CJCE, 3e ch., 19 juin 2003, n° C-420/01
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République italienne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Puissochet
Avocat général :
M. Mischo.
Juges :
Mme Macken, M. Cunha Rodrigues
LA COUR (troisième chambre),
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 23 octobre 2001, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 226 CE, un recours visant à faire constater que, en appliquant aux boissons fabriquées et commercialisées dans d'autres États membres un régime interdisant la commercialisation en Italie de boissons énergétiques dont la teneur en caféine est supérieure à une certaine limite, sans démontrer pourquoi cette limite est nécessaire et proportionnée au regard de la protection de la santé publique, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 28 CE et 30 CE.
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
2. Il n'existe pas, dans la réglementation communautaire, de dispositions fixant les conditions d'ajout de substances nutritives, telle la caféine, dans les denrées alimentaires de consommation courante.
La réglementation nationale
3. L'article 15, paragraphe 3, du décret du président de la République n° 719, du 19 mai 1958, intitulé "Règlement fixant les dispositions générales en matière d'hygiène de la production et du commerce des eaux gazeuses et des boissons sans alcool gazeuses et non gazeuses fabriquées dans les récipients fermés" (GURI n° 178, du 24 juillet 1958, p. 3081, ci-après le "DPR n° 719-58"), dispose:
"L'adjonction de substances autres que celles indiquées dans le présent règlement et qui n'ont pas été préalablement reconnues par le Haut commissariat à l'hygiène et à la santé publique doit être autorisée ponctuellement par ledit Haut commissariat sur proposition de l'autorité sanitaire de la province dans laquelle l'usine a son siège et après avis du conseil provincial de santé."
La procédure précontentieuse
4. L'attention de la Commission a été attirée par des plaintes d'opérateurs économiques sur les obstacles à l'importation et à la commercialisation en Italie de certaines boissons énergétiques légalement produites et commercialisées dans d'autres États membres. Ces boissons, au nombre desquelles figurent les marques Red Bull, CULT et GUVI, se caractérisent par la présence de caféine dont la quantité varie entre 250 et 320 mg/l, ainsi que par la présence fréquente d'autres substances telles que la taurine.
5. Dans un premier temps, les autorités italiennes ont interdit la commercialisation de ces boissons, en particulier celles contenant de la taurine, en vertu du décret législatif n° 111, du 27 janvier 1992 (GURI n° 39, du 17 février 1992, suppl. ord.), et conformément à un avis rendu le 13 décembre 1995 par le Consiglio superiore della Sanità (conseil supérieur de la santé italien, ci-après le "CSS").
6. Les autorités italiennes ont par la suite modifié leur position et autorisé la commercialisation en Italie desdites boissons à condition, toutefois, que leur teneur en caféine ne dépasse pas 125 mg/l.
7. Considérant que, en l'absence de preuves scientifiques aptes à démontrer que le dépassement de cette limite risquerait de nuire à la santé publique, une telle interdiction représentait une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation contraire à l'article 28 CE et non justifiée par l'article 30 CE, la Commission a, le 4 octobre 1996, envoyé au Gouvernement italien une lettre de mise en demeure.
8. N'étant pas satisfaite de la réponse que les autorités italiennes lui ont adressée le 8 janvier 1997, la Commission a, le 23 septembre 1997, émis un avis motivé invitant la République italienne à se conformer à ses obligations résultant de l'article 28 CE dans un délai de deux mois à compter de sa notification.
9. Après avoir informé la Commission que le CSS, à nouveau consulté, avait constaté que les boissons en cause ne suscitaient, au stade actuel des connaissances, aucune préoccupation fondée au regard de la santé publique, les autorités italiennes lui ont, le 18 juin 1998, communiqué la circulaire n° 5 du ministre de la Santé, du 3 avril 1998, intitulée "Boissons d'origine communautaire caractérisées par des teneurs élevées en caféine et taurine" (GURI n° 101, du 4 mai 1998, p. 72, ci-après la "circulaire de 1998"), qui autorise la commercialisation en Italie de telles boissons légalement produites et commercialisées dans d'autres États membres.
10. Les opérateurs qui avaient déposé plainte auprès de la Commission ont confirmé que, dans la pratique, la libre circulation en Italie des boissons provenant d'autres États membres dans lesquels elles étaient légalement fabriquées et/ou commercialisées était assurée grâce à la circulaire de 1998.
11. La Commission ayant rappelé à plusieurs reprises aux autorités italiennes qu'elles restaient néanmoins tenues de modifier, à titre définitif et selon les procédures habituelles, les dispositions litigieuses de leur législation, et ce dans les délais les plus brefs, celles-ci lui ont finalement notifié, le 13 novembre 2000, un projet de règlement destiné à actualiser la législation italienne en matière de production et de vente de boissons sans alcool en général, y compris celles contenant de la caféine, et comportant une clause de reconnaissance mutuelle excluant de son champ d'application les boissons sans alcool légalement produites et commercialisées dans les autres États membres de l'Union européenne ainsi que dans les États membres de l'Espace économique européen.
12. La Commission a répondu aux autorités italiennes que ladite clause de reconnaissance mutuelle devait faire l'objet de quelques modifications afin d'éliminer toute ambiguïté. En l'absence de réaction de la part des autorités italiennes, la Commission a, par lettre du 9 avril 2001, demandé à celles-ci si elles avaient reçu ses observations sur le projet notifié et dans quel délai le Gouvernement italien entendait adopter le règlement modificatif.
13. Faute de réponse, la Commission a considéré que le texte initial du DPR n° 719-58 était toujours en vigueur et qu'aucune modification n'avait encore été introduite pour adapter la législation italienne à la réglementation communautaire en ce qui concerne la reconnaissance des boissons sans alcool fabriquées et commercialisées dans d'autres États membres. Aussi a-t-elle décidé d'introduire le présent recours.
Le recours
Arguments des parties
14. La Commission fait valoir que, même s'il n'est pas possible d'identifier clairement la base juridique de l'interdiction d'importer et de commercialiser en Italie des boissons sans alcool dont la teneur en caféine dépasse 125 mg/l, il est incontestable qu'une telle interdiction existe. Selon la Commission, cela est confirmé par les plaintes qui lui ont été adressées par certains producteurs communautaires de boissons énergétiques sans alcool, par le texte même de l'article 15, paragraphe 3, du DPR n° 719-58 et par le fait que les autorités italiennes ont elles-mêmes reconnu la nécessité, si ce n'est l'obligation, de modifier ou de supprimer diverses dispositions de la législation italienne actuellement en vigueur dans le secteur des boissons sans alcool, comme le montreraient l'adoption de la circulaire de 1998 et le projet de règlement notifié à la Commission.
15. Compte tenu de la jurisprudence de la Cour relative aux articles 28 CE et 30 CE, la Commission estime que la réalité du manquement ne paraît pas pouvoir être contestée.
16. D'abord, les autorités italiennes ne pourraient à la fois affirmer que les boissons ayant une teneur en caféine élevée peuvent présenter un risque pour la santé et autoriser la distribution desdites boissons, ainsi qu'elles l'ont fait en vertu de la circulaire de 1998.
17. Ensuite, la Commission fait valoir qu'elle ne comprend pas sur quelle preuve scientifique les autorités italiennes fondent les raisons de protection de la santé qu'elles invoquent pour justifier l'interdiction litigieuse, compte tenu du fait que, dans son nouvel avis, le CSS considère que les boissons ayant une teneur en caféine élevée ne nuisent pas à la santé.
18. Enfin, la simple obligation, pour le producteur des boissons en cause, de fournir au consommateur une information correcte sur la teneur en caféine serait un moyen efficace de protection des personnes à risque.
19. La Commission considère que le point litigieux concerne davantage les mesures adoptées par la République italienne en vue d'adapter sa législation à la réglementation communautaire, une fois son incompatibilité constatée.
20. Selon la Commission, contrairement à la jurisprudence de la Cour, le cadre législatif actuellement en vigueur en Italie ne permettrait pas aux intéressés de connaître l'étendue complète de leurs droits et de les faire éventuellement valoir devant les tribunaux nationaux. La circulaire de 1998 ne serait pas à même de modifier les dispositions litigieuses.
21. Le Gouvernement italien considère qu'une teneur maximale en caféine est justifiée, notamment, par les évaluations effectuées par les autorités sanitaires italiennes. L'ensemble de la question devrait être résolu du point de vue de la légalité de la position scientifique desdites autorités. Une autre solution aboutirait, selon lui, à vider de son contenu l'article 30 CE en remplaçant le pouvoir d'appréciation non arbitraire de l'État membre par l'opinion subjective des autorités sanitaires d'un autre État membre, légitime mais certainement pas incontestable de par sa nature.
22. Le Gouvernement italien soutient qu'il incombe à la Commission de fournir les preuves scientifiques que, dans les conditions en vigueur en Italie en matière d'environnement, la fixation de la quantité maximale de caféine admise ne répond pas aux critères d'une pondération responsable des intérêts en cause.
23. Il indique, toutefois, qu'un texte de loi a été élaboré, qui vise à modifier les dispositions litigieuses en cause. En outre, la circulaire de 1998 aurait permis de commercialiser en Italie des produits dont la teneur en caféine serait plus élevée que celle qui était admise par les dispositions applicables dans ce domaine.
Appréciation de la Cour
24. La libre circulation des marchandises entre États membres est un principe fondamental du traité qui trouve son expression dans l'interdiction, énoncée à l'article 28 CE, des restrictions quantitatives à l'importation entre les États membres ainsi que de toutes mesures d'effet équivalent.
25. L'interdiction des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives édictée à l'article 28 CE vise toute réglementation commerciale des États membres susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement le commerce intracommunautaire (arrêts du 11 juillet 1974, Dassonville, 8-74, Rec. p. 837, point 5, et du 12 mars 1987, Commission/Allemagne, dit "Loi de pureté pour la bière", 178-84, Rec. p. 1227, point 27).
26. Selon une jurisprudence constante, dans le cadre d'un recours au titre de l'article 226 CE, l'existence d'un manquement doit être appréciée en fonction de la situation telle qu'elle se présente au terme du délai fixé dans l'avis motivé (voir arrêt du 5 novembre 2002, Commission/Allemagne, C-476-98, non encore publié au Recueil, point 42). En l'espèce, il ressort du dossier que, à l'expiration du délai de deux mois imparti dans l'avis motivé, il existait une interdiction de commercialisation en Italie de boissons énergétiques fabriquées et commercialisées légalement dans d'autres États membres dont la teneur en caféine était supérieure à une certaine limite.
27. Or, même si, malgré la réponse du Gouvernement italien et de la Commission à la question écrite posée par la Cour à ce sujet, il existe toujours des imprécisions sur la base juridique de cette interdiction en droit italien, le Gouvernement italien n'a jamais nié l'existence, à la date susvisée, de cette interdiction et l'a même explicitement reconnue, notamment dans sa réponse du 8 janvier 1997 à la lettre de mise en demeure.
28. Il est constant qu'une interdiction de commercialisation de boissons énergétiques dont la teneur en caféine est supérieure à une certaine limite, fabriquées et commercialisées légalement dans d'autres États membres, que cette interdiction relève de dispositions réglementaires ou d'une pratique administrative, entrave le commerce intracommunautaire et constitue de ce fait, en principe, une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, au sens de l'article 28 CE (voir, en ce sens, arrêt du 13 décembre 1990, Bellon, C-42-90, Rec. p. I-4863, point 10).
29. Une telle interdiction ne peut être justifiée que si elle est nécessaire pour satisfaire à des raisons d'intérêt général énumérées à l'article 30 CE, telle la protection de la santé et de la vie des personnes, ou à des exigences impératives tendant, notamment, à la défense des consommateurs.
30. Selon une jurisprudence constante, il appartient aux autorités nationales compétentes de démontrer, dans chaque cas, que leur réglementation ou leur pratique administrative est nécessaire pour protéger effectivement les intérêts visés à l'article 30 CE ou des exigences impératives et, le cas échéant, que la commercialisation des produits en question présente un risque pour la santé publique (voir, en ce sens, arrêts du 6 mai 1986, Muller e.a., 304-84, Rec. p. 1511, point 25; Loi de pureté pour la bière, précité, point 46, et du 4 juin 1992, Debus, C-13-91 et C-113-91, Rec. p. I-3617, point 18).
31. En l'espèce, le Gouvernement italien ne démontre pas que l'interdiction de commercialisation des boissons énergétiques dont la teneur en caféine est supérieure à une certaine limite est nécessaire et proportionnée au regard de la protection de la santé publique.
32. En effet, l'avis du CSS du 13 décembre 1995 sur lequel les autorités italiennes se sont fondées à l'origine pour justifier l'interdiction de commercialisation de ces boissons est devenu caduc, le CSS ayant postérieurement constaté que lesdites boissons ne suscitaient, au stade actuel des connaissances, aucune préoccupation fondée au regard de la santé publique.
33. En tout état de cause, les autorités italiennes ne pouvaient déduire de l'avis du CSS que l'interdiction de commercialisation litigieuse était proportionnée à l'objectif de protection effective de la santé de la population italienne, compte tenu du fait que cet avis concernait des boissons ayant une teneur en caféine s'élevant à 320 mg/l, soit plus du double de la limite de 125 mg/l imposée par l'interdiction en cause.
34. S'agissant de la circulaire de 1998, qui, selon les autorités italiennes, aurait autorisé la mise à la consommation des boissons énergétiques en cause et aurait ainsi mis fin au manquement à l'origine du présent recours, il convient de rappeler que l'existence du manquement doit être appréciée en fonction de la situation de l'État membre telle qu'elle se présentait au terme du délai fixé dans l'avis motivé et que les changements intervenus par la suite ne sauraient être pris en compte par la Cour (arrêts du 5 novembre 2002, Commission/Allemagne, précité, point 42, et du 16 janvier 2003, Commission/Belgique, C-122-02, non encore publié au Recueil, point 11).
35. Dès lors que la circulaire de 1998 a été adoptée après le terme du délai fixé dans l'avis motivé, il y a lieu de faire droit au recours introduit par la Commission, sans qu'il soit nécessaire d'examiner la question de savoir si l'adoption de cette circulaire constitue une exécution valable par la République italienne de ses obligations découlant du droit communautaire.
36. Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de constater que, en appliquant aux boissons fabriquées et commercialisées dans d'autres États membres un régime interdisant la commercialisation en Italie de boissons énergétiques dont la teneur en caféine est supérieure à une certaine limite, sans démontrer pourquoi cette limite est nécessaire et proportionnée au regard de la protection de la santé publique, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 28 CE et 30 CE.
Sur les dépens
37. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de la République italienne et celle-ci ayant succombé en sa défense, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (troisième chambre),
Déclare et arrête:
1) En appliquant aux boissons fabriquées et commercialisées dans d'autres États membres un régime interdisant la commercialisation en Italie de boissons énergétiques dont la teneur en caféine est supérieure à une certaine limite, sans démontrer pourquoi cette limite est nécessaire et proportionnée au regard de la protection de la santé publique, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 28 CE et 30 CE.
2) La République italienne est condamnée aux dépens.