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Décisions

CJCE, 4 février 1988, n° 157-86

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Murphy

Défendeur :

An Bord Telecom Eireann

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bosco

Avocat général :

M. Lenz

Juges :

MM. Everling, Bahlmann, Galmot, Kakouris, O'Higgins, Schockweiler

CJCE n° 157-86

4 février 1988

LA COUR,

1. Par ordonnance du 4 mars 1986, parvenue à la Cour le 30 juin suivant, la High Court d'Irlande a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 119 du traité CEE et de l'article 1er de la directive 75-117 du Conseil, du 10 février 1975, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives à l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins (JO L 45, p. 19).

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une procédure engagée par Mme Mary Murphy et 28 autres travailleurs de sexe féminin contre leur employeur, la société An Bord Telecom Eireann. Lesdits travailleurs, qui relèvent de la catégorie d'ouvrières d'usine (" factory workers ") et dont le travail consiste notamment à démonter, à nettoyer, à huiler et à remonter des téléphones et d'autres matériels, revendiquent le droit d'être rémunérés au même tarif qu'un employé masculin spécifié, travaillant dans le même établissement en qualité de magasinier (" stores labourer ") et dont le travail consiste à nettoyer, à rassembler et à livrer du matériel et des composants et, plus généralement, à apporter une aide selon les besoins.

3. Il ressort du dossier que l'"Equality Officer", auquel la demande a été déférée en premier lieu, suivant la procédure prévue par l'anti-discrimination (PAY) Act de 1974, a estimé que le travail accompli par les demanderesses était, dans son ensemble, supérieur à celui accompli par le collègue masculin en cause et ne constituait, de ce fait, pas un "même travail" au sens de la loi précitée. L'"Equality Officer" a donc considéré qu'il ne pouvait pas, déjà pour cette raison, recommander que soit appliquée aux demanderesses une rémunération selon le même barème que celui appliqué à leur collègue masculin, sans qu'il soit besoin de prendre position sur la question de savoir si la différence de rémunération dont il s'agit comporte une discrimination en raison du sexe.

4. Ces conclusions ayant été confirmées en appel par la Labour Court, les demanderesses se sont pourvues en appel sur un point de droit devant la High Court. Celle-ci, tout en confirmant l'interprétation de l'anti-discrimination (PAY) Act adoptée par l'"Equality Officer" et la Labour Court, s'est interrogée sur la compatibilité de la législation nationale avec la réglementation communautaire en matière d'égalité des rémunérations. C'est dans cette perspective que la High Court a sursis à statuer et a posé à la Cour les questions suivantes :

"1) le principe de droit communautaire de l'égalité des rémunérations pour un même travail s'étend-il à une demande d'égalité de rémunération au titre d'un travail de valeur égale lorsque le travail du demandeur a été considéré comme ayant une valeur supérieure à celle du travail de la personne que le demandeur a retenue comme base de comparaison ?"

2) en cas de réponse affirmative à la première question : "cette réponse est-elle commandée par les dispositions de l'article 1er de la directive 75-117-CEE du Conseil, du 10 février 1975, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives à l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins ?"

3) dans l'affirmative : "l'article 1er de la directive précitée est-il directement applicable dans les Etats membres ?"

5. Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, des dispositions communautaires en cause ainsi que du déroulement de la procédure et des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la première question

6. Du rapprochement des trois questions préjudicielles et des explications fournies dans les motifs de l'ordonnance de renvoi, il apparaît que la première question vise en substance a savoir si l'article 119 du traité CEE doit être interprété en ce sens qu'il vise également l'hypothèse dans laquelle le travailleur, invoquant le bénéfice de cette disposition pour obtenir une rémunération égale au sens de celle-ci, accomplit un travail de valeur supérieure à celle du travail de la personne retenue comme base de comparaison.

7. Aux termes de l'article 119, alinéa 1, du traité, les Etats membres sont tenus d'assurer et de maintenir "l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail ". Selon une jurisprudence constante de la Cour, développée pour la première fois dans l'arrêt du 8 avril 1976 (Defrenne, 43-75, Rec. p. 455), cette disposition s'applique directement en particulier dans le cas de rémunération inégale des travailleurs masculins et des travailleurs féminins pour un même travail, accompli dans un même établissement ou service, privé ou public.

8. La société An Bord Telecom Eireann conteste que ce principe soit d'application dans une situation dans laquelle une rémunération inférieure est payée pour un travail de valeur supérieure. A l'appui de sa thèse, elle soutient que les termes "même travail" contenus à l'article 119 du traité ne pourraient pas être compris comme visant un travail inégal, l'interprétation contraire ayant pour conséquence qu'une rémunération égale devrait être payée pour un travail de valeur différente.

9. Il est vrai que l'article 119 du traité, selon son libellé, impose l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins seulement dans l'hypothèse d'un même travail ou, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, d'un travail de valeur égale, et non pas dans celle d'un travail de valeur inégale. Toutefois, si ce principe s'oppose à ce qu'en raison du sexe une rémunération inférieure soit payée aux travailleurs d'un sexe déterminé accomplissant un travail de valeur égale à celle du travail effectué par les travailleurs de sexe opposé, il interdit à plus forte raison une telle différence de rémunération, lorsque la catégorie de travailleurs la moins payée exécute un travail de valeur supérieure.

10. L'interprétation contraire reviendrait à priver le principe de l'égalité de rémunération de son effet utile et de le vider de sa substance. Ainsi que le Gouvernement irlandais l'a souligné avec raison, dans ce cas, un employeur pourrait facilement contourner ce principe en assignant des tâches additionnelles ou plus lourdes aux travailleurs d'un sexe déterminé, auxquels il pourrait alors accorder une rémunération moindre.

11. Pour autant qu'il est établi que la différence du niveau de rémunération dont il s'agit est fondée sur une discrimination en raison du sexe, l'article 119 du traité s'applique directement en ce sens que les travailleurs intéressés peuvent s'en prévaloir en justice pour obtenir une rémunération égale, au sens de cette disposition, et que les juridictions nationales doivent le prendre en considération en tant qu'élément du droit communautaire. Il appartient à la juridiction nationale de donner à la loi interne, dans toute la mesure où une marge d'appréciation lui est accordée par son droit national, une interprétation et une application conformes aux exigences du droit communautaire et de laisser, pour autant qu'une telle interprétation conforme n'est pas possible, inappliquée toute règle nationale contraire.

12. Pour ces raisons, il y a lieu de répondre à la première question que l'article 119 du traité CEE doit être interprété en ce sens qu'il vise également l'hypothèse dans laquelle le travailleur, invoquant le bénéfice de cette disposition pour obtenir une rémunération égale au sens de celle-ci, accomplit un travail de valeur supérieure à celle du travail de la personne retenue comme base de comparaison.

Sur les deuxième et troisième questions

13. Il résulte de ce qui précède que le litige soumis à la juridiction nationale est susceptible d'être résolu dans le cadre de l'interprétation du seul article 119 du traité. Dans ces conditions, il n'est pas nécessaire de répondre aux deuxième et troisième questions qui concernent l'interprétation de la directive 75-117 du Conseil, du 10 février 1975.

Sur les dépens

14. Les frais exposés par le Gouvernement irlandais et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par la High Court d'Irlande, par ordonnance du 4 mars 1986, dit pour droit :

L'article 119 du traité CEE doit être interprété en ce sens qu'il vise également l'hypothèse dans laquelle le travailleur, invoquant le bénéfice de cette disposition pour obtenir une rémunération égale au sens de celle-ci, accomplit un travail de valeur supérieure à celle du travail de la personne retenue comme base de comparaison.