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Décisions

CJCE, 9 juin 1992, n° C-47/90

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Établissements Delhaize frères et Compagnie Le Lion (SA)

Défendeur :

Promalvin (SA), AGE Bodegas Unidas (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Président de chambre :

M. Joliet

Avocat général :

M. Gulmann

Juges :

MM. Mancini, Kakouris, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco, Murray

Avocats :

Mes Dassesse, Defalque, Tossens, Lambert

CJCE n° C-47/90

9 juin 1992

LA COUR,

1 Par ordonnance du 15 février 1990, parvenue à la Cour le 2 mars suivant, le Tribunal de commerce de Bruxelles a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 34 du traité CEE.

2 Ces questions ont été posées dans le cadre d'un litige opposant la société Établissements Delhaize frères et Compagnie Le Lion SA (ci-après "Delhaize"), établie en Belgique, aux sociétés Promalvin SA et AGE Bodegas Unidas SA, établies respectivement en Belgique et en Espagne, à propos de l'exécution d'une commande de vin passée par Delhaize auprès de Promalvin.

3 Dans le courant du mois de juillet 1989, à la suite d'une offre de Promalvin, Delhaize a commandé auprès de celle-ci 3 000 hl de vin Rioja. Cette commande a été acceptée sans réserve par Promalvin, qui a, par la suite, commandé la même quantité de vin auprès de AGE Bodegas Unidas.

4 Dès la réception de cette commande, AGE Bodegas Unidas a informé Promalvin que la réglementation espagnole en vigueur l'empêchait de lui vendre les 3 000 hl de vin commandés. Elle se référait, d'une part, au décret royal n° 157-88, du 22 février 1988, établissant les règles qui régissent les appellations d'origine et leurs règlements respectifs (ci-après "décret n° 157-88") et, d'autre part, à une décision adoptée par le conseil régulateur du Rioja, relative à la cessation de la commercialisation du vin en vrac.

5 L'article 86 de la loi n° 25-70, du 2 décembre 1970, établissant le statut du vin, de la vigne et des alcools autorise le ministre de l'Agriculture, à la demande d'un conseil régulateur, à octroyer le qualificatif "calificada" à des produits vinicoles bénéficiant déjà de la "denominación de origen", si certaines conditions sont remplies.

6 Parmi celles-ci, le décret n° 157-88, précité, impose une obligation de mise en bouteilles dans les caves d'origine, c'est-à-dire dans les caves qui sont situées à l'intérieur de la région de production et qui satisfont aux conditions qualitatives prévues par la réglementation espagnole. Cette obligation n'est applicable aux vins destinés à l'exportation qu'à l'expiration d'un délai de cinq ans à compter de la publication du décret, intervenue le 24 février 1988.

7 A la suite de la publication du décret n° 157-88, le conseil régulateur du Rioja - organisme dont la composition, la mission et les pouvoirs sont précisés par la législation espagnole et qui est notamment chargé d'orienter et de contrôler la production du vin Rioja - a demandé et obtenu la mention "denominación de origen calificada" pour le vin Rioja. En application du décret n° 157-88, le conseil régulateur a par conséquent édicté les mesures propres à étendre graduellement au vin destiné à l'exportation l'obligation de mise en bouteilles dans les caves d'origine. Ces mesures consistent en l'octroi, à chaque entreprise exportatrice de vin en vrac, de quotas d'exportation annuels dégressifs, fixés par pays de destination.

8 Dans la réponse qu'elle a adressée à Promalvin, AGE Bodegas Unidas a indiqué que, eu égard aux restrictions édictées par la législation espagnole, elle ne pouvait lui livrer que 600 hl de vin Rioja. Informée que la commande passée auprès de Promalvin et acceptée par celle-ci ne serait pas totalement exécutée, Delhaize a assigné Promalvin devant le tribunal de commerce de Bruxelles afin d'obtenir un jugement obligeant Promalvin à exécuter ladite commande. Promalvin a alors cité AGE Bodegas Unidas en intervention forcée et en garantie dans le cadre de la procédure introduite par Delhaize.

9 Estimant que la solution du litige porté devant elle dépendait de la validité de la réglementation espagnole au regard du droit communautaire, la juridiction nationale a décidé de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour se soit prononcée à titre préjudiciel sur les questions suivantes:

"1) Une réglementation nationale tel le décret royal espagnol n° 157-88, du 24 février 1988, et le règlement du conseil régulateur de l'appellation contrôlée 'Rioja'pris en application de ce décret, constitue-t-elle une mesure d'effet équivalant à une restriction à l'exportation au sens de l'article 34 du traité de la CEE?

2) Dans l'affirmative, un particulier peut-il invoquer la violation de cet article 34 contre un autre particulier?"

10 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, de la réglementation nationale et des dispositions communautaires en cause, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la première question

11 Aux termes de l'article 34, paragraphe 1, du traité, "les restrictions quantitatives à l'exportation, ainsi que toutes mesures d'effet équivalent, sont interdites entre les États membres".

12 Ainsi que la Cour l'a jugé dans l'arrêt du 7 février 1984, Jongeneel Kaas, point 22 (237-83, Rec. p. 483), l'article 34 vise les mesures nationales qui ont pour objet ou pour effet de restreindre spécifiquement les courants d'exportation et d'établir ainsi une différence de traitement entre le commerce intérieur d'un État membre et son commerce d'exportation, de manière à assurer un avantage particulier à la production nationale ou au marché intérieur de l'État intéressé.

13 Tel est précisément le cas d'une réglementation nationale qui, d'une part, limite la quantité de vin susceptible d'être exportée en vrac vers d'autres États membres et qui, d'autre part, ne soumet à aucune restriction quantitative les ventes de vin en vrac entre les entreprises situées à l'intérieur de la région de production.

14 En effet, une telle réglementation a pour effet de restreindre spécifiquement les courants d'exportation du vin en vrac et notamment de procurer ainsi un avantage particulier aux entreprises d'embouteillage situées dans la région de production.

15 Le Gouvernement espagnol a souligné que, l'obligation d'embouteiller le vin dans la région de production constituant une condition pour l'attribution à ce vin de la mention "denominación de origen calificada", une telle exigence relevait de la protection de la propriété industrielle et commerciale, au sens de l'article 36 du traité.

16 En l'état actuel du droit communautaire, il appartient à chaque État membre de définir, dans le cadre tracé par le règlement (CEE) n° 823-87 du Conseil, du 16 mars 1987, établissant des dispositions particulières relatives aux vins de qualité produits dans des régions déterminées (JO L 84, p. 59, ci-après "règlement n° 823-87"), tel que modifié, les conditions auxquelles est soumise l'utilisation du nom d'une zone géographique de son territoire, en tant qu'appellation d'origine permettant de désigner un vin provenant de cette zone. Toutefois, dans la mesure où ces conditions constituent des mesures visées par l'article 34 du traité, elles ne sont justifiées par des raisons tenant à la protection de la propriété industrielle et commerciale, au sens de l'article 36 du traité, que si elles sont nécessaires afin de garantir que l'appellation d'origine remplisse sa fonction spécifique.

17 A cet égard, il convient de relever que l'appellation d'origine a pour fonction spécifique de garantir que le produit qui en est revêtu provient d'une zone géographique déterminée et présente certains caractères particuliers.

18 Par conséquent, l'obligation de mettre le vin en bouteilles dans la région de production, en ce qu'elle constitue une condition à l'utilisation du nom de cette région en tant qu'appellation d'origine, serait justifiée par des raisons visant à garantir que l'appellation d'origine remplisse sa fonction spécifique si l'embouteillage dans la région de production imprimait au vin originaire de cette région des caractères particuliers, de nature à l'individualiser, ou si la mise en bouteilles dans la région de production était indispensable à la conservation des caractères spécifiques que ce vin a acquis.

19 A cet égard, il n'a pas été démontré que la mise en bouteilles du vin en cause dans la région de production était une opération conférant à ce vin des caractères particuliers ou une opération indispensable au maintien des caractères spécifiques qu'il a acquis.

20 Par ailleurs, le Gouvernement espagnol a souligné que les pouvoirs de contrôle conférés au conseil régulateur étaient limités à la région de production. Par conséquent, il serait nécessaire de procéder à l'embouteillage du vin portant la mention "denominación de origen calificada" dans la région de production.

21 Cet argument ne saurait être admis. En effet, le règlement (CEE) n° 986-89 de la Commission, du 10 avril 1989, relatif aux documents accompagnant les transports des produits viti-vinicoles et aux registres à tenir dans le secteur viti-vinicole (JO L 106, p. 1), établit un système de surveillance visant à assurer que l'authenticité du vin n'est pas affectée au cours du transport. Or, le règlement n° 986-89 pose, en son article 9, des règles concernant spécifiquement le transport en vrac des vins visés par le règlement n° 823-87, précité, tels que les vins désignés par la mention "denominación de origen calificada".

22 Lors de l'audience, le Gouvernement espagnol a fait valoir qu'une réglementation telle que la réglementation nationale en cause s'inscrivait dans le cadre d'une politique visant à promouvoir la qualité du vin.

23 Cette justification ne saurait être admise. En effet, il n'a pas été établi que la localisation des activités d'embouteillage était, en tant que telle, susceptible d'affecter la qualité du vin.

24 Une réglementation telle que la réglementation nationale en cause ne saurait pas davantage être justifiée sur la base de l'article 18 du règlement n° 823-87, précité.

25 Certes, en vertu de l'article 18 du règlement n° 823-87, les États membres producteurs peuvent, en tenant compte des usages loyaux et constants, imposer des conditions de circulation additionnelles ou plus rigoureuses que celles posées par le règlement n° 823-87, pour les vins de qualité produits dans des régions déterminées qui sont élaborés sur leur territoire, tels que les vins désignés par la mention "denominación de origen calificada".

26 Toutefois, l'article 18 du règlement n° 823-87 ne saurait être interprété comme autorisant les États membres à imposer des conditions qui seraient contraires aux règles du traité relatives à la circulation de marchandises.

27 Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de répondre à la première question posée par la juridiction nationale qu'une réglementation nationale applicable aux vins portant une appellation d'origine qui limite la quantité de vin susceptible d'être exportée en vrac et qui, par ailleurs, autorise les ventes de vin en vrac à l'intérieur de la région de production, constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'exportation, prohibée par l'article 34 du traité.

Sur la seconde question

28 Ainsi que la Cour l'a jugé dans l'arrêt du 29 novembre 1978, Pigs Marketing Board, point 66 (83-78, Rec. p. 2347), l'article 34 du traité est directement applicable et, en tant que tel, confère aux individus des droits que les juridictions des États membres sont tenues de sauvegarder.

29 Par conséquent, il y a lieu de répondre à la seconde question posée par la juridiction nationale que l'article 34 du traité peut être invoqué par les particuliers devant les juridictions des États membres, à l'occasion de litiges les opposant à d'autres particuliers.

Sur les dépens

30 Les frais exposés par le Gouvernement espagnol, le Gouvernement belge, le Gouvernement néerlandais, le Gouvernement du Royaume-Uni et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle posées par le tribunal de commerce de Bruxelles, par ordonnance du 15 février 1990, dit pour droit:

1) Une réglementation nationale applicable aux vins portant une appellation d'origine qui limite la quantité de vin susceptible d'être exportée en vrac et qui, par ailleurs, autorise les ventes de vin en vrac à l'intérieur de la région de production, constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'exportation, prohibée par l'article 34 du traité CEE.

2) L'article 34 du traité CEE peut être invoqué par les particuliers devant les juridictions des États membres, à l'occasion de litiges les opposant à d'autres particuliers.