CJCE, 12 juillet 1990, n° C-188/89
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
A. Foster e.a.
Défendeur :
British Gas plc.
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Sir Gordon Slynn (faisant fonction)
Présidents de chambre :
MM. Kakouris, Schockweiler, Zuleeg
Avocat général :
M. Van Gerven
Juges :
MM. Mancini, Joliet, O'Higgins, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Grévisse, Díez de Velasco
Avocats :
Mes Goudie, Beloff.
LA COUR,
1 Par ordonnance du 4 mai 1989, parvenue à la Cour le 29 mai suivant, la House of Lords a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de la directive 76-207-CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes, en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (JO L 39, p. 40).
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant Mmes A. Foster, G. A. H. M. Fulford-Brown, J. Morgan, M. Roby, E. M. Salloway et P. Sullivan (ci-après "appelantes au principal "), anciennes employées de l'entreprise British Gas Corporation (ci-après "BGC "), à la société British Gas plc (ci-après "intimée au principal "), subrogée dans les droits de la BGC, au sujet de leur licenciement par cette dernière.
3 En vertu des dispositions du Gas Act de 1972, qui régissait la BGC à l'époque des faits du litige au principal, celle-ci était une personne morale instituée par la loi, chargée de développer et de maintenir, en régime de monopole, un système de distribution du gaz en Grande-Bretagne.
4 Les membres de l'organe de direction de la BGC étaient nommés par le secrétaire d'État compétent. Ce dernier avait également le pouvoir de donner à la BGC des directives de caractère général, pour des questions touchant à l'intérêt national, ainsi que des instructions au sujet de sa gestion.
5 La BGC avait pour sa part l'obligation de présenter au secrétaire d'État des rapports périodiques sur l'exercice de ses fonctions, sa gestion et ses programmes. Ces rapports étaient ensuite transmis aux deux chambres du parlement. Par ailleurs, le Gas Act de 1972 conférait à la BGC le droit de présenter des projets de loi au parlement avec l'autorisation du secrétaire d'État.
6 La BGC était tenue d'équilibrer son budget sur deux exercices financiers successifs. Le secrétaire d'État pouvait lui ordonner de destiner certains fonds à des fins spécifiques ou de les verser au Trésor public.
7 La BGC a été privatisée en vertu du Gas Act de 1986. Cette privatisation a entraîné la constitution de British Gas plc, intimée au principal, dans le chef de laquelle les droits et obligations de la BGC ont été transférés à compter du 24 août 1986.
8 Les appelantes au principal ont été licenciées par la BGC à des dates comprises entre le 27 décembre 1985 et le 22 juillet 1986, soit au moment de leur soixantième anniversaire. Ces licenciements étaient l'expression d'une politique générale suivie par la BGC, consistant à licencier ses employés lorsqu'ils atteignaient l'âge auquel, en vertu de la législation britannique, ils avaient droit à une pension de l'État, soit 60 ans pour les femmes et 65 ans pour les hommes.
9 Les appelantes au principal, qui souhaitaient continuer à travailler, ont saisi les juridictions britanniques d'une demande en dommages et intérêts, alléguant que leur licenciement par la BGC était contraire à l'article 5, paragraphe 1, de la directive 76-207. Aux termes de cette disposition, "l'application du principe de l'égalité de traitement en ce qui concerne les conditions de travail, y compris les conditions de licenciement, implique que soient assurées aux hommes et aux femmes les mêmes conditions, sans discrimination fondée sur le sexe ".
10 Selon l'ordonnance de renvoi, les parties de l'affaire au principal s'accordent pour considérer, sur la base de l'arrêt de la Cour du 26 février 1986, Marshall/Southampton and South-West Hampshire Area Health Authority (152-84, Rec. p. 723), que les licenciements sont contraires à l'article 5, paragraphe 1, précité. Il est également constant entre les parties que ces licenciements ne sont pas illégaux au regard des dispositions légales britanniques en vigueur à l'époque des faits et que, selon la jurisprudence de la House of Lords, ces dernières ne peuvent être interprétées de manière conforme à la directive 76-207. Les parties en litige s'opposent par contre sur le point de savoir si l'article 5, paragraphe 1, de cette directive peut être invoqué à l'encontre de la BGC.
11 C'est dans ces conditions que la House of Lords a sursis à statuer et posé à la Cour la question préjudicielle suivante :
"La British Gas Corporation était-elle (à l'époque des faits) un organisme d'un type tel que les appelantes sont habilitées à invoquer directement la directive 76-207 du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail, devant les juridictions anglaises et peuvent donc prétendre à des dommages et intérêts au motif que la politique de licenciement de la British Gas Corporation était contraire à la directive?"
12 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, des dispositions communautaires en cause, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la compétence de la Cour
13 Avant de procéder à l'examen de la question posée par la House of Lords, il y a lieu de relever, à titre liminaire, que le Royaume-Uni a soutenu qu'il n'appartenait pas à la Cour de justice, mais aux juridictions nationales, de déterminer, dans le contexte du système juridique national, si un organisme tel que la BGC pouvait se voir opposer les dispositions d'une directive.
14 Il convient de préciser à cet égard que la question de savoir quels sont les effets des actes adoptés par les institutions de la Communauté et, en particulier, celle d'établir si ces actes sont opposables à certaines catégories de personnes impliquent nécessairement l'interprétation des articles du traité relatifs aux actes des institutions ainsi que de l'acte communautaire en cause.
15 Il s'ensuit que la Cour de justice est compétente pour déterminer, à titre préjudiciel, les catégories de sujets de droit à l'encontre desquels les dispositions d'une directive peuvent être invoquées. Il incombe, en revanche, aux juridictions nationales de décider si une partie à un litige qui leur est soumis entre dans une des catégories ainsi définies.
Sur l'invocabilité des dispositions de la directive à l'encontre d'un organisme tel que la BGC
16 Il convient de rappeler la jurisprudence constante de la Cour (voir arrêt du 19 janvier 1982, Becker/Hauptzollamt Muenster-Innenstadt, points 23 à 25, 8-81, Rec. p. 53) selon laquelle, lorsque les autorités communautaires ont, par voie de directive, obligé les États membres à adopter un comportement déterminé, l'effet utile d'un tel acte se trouverait affaibli si les justiciables étaient empêchés de s'en prévaloir en justice et les juridictions nationales de le prendre en considération en tant qu'élément du droit communautaire. En conséquence, l'État membre qui n'a pas pris, dans les délais, les mesures d'exécution imposées par la directive ne peut opposer aux particuliers le non-accomplissement par lui-même des obligations qu'elle comporte. Ainsi, dans tous les cas où des dispositions d'une directive apparaissent comme étant, du point de vue de leur contenu, inconditionnelles et suffisamment précises, ces dispositions peuvent être invoquées, à défaut de mesures d'application prises dans les délais, à l'encontre de toute disposition nationale non conforme à la directive, ou encore en tant qu'elles sont de nature à définir des droits que les particuliers sont en mesure de faire valoir à l'égard de l'État.
17 La Cour a encore jugé, dans l'arrêt du 26 février 1986 (Marshall, précité, point 49), que, lorsque les justiciables sont en mesure de se prévaloir d'une directive à l'encontre de l'État, ils peuvent le faire quelle que soit la qualité en laquelle agit ce dernier, employeur ou autorité publique. Dans l'un et l'autre cas, il convient, en effet, d'éviter que l'État ne puisse tirer avantage de sa méconnaissance du droit communautaire.
18 Sur la base de ces considérations, la Cour a tour à tour admis que des dispositions inconditionnelles et suffisamment précises d'une directive pouvaient être invoquées par les justiciables à l'encontre d'organismes ou d'entités qui étaient soumis à l'autorité ou au contrôle de l'État ou qui disposaient de pouvoirs exorbitants par rapport à ceux qui résultent des règles applicables dans les relations entre particuliers.
19 La Cour a ainsi jugé que des dispositions d'une directive pouvaient être invoquées à l'encontre d'autorités fiscales (arrêts du 19 janvier 1982, Becker, précité, et du 22 février 1990, CECA/Faillite Acciaierie e Ferriere Busseni, C-221-88, Rec. p. 0000), de collectivités territoriales (arrêt du 22 juin 1989, Fratelli Costanzo/Commune de Milan, 103-88, Rec. p. 0000), d'autorités constitutionnellement indépendantes chargées du maintien de l'ordre et de la sécurité publique (arrêt du 15 mai 1986, Johnston/Chief Constable of the Royal Ulster Constabulary, 222-84, Rec. p. 1651), ainsi que d'autorités publiques assurant des services de santé publique (arrêt du 26 février 1986, Marshall, précité).
20 Il résulte de ce qui précède que figure en tout cas au nombre des entités qui peuvent se voir opposer les dispositions d'une directive susceptibles d'avoir des effets directs un organisme qui, quelle que soit sa forme juridique, a été chargé en vertu d'un acte de l'autorité publique d'accomplir, sous le contrôle de cette dernière, un service d'intérêt public et qui dispose, à cet effet, de pouvoirs exorbitants par rapport aux règles applicables dans les relations entre particuliers.
21 S'agissant de l'article 5, paragraphe 1, de la directive 76-207, il y a lieu de rappeler que, dans l'arrêt du 26 février 1986, Marshall, précité, point 52, la Cour a dit pour droit que cette disposition était inconditionnelle et suffisamment précise pour être invoquée par un justiciable et appliquée par le juge.
22 Dès lors, il y a lieu de répondre à la question posée par la House of Lords que l'article 5, paragraphe 1, de la directive 76-207 du Conseil, du 9 février 1976, peut être invoqué en vue d'obtenir des dommages-intérêts à l'encontre d'un organisme qui, quelle que soit sa forme juridique, a été chargé en vertu d'un acte de l'autorité publique d'accomplir, sous le contrôle de cette dernière, un service d'intérêt public et qui dispose, à cet effet, de pouvoirs exorbitants par rapport aux règles applicables dans les relations entre les particuliers.
Sur les dépens
23 Les frais exposés par le gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par la House of Lords, par ordonnance du 4 mai 1989, dit pour droit :
L'article 5, paragraphe 1, de la directive 76-207-CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail, peut être invoqué en vue d'obtenir des dommages-intérêts à l'encontre d'un organisme qui, quelle que soit sa forme juridique, a été chargé en vertu d'un acte de l'autorité publique d'accomplir, sous le contrôle de cette dernière, un service d'intérêt public et qui dispose, à cet effet, de pouvoirs exorbitants par rapport aux règles applicables dans les relations entre les particuliers.