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Décisions

CJCE, 9 novembre 1995, n° C-465/93

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Atlanta Fruchthandelsgesellschaft mbH

Défendeur :

Bundesamt für Ernährung und Forstwirtschaft

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Kakouris, Edward, Puissochet, Hirsch

Avocat général :

M. Elmer

Juges :

MM. Mancini, Schockweiler (rapporteur), Moitinho de Almeida, Kapteyn, Gulmann, Murray, Jann, Ragnemalm

Avocats :

Mes Undritz, Schohe

CJCE n° C-465/93

9 novembre 1995

LA COUR,

1 Par ordonnance du 1er décembre 1993, parvenue à la Cour le 14 décembre suivant, le Verwaltungsgericht Frankfurt am Main a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, deux questions préjudicielles sur l'interprétation de l'article 189 du traité CE, plus particulièrement sur le pouvoir du juge national d'ordonner des mesures provisoires qui rendent inapplicable un règlement, en attendant que la Cour, saisie à titre préjudiciel, se soit prononcée sur sa validité.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Atlanta Fruchthandelsgesellschaft mbH et dix-sept autres sociétés du groupe Atlanta (ci-après "Atlanta e.a.") au Bundesamt fuer Ernaehrung und Forstwirtschaft (office fédéral de l'alimentation et de la sylviculture, ci-après le "Bundesamt") au sujet de l'octroi de contingents d'importation de bananes pays tiers.

3 Le règlement (CEE) n° 404-93 du Conseil, du 13 février 1993, portant organisation commune des marchés dans le secteur de la banane (JO L 47, p. 1, ci-après le "règlement") a mis en place, à partir du 1er juillet 1993, un régime commun d'importation qui s'est substitué aux différents régimes nationaux.

4 Le titre IV de ce règlement, relatif au régime des échanges avec les pays tiers, prévoit, à l'article 18, qu'un contingent tarifaire de 2 millions de tonnes/poids net est ouvert pour chaque année pour les importations des bananes pays tiers et des bananes non traditionnelles ACP. Dans le cadre de ce contingent, les importations de bananes non traditionnelles ACP sont soumises à un droit nul et celles de bananes pays tiers à un droit de 100 écus par tonne. En dehors de ce contingent, les importations de bananes non traditionnelles ACP sont assujetties à la perception de 750 écus par tonne et celles des bananes pays tiers à la perception de 850 écus par tonne.

5 L'article 19, paragraphe 1, opère une répartition du contingent tarifaire qui est ouvert à concurrence de 66,5 % à la catégorie des opérateurs qui ont commercialisé des bananes pays tiers et/ou des bananes non traditionnelles ACP, 30 % à la catégorie des opérateurs qui ont commercialisé des bananes communautaires et/ou des bananes traditionnelles ACP et 3,5 % à la catégorie des opérateurs établis dans la Communauté qui ont commencé à commercialiser des bananes autres que les bananes communautaires et/ou traditionnelles ACP à partir de 1992.

6 L'article 21, paragraphe 2, du règlement supprime le contingent annuel d'importation de bananes en franchise de droit de douane dont bénéficiait la République fédérale d'Allemagne en vertu du protocole annexé à la convention d'application relative à l'association des pays et territoires d'outre-mer à la Communauté prévue à l'article 136 du traité.

7 Conformément à la réglementation communautaire, Atlanta e.a., importatrices traditionnelles de bananes pays tiers, ont obtenu, du Bundesamt, des contingents provisoires d'importation de bananes pays tiers pour la période du 1er juillet au 30 septembre 1993.

8 Estimant que le règlement avait limité leurs possibilités d'importation de bananes pays tiers, Atlanta e.a. ont introduit des réclamations devant le Bundesamt.

9 Contre les décisions de rejet de ces réclamations, les requérantes ont introduit un recours en annulation devant le Verwaltungsgericht Frankfurt am Main.

10 Partageant les doutes exprimés par Atlanta e.a. sur la validité du règlement, le Verwaltungsgericht a, par une première ordonnance du 1er décembre 1993, sursis à statuer jusqu'à ce que la Cour de justice se soit prononcée à titre préjudiciel sur sa validité (affaire C-466-93).

11 Atlanta e.a. ont demandé, à titre de mesures provisoires, que le Verwaltungsgericht ordonne au Bundesamt de délivrer des certificats supplémentaires d'importation de bananes pays tiers, pour le second semestre 1993, au-delà des quantités déjà allouées, jusqu'à ce qu'intervienne l'arrêt de la Cour sur le renvoi préjudiciel en appréciation de validité.

12 Dans une seconde ordonnance également datée du 1er décembre 1993, à l'origine du présent renvoi préjudiciel, le Verwaltungsgericht a invité la Cour à statuer sur les questions suivantes:

"1) Une juridiction nationale qui a des doutes sérieux sur la validité d'un règlement communautaire, et qui a de ce fait saisi la Cour de justice des Communautés européennes d'une demande de décision à titre préjudiciel sur la validité du règlement communautaire, peut-elle, au sujet d'un acte administratif d'une autorité nationale fondé sur le règlement communautaire soumis à la Cour, prescrire par une ordonnance de référé, dans l'attente de l'arrêt de la Cour, des mesures provisoires aménageant ou régissant les situations juridiques ou les rapports de droit litigieux?

2) Dans l'hypothèse où la première question appelle une réponse affirmative:

Sous quelles conditions une juridiction nationale est-elle autorisée en pareil cas à ordonner des mesures provisoires? Convient-il, du point de vue des conditions requises pour ordonner des mesures provisoires, de faire une distinction entre des mesures provisoires visant à consolider une situation juridique déjà existante et des mesures provisoires visant à fonder une nouvelle situation juridique?"

13 Dans la même décision, le Verwaltungsgericht a ordonné au Bundesamt de délivrer à titre provisoire aux demanderesses, pour les mois de novembre et de décembre 1993, des certificats d'importation supplémentaires assortis d'un droit de douane de 100 écus par tonne.

14 La délivrance des certificats a été soumise à la condition que les requérantes ne fassent pas provisoirement usage des certificats d'importation qui leur ont été délivrés pour 1994 en matière d'importation de bananes pays tiers, assortis d'un droit de 100 écus par tonne, dans la mesure où leur ont été délivrés, pour l'année 1993, aux termes de l'ordonnance, outre le contingent définitif, à titre provisoire, des certificats d'importation supplémentaires. Cette condition vise à garantir la possibilité, au cas où les requérantes succomberaient au principal, d'imputer les contingents supplémentaires, qui leur ont été attribués pour 1993, aux contingents qui leur reviennent pour 1994.

15 Dans l'ordonnance de renvoi le Verwaltungsgericht rappelle que, dans l'arrêt du 21 février 1991, Zuckerfabrik Suederdithmarschen et Zuckerfabrik Soest (C-143-88 et C-92-89, Rec. p. I-415, ci-après l'"arrêt Zuckerfabrik"), la Cour a jugé que la cohérence de la protection provisoire des justiciables exige que le juge national, qui a saisi la Cour d'un renvoi préjudiciel en appréciation de la validité d'un règlement, puisse surseoir à l'exécution d'un acte administratif national fondé sur ce règlement. La Cour ne se serait toutefois pas encore prononcée sur le pouvoir du juge national d'ordonner, dans de telles circonstances, des mesures provisoires qui créent au profit du justiciable une situation juridique nouvelle. La juridiction de renvoi donne à considérer que l'octroi d'une telle protection provisoire peut mettre en cause le plein effet de ce règlement dans tous les États membres.

16 L'octroi des mesures provisoires, dans le cas d'espèce, est motivé par la considération qu'un refus contreviendrait au principe de la protection juridictionnelle, consacré par l'article 19, paragraphe 4, du Grundgesetz (loi fondamentale). Si le Verwaltungsgericht n'était pas compétent pour accorder en référé une protection à l'égard des actes administratifs des autorités nationales fondés sur le droit communautaire, il devrait saisir le Bundesverfassungsgericht de la question de la compatibilité de la loi nationale d'approbation du traité CEE avec l'article 19, paragraphe 4, du Grundgesetz. En ce qui concerne les conditions d'octroi des mesures provisoires, le Verwaltungsgericht se réfère à l'article 186 du traité CE.

17 Par ordonnance du 29 juin 1993, Allemagne/Conseil (C-280-93 R, Rec. p. I-3667), la Cour, jugeant que les conditions d'octroi des mesures provisoires sollicitées n'étaient pas remplies, a rejeté une demande en référé visant à autoriser la République fédérale d'Allemagne, jusqu'à ce que la Cour ait statué au principal, à importer en franchise de droits de douane des bananes originaires de pays tiers dans les mêmes quantités annuelles qu'en 1992.

18 Par arrêt du 5 octobre 1994, Allemagne/Conseil (C-280-93, Rec. p. I-4973), la Cour a rejeté le recours en annulation introduit contre le règlement.

Sur la première question relative au principe de l'octroi de mesures provisoires

19 Par la première question, le Verwaltungsgericht demande en substance si l'article 189 du traité doit être interprété en ce sens qu'il exclut le pouvoir, pour les juridictions nationales, d'accorder des mesures provisoires aménageant ou régissant les situations ou les rapports de droit litigieux au sujet d'un acte administratif national fondé sur un règlement communautaire qui fait l'objet d'un renvoi préjudiciel en appréciation de validité.

20 A cet égard, il convient de rappeler que la Cour a jugé, dans l'arrêt Zuckerfabrik, que les dispositions de l'article 189, deuxième alinéa, du traité ne peuvent faire obstacle à la protection juridictionnelle que les justiciables tiennent du droit communautaire. Lorsque la mise en œuvre administrative de règlements communautaires incombe aux instances nationales, la protection juridictionnelle garantie par le droit communautaire comporte le droit pour les justiciables de contester, de façon incidente, la légalité de ces règlements devant le juge national et d'amener celui-ci à saisir la Cour de questions préjudicielles (point 16).

21 Ce droit serait compromis si, dans l'attente d'un arrêt de la Cour, seule compétente pour constater l'invalidité d'un règlement communautaire (voir arrêt du 22 octobre 1987, Foto-Frost, 314-85, Rec. p. 4199, point 20), le justiciable n'était pas, lorsque certaines conditions sont remplies, en mesure d'obtenir une décision de sursis qui permette de paralyser, pour ce qui le concerne, les effets du règlement critiqué (arrêt Zuckerfabrik, point 17).

22 Ainsi que la Cour l'a relevé dans l'arrêt Foto-Frost (point 16), le renvoi en appréciation de validité constitue, au même titre que le recours en annulation, une modalité du contrôle de la légalité des actes des institutions communautaires. Or, dans le cadre du recours en annulation, l'article 185 du traité CE donne à la partie requérante la faculté de demander le sursis à l'exécution de l'acte attaqué et à la Cour la compétence pour l'octroyer. La cohérence du système de protection provisoire exige donc que le juge national puisse également ordonner le sursis à l'exécution d'un acte administratif national fondé sur un règlement communautaire dont la légalité est contestée (arrêt Zuckerfabrik, point 18).

23 Par ailleurs, dans l'arrêt du 19 juin 1990, Factortame e.a. (C-213-89, Rec. p. I-2433), rendu à l'occasion d'une affaire où était en cause la compatibilité d'une loi nationale avec le droit communautaire, la Cour a estimé, en se référant à l'effet utile de l'article 177, que la juridiction nationale, qui l'avait saisie de questions préjudicielles en interprétation en vue d'être en mesure de trancher ce problème de compatibilité, devait avoir la possibilité d'ordonner des mesures provisoires et de suspendre l'application de la loi nationale critiquée, jusqu'à ce qu'elle rende son jugement en considération de l'interprétation donnée au titre de l'article 177 (arrêt Zuckerfabrik, point 19).

24 La protection provisoire qui est assurée aux justiciables devant les juridictions nationales par le droit communautaire ne saurait varier, selon qu'ils contestent la compatibilité de dispositions de droit national avec le droit communautaire ou la validité d'actes communautaires de droit dérivé, dès lors que, dans les deux cas, la contestation est fondée sur le droit communautaire lui-même (arrêt Zuckerfabrik, point 20).

25 Dans l'arrêt Zuckerfabrik la Cour a dès lors dit pour droit que l'article 189 doit être interprété en ce sens qu'il n'exclut pas le pouvoir, pour les juridictions nationales, d'accorder un sursis à l'exécution d'un acte administratif national pris sur la base d'un règlement communautaire.

26 Il convient de rappeler que, dans le présent renvoi préjudiciel, la juridiction nationale interroge la Cour non pas sur la question du sursis à l'exécution d'un acte national pris sur la base d'un règlement communautaire, mais sur l'octroi d'une mesure positive qui rend provisoirement inapplicable ce règlement.

27 A cet égard, il convient de noter que, dans le cadre du recours en annulation, le traité n'autorise pas seulement la Cour, à l'article 185, à ordonner le sursis à l'exécution de l'acte attaqué, mais l'investit également, à l'article 186, du pouvoir de prescrire les mesures provisoires nécessaires.

28 La protection provisoire que les juridictions nationales doivent assurer aux justiciables, en vertu du droit communautaire, ne saurait varier selon que ces derniers demandent le sursis à l'exécution d'un acte administratif national pris sur la base d'un règlement communautaire ou l'octroi de mesures provisoires aménageant ou régissant à leur profit des situations juridiques ou des rapports de droit litigieux.

29 Contrairement à ce qu'ont soutenu les gouvernements espagnol et italien, l'octroi de telles mesures provisoires n'a pas, par nature, des répercussions plus importantes sur l'ordre juridique communautaire que le simple sursis à l'exécution de l'acte national adopté sur la base d'un règlement. La répercussion de la mesure de référé, quelle qu'elle soit, sur l'ordre communautaire doit être appréciée dans la mise en balance entre l'intérêt de la Communauté et celui du justiciable qui fait l'objet de la seconde question préjudicielle.

30 Au vu des considérations qui précèdent, il y a dès lors lieu de répondre à la première question que l'article 189 du traité doit être interprété en ce sens qu'il n'exclut pas le pouvoir, pour les juridictions nationales, d'accorder des mesures provisoires aménageant ou régissant les situations juridiques ou les rapports de droit litigieux au sujet d'un acte administratif national fondé sur un règlement communautaire qui fait l'objet d'un renvoi préjudiciel en appréciation de validité.

Sur la seconde question relative aux conditions d'octroi des mesures provisoires

31 Le Verwaltungsgericht demande ensuite sous quelles conditions les juridictions nationales peuvent ordonner de telles mesures provisoires.

32 A cet égard, il convient de rappeler que, dans l'arrêt Zuckerfabrik, la Cour a dit pour droit que le sursis à l'exécution d'un acte administratif national pris en exécution d'un règlement communautaire ne peut être accordé par une juridiction nationale que si cette juridiction a des doutes sérieux sur la validité de l'acte communautaire et que si, pour le cas où la Cour ne serait pas déjà saisie de la question de validité de l'acte contesté, elle la lui renvoie elle-même, que s'il y a urgence et que si le requérant est menacé d'un préjudice grave et irréparable, et que si cette juridiction prend dûment en compte l'intérêt de la Communauté.

33 Le respect de ces conditions s'impose pour l'octroi, par la juridiction nationale, de toute mesure de référé, y compris d'une mesure positive qui rend provisoirement inapplicable, au profit du justiciable, le règlement dont la validité est contestée.

34 Le contexte de la présente affaire donne toutefois à la Cour l'occasion de préciser ces conditions.

35 Dans l'arrêt Zuckerfabrik (point 23), la Cour a jugé que des mesures provisoires ne peuvent être prises que si les circonstances de fait et de droit invoquées par les requérants amènent la juridiction nationale à la conviction qu'il y a des doutes sérieux sur la validité du règlement communautaire sur lequel est fondé l'acte administratif attaqué. Seule la possibilité d'une constatation d'invalidité, réservée à la Cour, peut, en effet, justifier l'octroi de mesures provisoires.

36 Cette exigence implique que la juridiction nationale ne peut pas se limiter à saisir la Cour d'un renvoi préjudiciel en appréciation de validité du règlement, mais doit indiquer, au moment d'octroyer la mesure de référé, les raisons pour lesquelles elle estime que la Cour sera amenée à constater l'invalidité de ce règlement.

37 A cet égard, la juridiction nationale doit tenir compte de l'étendue de la marge d'appréciation qui doit, au regard de la jurisprudence de la Cour, être reconnue aux institutions communautaires selon les secteurs concernés.

38 La Cour a également jugé, dans l'arrêt Zuckerfabrik (point 24), que l'octroi des mesures doit conserver un caractère provisoire. La juridiction nationale statuant en référé ne peut donc accorder et maintenir les mesures provisoires que tant que la Cour n'a pas constaté que l'examen des questions préjudicielles n'a pas révélé l'existence d'éléments de nature à affecter la validité du règlement en cause.

39 Comme le pouvoir des juridictions nationales d'octroyer des mesures provisoires correspond à la compétence réservée à la Cour par l'article 186 dans le cadre des recours formés sur la base de l'article 173 du traité, il convient que ces juridictions nationales n'accordent ces mesures que dans les conditions du référé devant la Cour (arrêt Zuckerfabrik, point 27).

40 A cet égard, la Cour a reconnu dans l'arrêt Zuckerfabrik (point 28) qu'il résulte d'une jurisprudence constante que des mesures de référé ne peuvent être prises que si elles sont urgentes, autrement dit s'il est nécessaire qu'elles soient édictées et portent leurs effets dès avant la décision sur le fond, pour éviter que la partie qui les sollicite subisse un préjudice grave et irréparable.

41 Pour ce qui est de l'urgence, il convient de préciser que le préjudice invoqué par le requérant doit être susceptible de se concrétiser avant même que la Cour ait pu statuer sur la validité de l'acte communautaire attaqué. Quant à la nature du préjudice, ainsi que la Cour l'a plusieurs fois jugé, un préjudice purement pécuniaire ne saurait, en principe, être regardé comme irréparable. Toutefois, il appartient à la juridiction des référés d'examiner les circonstances propres à chaque espèce. A cet égard, elle doit apprécier les éléments permettant d'établir si l'exécution immédiate de l'acte au sujet duquel la demande de mesures provisoires est formulée serait de nature à entraîner pour le requérant des dommages irréversibles qui ne pourraient être réparés si l'acte communautaire devait être déclaré invalide (arrêt Zuckerfabrik, point 29).

42 Par ailleurs, le juge national chargé d'appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions de droit communautaire a l'obligation d'assurer le plein effet du droit communautaire et donc, en cas de doute sur la validité des règlements communautaires, celle de prendre en compte l'intérêt de la Communauté à ce que ces règlements ne soient pas écartés sans garantie sérieuse (arrêt Zuckerfabrik, point 30).

43 Afin de remplir cette obligation, la juridiction nationale, saisie d'une demande de mesure provisoire, doit d'abord vérifier si l'acte communautaire qui est en cause ne se trouverait pas, à défaut d'application immédiate, privé de tout effet utile (arrêt Zuckerfabrik, point 31).

44 A cet égard, la juridiction nationale doit tenir compte de l'atteinte que la mesure de référé peut porter au régime juridique mis en place par ce règlement dans toute la Communauté. Il lui incombe de prendre en considération, d'une part, l'effet cumulatif provoqué, dans l'hypothèse où une multitude de juridictions adopteraient également des mesures de référé pour des motifs analogues, et, d'autre part, la spécificité de la situation du demandeur qui le différencie des autres opérateurs économiques concernés.

45 Lorsque l'octroi de mesures de référé est susceptible d'entraîner un risque financier pour la Communauté, la juridiction nationale doit, par ailleurs, pouvoir imposer au requérant des garanties suffisantes, telles que le versement d'une caution ou la constitution d'un séquestre (arrêt Zuckerfabrik, point 32).

46 Dans l'appréciation des conditions d'octroi de la mesure de référé, la juridiction nationale est tenue, en vertu de l'article 5 du traité, de respecter ce qui a été jugé par la juridiction communautaire sur les questions en litige devant elle. Ainsi, lorsque la Cour a rejeté au fond un recours en annulation contre le règlement en cause ou a constaté, dans le cadre d'un renvoi préjudiciel en appréciation de validité, que l'examen des questions préjudicielles n'a pas révélé l'existence d'éléments de nature à affecter la validité de ce règlement, la juridiction nationale ne peut plus octroyer des mesures de référé ou doit y mettre un terme, à moins que les motifs d'illégalité avancés devant elle soient différents des moyens d'annulation ou des motifs d'illégalité que la Cour a rejetés dans son arrêt. La même conclusion s'impose si le Tribunal de première instance, dans un arrêt passé en force de chose jugée, a rejeté au fond un recours en annulation contre le règlement ou une exception d'illégalité.

47 En l'espèce, saisie de la même situation de fait que celle à la base du litige devant la juridiction nationale, la Cour a jugé que les États membres, à l'origine d'un recours en annulation du règlement, sont responsables des intérêts, notamment économiques et sociaux, considérés comme généraux sur le plan national et ont, à ce titre, qualité pour agir en justice en vue d'en assurer la défense. En conséquence, ils peuvent faire état de préjudices affectant un secteur entier de leur économie, notamment lorsque la mesure communautaire contestée est susceptible d'entraîner des répercussions défavorables sur le niveau de l'emploi et le coût de la vie (ordonnance Allemagne/Conseil, précitée, point 27).

48 Il appartient certes à la juridiction nationale, appelée à sauvegarder les droits des particuliers, d'apprécier dans quelle mesure le refus d'une mesure de référé est de nature à affecter de façon grave et irréparable des intérêts individuels importants des particuliers.

49 Toutefois, dans l'hypothèse où le requérant ne peut pas faire état d'une situation spécifique qui le différencie des autres opérateurs économiques du secteur concerné, la juridiction nationale doit respecter l'appréciation qu'aurait déjà portée la Cour sur le caractère grave et irréparable du préjudice.

50 L'obligation pour la juridiction nationale de respecter une décision éventuelle de la Cour vaut tout particulièrement pour l'appréciation par la Cour de l'intérêt de la Communauté et de la mise en balance de cet intérêt avec celui du secteur économique concerné.

51 Il résulte des considérations qui précèdent qu'il y a lieu de répondre à la seconde question posée par le Verwaltungsgericht Frankfurt am Main que des mesures provisoires, au sujet d'un acte administratif national pris en exécution d'un règlement communautaire, ne peuvent être accordées par une juridiction nationale que:

* si cette juridiction a des doutes sérieux sur la validité de l'acte communautaire et si, pour le cas où la Cour ne serait pas déjà saisie de la question de validité de l'acte contesté, elle la lui renvoie elle-même;

* s'il y a urgence en ce sens que les mesures provisoires sont nécessaires pour éviter que la partie qui les sollicite subisse un préjudice grave et irréparable;

* si la juridiction prend dûment en compte l'intérêt de la Communauté;

* si, dans l'appréciation de toutes ces conditions, la juridiction nationale respecte les décisions de la Cour ou du Tribunal de première instance statuant sur la légalité du règlement ou une ordonnance de référé visant à l'octroi, au niveau communautaire, de mesures provisoires similaires.

Sur les dépens

52 Les frais exposés par les gouvernements allemand, espagnol, français, italien et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par le Verwaltungsgericht Frankfurt am Main, par ordonnance du 1er décembre 1993, dit pour droit:

1) L'article 189 du traité CE doit être interprété en ce sens qu'il n'exclut pas le pouvoir, pour les juridictions nationales, d'accorder des mesures provisoires aménageant ou régissant les situations juridiques ou les rapports de droit litigieux au sujet d'un acte administratif national fondé sur un règlement communautaire qui fait l'objet d'un renvoi préjudiciel en appréciation de validité.

2) De telles mesures provisoires ne peuvent être accordées par la juridiction nationale que:

* si cette juridiction a des doutes sérieux sur la validité de l'acte communautaire et si, pour le cas où la Cour ne serait pas déjà saisie de la question de validité de l'acte contesté, elle la lui renvoie elle-même;

* s'il y a urgence en ce sens que les mesures provisoires sont nécessaires pour éviter que la partie qui les sollicite subisse un préjudice grave et irréparable;

* si la juridiction prend dûment en compte l'intérêt de la Communauté;

* si, dans l'appréciation de toutes ces conditions, la juridiction nationale respecte les décisions de la Cour ou du Tribunal de première instance statuant sur la légalité du règlement ou une ordonnance de référé visant à l'octroi, au niveau communautaire, de mesures provisoires similaires.