Raad van Beroep te 's-Hertogenbosch a sursis à statuer et a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

Dans l'affaire C-87-90

"La circonstance qu'une disposition nationale qui excluait uniquement les femmes mariées de l'assurance au titre de l'AOW continue à produire ses effets après le 22 décembre 1984, en ce sens qu'après cette date également la pension au titre de l'AOW de ces femmes peut encore être réduite en raison d'une condition d'assurance qui n'était pas applicable aux hommes, est-elle compatible avec l'article 4, paragraphe 1, (et/ou l'article 5) de la directive 79-7-CEE?"

Dans l'affaire C-88-90

"1) Le droit communautaire empêche-t-il la juridiction nationale d'apprécier (d'office) la conformité d'une réglementation nationale avec une directive CEE dont le délai de transposition a expiré, lorsque le justiciable n'invoque pas cette même directive (par exemple par ignorance)?

2) Le droit communautaire empêche-t-il la juridiction nationale d'apprécier la conformité d'une réglementation nationale avec une directive CEE dont le délai de transposition a expiré, lorsque ce justiciable ne pourrait pas invoquer ladite directive en raison du fait qu'il ne relève pas du champ d'application personnel de cette directive, bien que ce justiciable relève d'un régime légal national couvert par cette même directive?

3) L'article 2 de la directive 79-7-CEE se rapporte-t-il au champ d'application personnel de cette directive elle-même ou cet article doit-il être considéré comme délimitant (outre la délimitation de l'article 3 de ladite directive) les régimes légaux nationaux couverts par ladite directive?"

Dans l'affaire C-89-90

"Dans une procédure devant la juridiction nationale, le justiciable peut-il invoquer l'article 4, paragraphe 1, (et/ou l'article 5) de la directive 79-7-CEE lorsqu'il subit les effets d'une disposition nationale discriminatoire qui concernait son épouse, laquelle n'est pas partie au procès dans la procédure précitée?"

8 Par ordonnance du 16 janvier 1991, les affaires C-87-90, C-88-90 et C-89-90 ont été jointes aux fins de la procédure orale et de l'arrêt.

9 Pour un plus ample exposé des faits des litiges au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

10 Les questions posées par le Raad van Beroep te 's-Hertogenbosch dans les affaires C-88-90 et C-89-90 visant à préciser les pouvoirs du juge national pour appliquer le droit communautaire et les modalités de cette application, il y a lieu de répondre à ces questions avant d'aborder celle posée dans l'affaire C-87-90 relative à la portée dans le temps du principe d'égalité de traitement, consacré par la directive 79-7.

Sur les questions posées dans l'affaire C-88-90

11 Par sa première question dans l'affaire C-88-90, le Raad van Beroep vise à savoir si le droit communautaire empêche une juridiction nationale d'apprécier d'office la conformité d'une réglementation nationale avec une directive dont le délai de transposition est expiré, lorsque le justiciable n'a pas invoqué devant la juridiction le bénéfice de cette directive.

12 A cet égard, il convient de rappeler que la Cour a reconnu que l'article 177 du traité CEE conférait aux juridictions nationales la faculté et, le cas échéant, leur imposait l'obligation d'un renvoi préjudiciel dès que le juge constatait soit d'office, soit à la demande des parties, que le fond du litige comportait un point visé par son premier alinéa (arrêt du 16 janvier 1974, Rheinmuehlen, point 3, 166-73, Rec. p. 33).

13 Cette faculté de soulever d'office une question de droit communautaire présuppose que, selon le juge national, il y a lieu soit d'appliquer le droit communautaire en laissant, au besoin, inappliqué le droit national, soit d'interpréter le droit national dans un sens conforme au droit communautaire.

14 Une telle question peut, en particulier, concerner une directive non transposée par les autorités nationales dans les délais impartis, qui est obligatoire pour les États membres et dont les dispositions précises et inconditionnelles peuvent, selon la jurisprudence de la Cour, être directement appliquées par une juridiction nationale.

15 Dès lors, le droit reconnu au justiciable d'invoquer, sous certaines conditions, devant le juge national, une directive dont le délai de transposition est expiré n'exclut pas la faculté, pour le juge national, de prendre en considération cette directive, même si le justiciable ne l'a pas invoquée.

16 Il y a, dès lors, lieu de répondre à la première question dans l'affaire C-88-90 que le droit communautaire n'empêche pas une juridiction nationale d'apprécier d'office la conformité d'une réglementation nationale avec les dispositions précises et inconditionnelles d'une directive dont le délai de transposition est expiré, lorsque le justiciable n'a pas invoqué devant la juridiction le bénéfice de cette directive.

17 Par sa deuxième question dans l'affaire C-88-90, le juge national interroge la Cour sur le point de savoir s'il peut apprécier la conformité du droit national avec une directive, dans l'hypothèse où le justiciable ne relève pas du champ d'application personnel de cette directive, bien qu'il relève d'un régime légal national couvert par cette directive.

18 Cette question soulève le même problème que celui posé, en des termes précis, à la troisième question, par laquelle le juge national demande si l'article 2 de la directive 79-7 doit être interprété en ce sens qu'il se rapporte au champ d'application personnel de celle-ci ou s'il se rapporte, tout comme l'article 3, à la délimitation des régimes nationaux de sécurité sociale couverts par la directive.

19 A cet égard, il convient de rappeler que, dans l'arrêt du 27 juin 1989, Achterberg-te Riele e.a ., point 9 (48-88, 106-88 et 107-88, Rec. p. 1963), la Cour a jugé que le champ d'application personnel de la directive était déterminé en son article 2, en vertu duquel celle-ci s'applique à la population active, aux personnes à la recherche d'un emploi, ainsi qu'aux travailleurs dont l'activité a été interrompue par un des risques énumérés à l'article 3, paragraphe 1, sous a).

20 Il y a lieu de préciser également que, lorsqu'une disposition d'une directive, tel l'article 2 de la directive 79-7 détermine, de façon précise, les bénéficiaires de cette directive, le juge national ne saurait en étendre le champ d'application personnel, au motif que les justiciables relèvent d'un régime national, tel que l'AOW, visé par une autre disposition de la directive relative à son champ d'application matériel, tel l'article 3 de la directive 79-7.

21 ll y a, dès lors, lieu de répondre aux deuxième et troisième questions dans l'affaire C-88-90, que l'article 2 de la directive 79-7 doit être interprété en ce sens qu'il se rapporte au champ d'application personnel de cette directive, dont le contenu ne saurait varier en fonction du champ d'application matériel, tel que précisé en son article 3.

Sur la question posée dans l'affaire C-89-90

22 La question soulevée dans l'affaire C-89-90 vise à savoir si un justiciable peut invoquer devant une juridiction nationale les dispositions de la directive 79-7, lorsqu'il subit les effets d'une disposition nationale discriminatoire concernant son épouse, qui n'est pas partie au procès.

23 Il convient de préciser, à titre liminaire, que le droit d'invoquer les dispositions de la directive 79-7 n'est pas limité aux justiciables relevant du champ d'application personnel de la directive, dans la mesure où il ne saurait être exclu que des personnes autres puissent avoir un intérêt direct à voir respecter le principe de non-discrimination dans le chef des personnes protégées.

24 S'il appartient, en principe, au droit national de déterminer la qualité et l'intérêt d'un justiciable pour agir en justice, le droit communautaire exige néanmoins que la législation nationale ne porte pas atteinte au droit à une protection juridictionnelle effective (voir arrêts du 15 mai 1986, Johnston, 222-84, Rec. p. 1651; du 15 octobre 1987, Heylens, 222-86, Rec. p. 4097) et que l'application de la législation nationale ne saurait conduire à rendre pratiquement impossible l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire (arrêt du 9 novembre 1983, San Giorgio, 199-82, Rec. p. 3595).

25 En ce qui concerne la situation en l'espèce, il y a cependant lieu de préciser que le justiciable, qui subit les effets d'une disposition nationale discriminatoire, ne saurait être admis à invoquer le bénéfice de la directive 79-7 que dans l'hypothèse où son épouse, victime de la discrimination, relève elle-même du champ d'application de celle-ci.

26 Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la question posée dans l'affaire C-89-90 qu'un justiciable peut invoquer devant une juridiction nationale les dispositions de la directive 79-7, lorsqu'il subit les effets d'une disposition nationale discriminatoire concernant son épouse, qui n'est pas partie au procès, pour autant toutefois que son épouse relève elle-même du champ d'application de la directive.

Sur la question posée dans l'affaire C-87-90

27 La question posée dans l'affaire C-87-90 porte sur le point de savoir si les articles 4, paragraphe 1, et 5, de la directive 79-7 s'opposent au maintien, après le délai de transposition de la directive, des effets d'une législation nationale antérieure qui excluait, dans certaines circonstances, les femmes mariées du bénéfice de l'assurance vieillesse.

28 Il convient de rappeler que, dans l'arrêt du 24 juin 1987, Borrie Clarke (384-85, Rec. p. 2865), la Cour a souligné que la directive 79-7 ne prévoyait aucune dérogation au principe de l'égalité de traitement, prévu par l'article 4, paragraphe 1, pouvant autoriser la prolongation des effets discriminatoires de dispositions nationales antérieures. Elle en a conclu dans l'arrêt du 8 mars 1988, Dik e.a. (80-87, Rec. p. 1601), qu'un État membre ne pouvait maintenir, après le 23 décembre 1984, des inégalités de traitement dues au fait que les conditions exigées pour la naissance du droit à prestations sont antérieures à cette date.

29 Le Gouvernement néerlandais et la Sociale Verzekeringsbank font observer à tort que cette jurisprudence, appliquée dans le cadre des régimes dits à risque, ne saurait être transposée aux régimes dits à contribution, tel le régime de l'AOW. En effet, le texte de la directive 79-7, de même que les arrêts du 24 juin 1987, Borrie Clarke, et du 8 mars 1988, Dik e.a ., précités, posent, en des termes très clairs, le principe de l'interdiction de toute discrimination après le délai de transposition de la directive, sans distinguer entre les différents régimes d'assurance.

30 Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la question posée dans l'affaire C-87-90 que la directive 79-7 doit être interprétée en ce sens qu'elle ne permet pas aux États membres de maintenir, après le délai de transposition fixé en son article 8, les effets d'une législation nationale antérieure qui excluait, dans certaines circonstances, les femmes mariées du bénéfice de l'assurance vieillesse.

Sur les dépens

31 Les frais exposés par le Gouvernement néerlandais et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par le Raad van Beroep te 's-Hertogenbosch, par ordonnances des 30 janvier et 15 février 1990, dit pour droit :

1) Le droit communautaire n'empêche pas une juridiction nationale d'apprécier d'office la conformité d'une réglementation nationale avec les dispositions précises et inconditionnelles d'une directive dont le délai de transposition est expiré, lorsque le justiciable n'a pas invoqué devant la juridiction le bénéfice de cette directive.

2) L'article 2 de la directive 79-7-CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, doit être interprété en ce sens qu'il se rapporte au champ d'application personnel de cette directive dont le contenu ne saurait varier en fonction du champ d'application matériel, tel que précisé en son article 3.

3) Un justiciable peut invoquer devant une juridiction nationale les dispositions de la directive 79-7-CEE, précitée, lorsqu'il subit les effets d'une disposition nationale discriminatoire concernant son épouse, qui n'est pas partie au procès, pour autant toutefois que son épouse relève elle-même du champ d'application de la directive.

4) La directive 79-7-CEE, précitée, doit être interprétée en ce sens qu'elle ne permet pas aux États membres de maintenir, après le délai de transposition fixé en son article 8, les effets d'une législation nationale antérieure qui excluait, dans certaines circonstances, les femmes mariées du bénéfice de l'assurance vieillesse.