CJCE, 9 novembre 1983, n° 199-82
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Administration des financés de l'État italien
Défendeur :
SpA San Giorgio
LA COUR,
1. Par ordonnance du 23 juillet 1982, parvenue à la Cour le 5 août 1982, le Président instructeur du Tribunal de Trento a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, des questions préjudicielles concernant, d'une part, la détermination des principes du traité CEE relatifs au remboursement des taxes perçues en violation du droit communautaire, d'autre part, l'interprétation du règlement n° 1430-79 du Conseil, du 2 juillet 1979, relatif au remboursement ou à la remise des droits à l'importation ou à l'exportation (JO L 175, p. 1).
2. Il résulte du dossier que la société San Giorgio, demanderesse au principal, a, au cours d'une période allant de 1974 à 1977, dû s'acquitter des droits de visite sanitaire perçus, en violation du droit communautaire, à l'importation des produits laitiers en provenance d'Etats membres de la CEE.
3. La société San Giorgio ayant saisi le Tribunal de Trento d'une demande en restitution des montants en question, le Président de ce tribunal a, par un décret émis dans le cadre d'une procédure en injonction, ordonné à l'administration des Finances de l'Etat de rembourser à la société San Giorgio une somme de 65 160 585 lires et autorisé l'exécution provisoire de ce décret.
4. L'administration des Finances, après avoir fait opposition au décret du Président du tribunal, a présenté une demande en suspension de l'exécution de ce décret. A l'appui de cette demande, elle a invoqué l'article 10 du décret-loi n° 430, du 10 juillet 1982, portant dispositions en matière d'impôts de fabrication, mouvements des produits pétroliers, impôts directs, taxe sur la valeur ajoutée et sanctions afférentes (Guri n° 190 du 13.7.1982), qui dispose en ces termes :
" Une personne ayant indûment payé des droits de douane à l'importation, des impôts de fabrication, des impôts de consommation ou des droits d'Etat, même antérieurement à la date d'entrée en vigueur du présent décret, n'a pas droit au remboursement des sommes payées, sauf cas d'erreur matérielle, lorsque la charge correspondante a été répercutée, de quelque manière que ce soit, sur d'autres personnes.
La charge est présumée répercutée chaque fois que les marchandises pour lesquelles le paiement a été effectué ont été cédées, même après ouvraison, transformation, montage, assemblage ou adaptation, sauf preuve documentaire contraire... ".
5. La société San Giorgio ayant mis en doute la compatibilité de ces dispositions avec les principes de l'ordre juridique communautaire, le Président du tribunal, considérant le caractère sérieux des remarques faites et leur importance pour la décision relative à la demande de suspension de l'exécution provisoire, a demandé à la Cour de répondre aux questions suivantes :
1) qu'il plaise à la Cour préciser, à titre de clarification et, s'il y a lieu, en complément de sa jurisprudence telle qu'elle résulte notamment des arrêts du 27 mars 1980 dans l'affaire 61-79 (ministère des Finances/société Denkavit), du 10 juillet 1980 dans l'affaire 811-79 (ministère des Finances/société Ariété) et du 10 juillet 1980 dans l'affaire 826-79 (ministère des Finances/société Mireco):
a) si une loi nationale qui (par dérogation aux règles générales concernant la répétition de l'indu) subordonne le remboursement de certains droits (parmi lesquels, notamment, les droits de visite sanitaire) indûment perçus contrairement aux prescriptions du droit communautaire, en tant que taxe d'effet équivalant à un droit de douane, à la preuve qu'ils n'ont pas été répercutés sur d'autres personnes et qui, par contre, ne soumet pas à la même condition le remboursement de tout autre impôt, droit ou redevance indûment perçu, doit être considérée comme discriminatoire et contraire aux principes de l'ordre juridique communautaire ; et si le fait que les redevances visées par ladite règle ont été, en pratique, indûment perçues uniquement parce qu'elles sont contraires à une règle de droit communautaire revêt de l'importance ;
b) si la preuve documentaire négative qui, en vertu de la loi nationale précitée, constitue la seule condition du remboursement des redevances indûment perçues rend pratiquement impossible l'exercice des droits que les juges nationaux sont tenus de sauvegarder.
2) si un régime communautaire, qui réglemente la restitution des droits indûment perçus sans prévoir aucune exception pour le cas de répercussion de la charge sur d'autres personnes, a été instauré pour la première fois à partir du 1er juillet 1980, date d'entrée en vigueur du règlement n° 1430-79 du Conseil, du 2 juillet 1979, relatif au remboursement ou à la remise des droits à l'importation ou à l'exportation, qui s'applique textuellement (article 1, paragraphe 2) aux droits de douane et aux taxes d'effet équivalent ; si ce régime doit prévaloir sur toute autre loi nationale plus ancienne ou plus récente.
6. Il y a lieu de noter que le décret-loi n° 430, applicable au moment où le Président du tribunal a décidé de saisir la Cour, n'a pas été converti en loi, mais que des dispositions matériellement identiques à celles de son article 10 ont été reprises ultérieurement à l'article 19 du décret-loi n° 688, du 30 septembre 1982, portant mesures urgentes en matière de recettes fiscales, converti en loi par la loi n° 873 du 27 novembre 1982 (Guri n° 270 du 30. 9. 1982, et n° 328 du 29. 11. 1982). Cette disposition est libellée comme suit :
" Toute personne ayant indûment payé des droits de douane à l'importation, des impôts de fabrication, des impôts de consommation ou des droits d'Etat, même antérieurement à la date d'entrée en vigueur du présent décret, a droit au remboursement des sommes payées si elle prouve documentairement que la charge correspondante n'a pas été répercutée, de quelque manière que ce soit, sur d'autres personnes, sauf le cas d'erreur matérielle.
La preuve documentaire, visée à l'alinéa précédent, doit être fournie également lorsque les marchandises pour lesquelles le paiement a été effectué ont été cédées après ouvraison, transformation, montage, assemblage ou adaptation... ".
Sur la recevabilité
7. Le Gouvernement italien conteste la recevabilité des questions adressées à la Cour par le Président du tribunal au cours de la phase préliminaire de la procédure. Il fait valoir qu'une demande de décision préjudicielle ne saurait être admise dans le cadre d'une procédure en injonction, le jugement à rendre au sens du deuxième alinéa de l'article 177 relevant, non du président instructeur, mais du tribunal en tant que collège.
8. La Cour rappelle, à ce sujet, sa jurisprudence constante selon laquelle le droit de saisine en vertu de l'article 177 appartient à toute juridiction des Etats membres, quels que soient, par ailleurs, le stade du contentieux dont une telle juridiction se trouve saisie et la nature de la décision qu'elle est appelée à rendre (voir, à ce sujet, en particulier, les arrêts des 14.12.1971, Politi, 43-71, Recueil p. 1039, 21.2.1974, Birra Dreher, 162-73, Recueil p. 201, et 28. 6. 1978, Simmenthal, 70-77, Recueil p. 1453).
9. Il convient de constater à cet égard que tant le décret d'injonction émis par le Président du tribunal que la décision sur une éventuelle suspension de ce décret à la suite de l'opposition de l'administration des Finances entrent dans le cadre des actes visés par l'article 177, alinéa 2, du traité.
10. L'objection préliminaire soulevée par le Gouvernement italien n'est donc pas fondée.
Sur la première question
11. Par la première question, il est demandé, en substance, si un Etat membre peut subordonner le remboursement de taxes nationales perçues en violation des prescriptions du droit communautaire à la preuve que ces taxes n'ont pas été répercutées sur d'autres personnes
- si le remboursement est subordonné à des règles de preuve qui rendent pratiquement impossible l'exercice de droits que les juges nationaux ont l'obligation de protéger ;
- si le remboursement de tout autre impôt, droit ou taxe de caractère national, indûment perçu, n'est pas soumis aux mêmes conditions restrictives.
12. Il y a lieu de faire remarquer à ce sujet, en premier lieu, que le droit d'obtenir le remboursement de taxes perçues par un Etat membre en violation des règles du droit communautaire est la conséquence et le complément des droits conférés aux justiciables par les dispositions communautaires interdisant les taxes d'effet équivalant aux droits de douane ou, selon le cas, l'application discriminatoire de taxes intérieures. S'il est vrai que le remboursement ne peut être poursuivi que dans le cadre des conditions, de fond et de forme, fixées par les diverses législations nationales en la matière, il n'en reste pas moins, ainsi qu'il résulte d'une jurisprudence constante de la Cour, que ces conditions ne sauraient être moins favorables que celles qui concernent des réclamations semblables de nature interne et qu'elles ne sauraient être aménagées de manière à rendre pratiquement impossible l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire (voir, à ce sujet, les arrêts suivants de la Cour : 16.12.1976, Rewe et Comet, 33 et 45-76, Recueil p. 1989 et 2043 ; 27.2.1980, Hans Just/ministère danois des Impôts et accises, 68-79, Recueil p. 501 ; 27.3.1980, Denkavit Italiana, 61-79, Recueil p. 1205 ; 10.7.1980, Ariété et Mireco, 811 et 826-79, Recueil p. 2545 et 2559, les trois dernières décisions citées par le juge de renvoi).
13. Toutefois, ainsi que la Cour l'a également reconnu dans sa jurisprudence antérieure et, en particulier, dans son arrêt déjà cité du 27 février 1980 (Hans Just), le droit communautaire ne fait pas obstacle à ce qu'un système juridique national refuse une restitution de taxes indûment perçues lorsque celle-ci entraînerait un enrichissement sans causé des ayants droit. Rien ne s'oppose donc, du point de vue du droit communautaire, à ce que les juridictions tiennent compte, conformément à leur droit national, du fait que les taxes indûment perçues ont pu être incorporées dans le prix des marchandises et répercutées ainsi sur les acheteurs. On ne saurait dès lors considérer comme contraires au droit communautaire, dans leur principe, des dispositions législatives nationales qui excluent le remboursement d'impôts, droits et taxes perçus en violation du droit communautaire lorsqu'il est établi que la personne astreinte au paiement de ces droits les a effectivement répercutés sur d'autres sujets.
14. Par contre, seraient incompatibles avec le droit communautaire toutes modalités de preuve dont l'effet est de rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l'obtention du remboursement de taxes perçues en violation du droit communautaire. Tel est le cas notamment de présomptions ou de règles de preuve qui visent à rejeter sur le contribuable la charge d'établir que les taxes indûment payées n'ont pas été répercutées sur d'autre sujets, ou de limitations particulières en ce qui concerne la forme des preuves à rapporter, comme l'exclusion de tout mode de preuve autre que la preuve documentaire. L'incompatibilité de la perception avec le droit communautaire étant établie, le juge doit garder sa liberté dans l'appréciation de la question de savoir si la charge de la taxe a été transférée ou non, en tout ou en partie, sur d'autres sujets.
15. Dans une économie de marché fondée sur la liberté de concurrence, la question de savoir si et dans quelle mesure une charge fiscale imposée à l'importateur a pu être effectivement répercutée sur les échelons économiques successifs comporte une marge d'incertitude qui ne saurait être imputée systématiquement à la personne astreinte au paiement d'une taxe contraire au droit communautaire.
16. Par ailleurs, le juge national interroge la Cour sur la question de savoir si une réglementation restrictive du remboursement de taxes perçues en violation du droit communautaire est compatible avec les principes du traité CEE lorsqu'elle n'est pas appliquée de manière identique à tout autre impôt, droit ou taxe de caractère national. Il évoque à ce sujet les arrêt dans lesquels la Cour, après avoir constaté que le problème de la contestation de taxes illégalement réclamées ou de la restitution de taxes indûment payées est résolu de différentes manières dans les Etats membres et même à l'intérieur d'un même Etat, selon les divers types d'impôts et taxes en cause (voir, en particulier, l'arrêt du 27. 3. 1980, Denkavit Italiana), a souligné que les justiciables qui font valoir des droits en vertu des dispositions du droit communautaire ne peuvent pas être traités moins favorablement que les personnes qui soulèvent des réclamations similaires sur la base du droit interne.
17. Il y a lieu de préciser à ce propos que l'exigence de non-discrimination formulée par la Cour ne saurait être entendue comme justifiant des mesures législatives destinées à rendre pratiquement impossible tout remboursement de taxes perçues en violation du droit communautaire, à condition que le même traitement soit étendu aux contribuables qui ont des réclamations similaires à faire valoir en raison d'une méconnaissance du droit fiscal national. Le fait qu'un régime de preuve reconnu incompatible avec les règles du droit communautaire soit étendu, par la loi, à une partie notable des impôts, droits et taxes nationaux ou même à leur ensemble ne serait donc pas une raison de refuser le remboursement de taxes perçues en violation du droit communautaire.
18. Il y a donc lieu de répondre à la première question qu'un Etat membre ne saurait subordonner le remboursement de taxes nationales perçues en violation des prescriptions du droit communautaire à la preuve que ces taxes n'ont pas été répercutées sur d'autres personnes si le remboursement est subordonné à des règles de preuve qui rendent pratiquement impossible l'exercice de ce droit, cela même dans le cas où le remboursement d'autres impôts, droits ou taxes perçus en violation du droit national serait soumis aux mêmes conditions restrictives.
Sur la deuxième question
19. Par la deuxième question, il est demandé si une solution aux problèmes exposés dans la première question peut être dérivée du règlement n° 1430-79 du Conseil, du 2 juillet 1979, relatif au remboursement ou à la remise des droits à l'importation ou à l'exportation (JO L 175, p. 1).
20. Il convient d'attirer l'attention du juge national sur le fait que ce règlement, qui régit le remboursement ou la remise des droits à l'importation ou à l'exportation indûment perçus, ne s'applique, aux termes de son article 1, paragraphe 2, qu'aux droits, taxes, prélèvements et impositions établis par diverses réglementations communautaires et perçus par les Etats membres pour compte de la Communauté. Comme tel, ce règlement n'est pas applicable aux droits, impôts et taxes nationaux, éventuellement perçus en violation du droit communautaire.
21. S'il est vrai que ce règlement vise à assurer la restitution de redevances communautaires indûment perçues et organise, à cet effet, une procédure précise, il n'en reste pas moins qu'il est inapplicable à la question du remboursement de taxes nationales.
Sur les dépens
22. Les frais exposés par le Gouvernement de la République italienne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Président instructeur du Tribunal de Trento par ordonnance du 23 juillet 1982, dit pour droit :
Un Etat membre ne saurait subordonner le remboursement de taxes nationales perçues en violation des prescriptions du droit communautaire à la preuve que ces taxes n'ont pas été répercutées sur d'autres personnes si le remboursement est subordonné à des règles de preuve qui rendent pratiquement impossible l'exercice de ce droit, cela même dans le cas ou le remboursement d'autres impôts, droits ou taxes perçus en violation du droit national serait soumis aux mêmes conditions restrictives.