Conseil Conc., 16 novembre 2004, n° 04-D-57
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Marchés publics de travaux de revêtement de chaussées dans le département des Pyrénées-Orientales
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré, sur le rapport oral de Mme Bleys, par M. Lasserre, président, M. Nasse, Mme Aubert, vice-présidents.
Le Conseil de la concurrence (commission permanente),
Vu la lettre enregistrée le 27 décembre 2000, sous le numéro F 1280, par laquelle le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par les entreprises actionnaires des deux centrales d'enrobés du département des Pyrénées-Orientales lors de la passation des marchés de travaux de revêtement routiers ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence et le décret 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions de son application ; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; La rapporteure, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du Gouvernement entendus lors de la séance du 21 septembre 2004 ; Adopte la décision suivante :
I. Constatations
A. Le secteur d'activité
1. Les marchés concernés et leurs caractéristiques
1. Les principales collectivités du département des Pyrénées-Orientales (le Conseil général, la ville de Perpignan ainsi que la Direction Départementale de l'Equipement) lancent régulièrement des procédures d'appel d'offres pour la réalisation de marchés à bons de commande, portant sur des programmes de réfection et d'aménagement de chaussées. Au cours de l'année 1998, les marchés ci-après ont ainsi été mis en concurrence.
2. Le Conseil général des Pyrénées-Orientales a passé deux marchés pour la réalisation de travaux d'enrobés en matériaux bitumineux, en zone de montagne (commande annuelle de 2 à 8 millions de francs TTC), sur les routes départementales de la plaine du Roussillon, du Conflent, des Fenouillèdes et du Vallespir (environ 13 millions de francs TTC), ainsi qu'un marché annexe de fourniture de matériaux bitumineux pour le petit entretien des routes départementales (635 000 francs environ).
3. La ville de Perpignan a passé quatre marchés, pour la réfection et l'aménagement de trottoirs et de chaussées (environ 11 millions de francs TTC), et un marché pour l'aménagement de " l'Espace Polygone " divisé en quatre lots (de 3,5 à 5 millions de francs TTC de commande annuelle pour le premier lot).
4. La Direction Départementale de l'Equipement (DDE) a passé un marché pour la fourniture, le transport et la mise en œuvre d'enrobés pour l'entretien du réseau (environ 10,5 millions de francs TTC).
5. Les marchés à bons de commande se caractérisent par le fait qu'ils portent sur une évaluation du total des travaux susceptibles d'être commandés, comprise entre un minimum et un maximum, en valeur ou en quantité. Au-delà du minimum de commandes fixé et à concurrence du maximum, le titulaire bénéficie d'une exclusivité. Des bons de commande successifs sont émis selon les besoins. La durée des marchés à bons de commande est limitée à trois ans consécutifs (sauf cas particuliers).
6. La réalisation des chantiers de construction, d'entretien ou de réfection d'infrastructures routières et de voirie nécessite la mise en œuvre, en grande quantité, d'enrobés bitumineux. Les enrobés à chaud, les plus fréquemment utilisés, sont fabriqués à partir de granulats, de bitumes purs et de chaux dans des centrales de production fixes ou mobiles installées à proximité des gros chantiers. Fabriqués à de hautes températures qu'il est nécessaire de maintenir jusqu'à l'épandage, ce sont des produits qui nécessitent des modalités particulières de transport. Le champ d'activité d'une centrale fixe d'enrobés à chaud est estimé à une zone de 40 km de rayon. Le coût de transport pèse fortement sur le prix de revient des produits.
2. Les centrales productrices de matériaux bitumineux
7. Deux centrales, situées à proximité de Perpignan sont mises en cause dans le présent dossier :
* Centrale Roussillon Enrobés gérée par la SARL Roussillon Enrobés : Actionnaires : Sociétés Colas (36 %) - SCREG Sud-Est (36 %) - Malet (18 %) - SARL - Roussillon Enrobés (10 %)
* Centrale Catalogne Enrobés gérée par la SARL Catalogne Enrobés : Actionnaires : Sociétés Jean Lefèbvre (45 %) - Jacques Coupet (50 %) - M. X... (5 %).
B. Les pratiques
8. Selon la saisine, la constitution systématique de groupements par les actionnaires des deux centrales productrices d'enrobés bitumineux situées dans le département des Pyrénées-Orientales n'est justifié par aucune nécessité technique et masque un accord de répartition des marchés de travaux de revêtement routier entre les entreprises concernées. Le ministre dénonce également le fait que les tarifs des centrales productrices de matériaux bitumineux prévoient des prix différents pour les actionnaires, d'une part, et les entreprises tierces, d'autre part.
1. Les groupements d'entreprises
9. Les huit marchés listés ci-dessus ont été attribués à des groupements constitués des entreprises actionnaires de l'une des deux centrales d'enrobés du département. Les sociétés Colas Midi Méditerranée et SCREG Sud-Est sont présentes dans tous les groupements attributaires, associées éventuellement soit avec la société Malet, soit avec la société Jacques Coupet, soit avec la société Lefèvre. Les groupements concernés étaient " moins disants " avec des prix proches de l'estimation administrative. Pour certains marchés, une partie des travaux a été sous-traitée à des entreprises non membres du groupement.
10. Le tableau de la page suivante reprend les principaux éléments des résultats des appels d'offres examinés et montre que chacun de ces marchés a été attribué à un groupement d'entreprises.
11. Les responsables d'entreprises ont justifié la constitution de groupements par la nature des travaux, dont ils soutiennent qu'ils nécessitent des effectifs et des moyens techniques importants, ainsi que par les caractéristiques particulières des marchés à bons de commandes qui imposent la mobilisation en urgence de moyens très variables et rendent difficile la planification des travaux.
12. Ainsi, les responsables de l'entreprise Malet (procès-verbal d'audition du 3 novembre 1998) ont exposé les raisons de la fréquence des soumissions en groupement : "Pour le marché de la ville de Perpignan, le groupement est dû à la nature et aux délais impartis (...). Concernant le marché d'entretien des routes nationales [...] un marché de 10 millions de francs à réaliser sur une courte période aurait nécessité un renfort de moyens " et ont justifié ainsi le recours à des sous-traitants s'agissant du marché du " Polygone " : " C'est la présence du réseau humide (eaux usées) et des travaux liés qui justifient le recours en tant que sous traitant à TP et Fabre. Les deux sociétés sont plus spécialisées en maçonnerie " (procès-verbal d'audition en date du 12 janvier 1999).
13. Ces mêmes sociétés ont déclaré que, lorsque les conditions le permettaient, elles soumissionnaient individuellement : " Pour le marché de l'Etat relatif aux routes nationales, Malet a répondu seule car, avec l'appui de notre département grands travaux, nous avons la capacité de réaliser un chantier de cette nature ".
14. Par ailleurs, le responsable de l'entreprise Danoy, soumissionnaire individuel, a déclaré (procès-verbal de déclaration du 3 novembre 1998) que les soumissions en groupement sont exigées par le maître d'œuvre lorsqu'il l'estime nécessaire pour mener à bien la totalité des travaux : " S'agissant du marché du Conseil général, nous n'avons conservé que le détail estimatif. Je suis étonné que le Conseil général nous ait laissé répondre seul vu l'importance du marché alors que pour d'autres marchés aussi importants ou même moins importants, il nous oblige à nous grouper avec d'autres entreprises. ".
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15. D'autres offres ont été déposées, mais ont été refusées par les collectivités au motif qu'elles étaient incomplètes ou que les soumissionnaires n'avaient pas une qualification technique suffisante pour assurer la manipulation des matériaux d'enrobés bitumineux. Il n'apparaît pas que les entreprises concernées aient tenté de se grouper pour répondre aux appels d'offres. Elles ont fait les déclarations suivantes :
* La société Eurovia : " Pour les gros marchés d'entretien en enrobés, il faut un personnel local et une disponibilité pour l'exécution des travaux. En l'absence de ces critères, dans le département des Pyrénées-Orientales, je reste handicapé pour établir un prix compétitif pour l'obtention des marchés d'entretien. J'ai aussi soumissionné pour manifester ma préférence commerciale aux décideurs locaux " ;
* La société Mazza TP, qui a fait une proposition de prix pour chacun des marchés examinés, a précisé : " Ces marchés présentent la contrainte de devoir maintenir une équipe sur place et disponible. Je privilégie les marchés plus limités soit de 200 000 à 3 - 4 millions de francs. Si j'avais obtenu un de ces gros marchés d'entretien, un prix d'enrobés aurait été négocié auprès de la centrale Catalogne Enrobés ou une centrale mobile, Mazza serait venue... Pour les marchés importants d'entretien dans le département des Pyrénées-Orientales, mon action commerciale est d'être présent pour les consultations. Les marchés d'entretien ne sont pas ma cible prioritaire dans ce département et je ne fais donc pas un effort particulier pour les obtenir... Pour être compétitif dans les Pyrénées-Orientales, la disposition d'une centrale d'enrobés est indispensable " ;
* L'agence Sacer a répondu à la consultation organisée par le Conseil général pour les travaux à réaliser dans la plaine du Roussillon mais a présenté un dossier incomplet. Le chef de secteur de cette société a déclaré, le 23 novembre 1998 : " J'ai soumissionné pour le marché Travaux d'enrobés en matériaux bitumineux sur les routes départementales du Roussillon, du Conflent, des Fenouillèdes et du Vallespir passé en 1998. Le dossier était incomplet parce que je ne m'y suis pas intéressé car j'estimais ce marché trop important pour l'agence Sacer par défaut de moyens techniques et par absence de personnel suffisant " ;
* La SARL Fabre et Fils " Lorsque des chantiers comportent à la fois des éléments de chaussée et des travaux de nature différente, je sous-traite la partie relative à la mise en œuvre des enrobés, généralement aux entreprises Colas, Danoy, Jean Lefèbvre et Malet (...). D'une manière générale, mon entreprise n'a guère accès aux marchés comportant des enrobés du fait de l'augmentation progressive des prix de fourniture. Il est certain que dans ce marché, mon entreprise était handicapée du fait de l'importance des produits de revêtements routiers... Mon association avec TP 66 permettait de constituer un potentiel important au niveau des aspects "Réfection des trottoirs et maçonnerie" susceptibles de concurrencer les entreprises davantage spécialisées en produits bitumineux " ;
* La SARL Fabre et Fils a obtenu, en sous-traitance, la rétrocession d'une partie des travaux correspondants au marché à bons de commandes " espace Polygone " de la ville de Perpignan et a déclaré à ce propos : " Compte tenu de l'implantation du chantier à proximité immédiate de mon entreprise, j'ai demandé à la société Malet implantée également dans la zone, à pouvoir participer au chantier. Ma participation a pris la forme d'une sous-traitance du groupement Malet - SCREG Sud-Est - Colas. L'entreprise TP 66 était également sous traitante. En 1998, j'ai pour ma part, réalisé un chiffre d'affaires de 265 000 francs HT sur ce marché d'un montant prévu de 700 00 francs HT ".
2. La répartition des travaux figurant dans les conventions
16. Il a été relevé que la convention de constitution de chacun des groupements comportait l'indication d'un pourcentage de répartition des travaux entre les entreprises membres et que ce pourcentage était voisin de celui détenu par les entreprises dans le capital de la centrale dont elles sont les associées.
17. Le chef de l'agence SCREG Sud-Est a déclaré (procès-verbal d'audition en date du 12 janvier 1999) : " La répartition indiquée dans les conventions n'est pas rigide. Dans les faits, la répartition évoluera en fonction de la réalité des travaux à faire et de la disponibilité. ".
18. Le responsable de la société Colas (procès-verbal d'audition en date du 3 novembre 1998) : a déclaré : " La répartition des travaux se fait selon la disponibilité de chacun (...) Au niveau du département, nous établissons entre membres du groupement un planning prévisionnel en fonction du programme notifié par le maître d'ouvrage "
19. Le responsable de l'entreprise Coupet a également indiqué au cours de l'audition (procès- verbal d'audition en date du 10 mars 2004) : " En ce qui concerne la répartition en pourcentage figurant sur les conventions de marché, il s'agit d'un pourcentage financier qui sert essentiellement à donner une caution au client, mais n'est jamais géographique ".
3. Les pratiques tarifaires des centrales productrices d'enrobés
a) La Centrale Roussillon enrobés
20. M. Y... , chef du poste enrobage de la centrale, a indiqué (procès-verbal de déclaration du 4 novembre 1998, cote 1350) : " Les prix de vente sont différenciés en faveur des actionnaires selon les barèmes que je vous remets en copie. Ces prix sont fixes pour les chantiers habituels. Pour les chantiers exceptionnels (plus de 20 000 tonnes), les prix sont négociés au niveau des responsables locaux. "
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b) La Centrale Catalogne Enrobés
21. Le tarif propre aux associés de la centrale est en vigueur depuis le 1er janvier 1998 et la tarification réservée aux clients extérieurs est applicable depuis le 1er juin 1997.
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22. Le responsable de la centrale Catalogne Enrobés a apporté des précisions (procès-verbal du 10 décembre 2004) sur les conditions des clients tiers : Parmi ces derniers [client tiers], l'énumération conduirait à un classement en trois catégories :
* les entreprises routières concurrentes (Colas, SCREG Sud-Est, Malet, Mazza, Eurovia, etc...). Ces entreprises négocient un tarif particulier pour les chantiers qu'elles obtiennent ;
* les entreprises moins spécialisées dans la mise en œuvre d'enrobés mais qui sont des clients réguliers : Fabre et Fils et TP 66 par exemple. Ces clients n'ont pas de tarif propre qui leur serait applicable mais bénéficient de tarifs préférentiels par rapport au tarif appliqué aux clients " tiers " ;
* les clients qui n'entrent pas dans les catégories précédentes et qui, à de rares exceptions près, se voient appliquer le tarif " tiers ".
23. Il a encore indiqué (procès verbal du 10 mars 2004) que les différences de prix " sont justifiées par un surcoût dû aux petites quantités commandées par les entreprises tierces ainsi qu'au fait que leurs commandes ne sont pas planifiées, contrairement à celles des associés qui à chaque début de mois communiquent leur programme d'enlèvement. De ce fait, la centrale peut planifier sa production quotidienne, ce qui permet de leur facturer le prix de revient majoré de 10 %. Les coûts supplémentaires, en ce qui concerne les entreprises tierces, sont générés par les commandes de petites quantités : en effet la production minimum est de 10 à 12 tonnes, si la commande est inférieure, la différence de la production est jetée. Le tarif accordé à la société Sacer se justifie par l'importance des quantités totales et journalières de ses commandes. Les clients qualifiés de " tiers " dans la définition des tarifs ont en fait généralement une activité principale autre que routière c'est pourquoi leurs commandes sont occasionnelles et de faible volume. En conclusion je maintiens que les différences de prix qui paraissent à première vue importantes sont justifiées par les conditions de production et de livraison différentes ".
24. Les conventions d'exploitation de chacune des deux centrales prévoient que : " Les associés se tiendront mutuellement informés de leurs besoins en matériaux enrobés par des prévisions périodiques à aussi longue échéance que possible, de manière à dresser un planning de fabrication rationnel conduisant à l'abaissement des coûts ". Dans ces mêmes conventions, il est précisé : " Le barème de vente tiendra compte ...des coûts de fabrication... des coûts supplémentaires spécifiques...des coûts qui seront supportés par les associés sans être répercutés... L'ensemble des coûts sera majoré de la marge bénéficiaire de la société. Des remises progressives pourront être prévues, en fonction : des quantités livrées en une seule fois ".
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c) Comparaison des prix de vente des deux centrales Tarifs associés
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Tarifs extérieurs
25. Les clients extérieurs ont expliqué ainsi leur choix entre les deux centrales du département. M. Z... , conducteur de travaux de l'antenne Eurovia, ex S.C.R., a déclaré (procès verbal du 24 novembre 1998) : " Selon la localisation des chantiers, je demande les prix de fourniture d'enrobés à l'une ou l'autre centrale Catalogne ou Roussillon Enrobés. Leurs prix sont voisins mais demeurent négociables. ". M. A... , chef d'Agence de la société Mazza T.P. a déclaré (procès verbal du 24 novembre 1998 : " Je n'ai pas de prix ferme et définitif en matière d'enrobés, je négocie ponctuellement auprès des centrales Catalogne ou Roussillon Enrobés en privilégiant mes contacts avec Catalogne Enrobés. Il n'y a pas d'importants écarts de prix entre ces deux centrales à ma connaissance. "
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Tarifs clients dits privilégiés
26. S'agissant de clients ayant une activité principale de Travaux Publics, qui de ce fait sont amenés à faire des commandes de volume important, ceux-ci sont considérés comme " clients privilégiés " et bénéficient de prix plus avantageux que les autres entreprises. M. B... , chef de Secteur de l'Agence Sacer, a déclaré (procès-verbal du 23 novembre 1998) : " Pour les enrobés, j'ai l'habitude de consulter les centrales Roussillon Enrobés et Catalogne Enrobés. A prix égal et selon la localisation des travaux, je me fournis de préférence chez Roussillon Enrobés en raison du lien juridique entre Sacer et Colas. Je constate un alignement sur les prix entre les deux centrales pour les fournitures d'enrobés. J'achète au prix que l'on me vend. "
27. Des factures déposées au dossier, indiquent qu'il s'agit en fait d'un prix équivalent au prix " associés " majoré d'environ 30 %.
Tarifs pratiqués envers les associés de l'autre centrale
28. Les associés de chaque centrale, en cas de besoin, s'approvisionnent auprès de l'autre centrale. Elles bénéficient, en général, d'une remise d'environ 35 % sur le tarif de base des " clients extérieurs ". M. C... , responsable administratif et commercial de la centrale Catalogne enrobés précise (procès-verbal du 4 décembre 1998) : " Je m'approvisionne ponctuellement [auprès de Roussillon Enrobés] tout comme les actionnaires de "Roussillon Enrobés peuvent venir eux aussi, en fonction des circonstances particulières auprès de Catalogne Enrobés.[...] Je négocie les prix au coup par coup [...]. Il se trouve qu'à deux reprises j'ai été amené à déplacer ma centrale pour des chantiers extérieurs : en 1997 à Saint Paul et Valmale sur la RN 109 dans l'Hérault et en 1998 à la Tour de Carol dans les hauts cantons des Pyrénées-Orientales. A ces occasions, j'ai négocié avec la société Roussillon Enrobés pour assurer la fourniture des associés de Catalogne Enrobés. Ainsi, pour le produit acheté en l'état, la centrale Catalogne Enrobés a bénéficié auprès de la centrale Roussillon des conditions d'achat préférentielles réservées à ses actionnaires Lefèbvre, Coupet et Danoy. "
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29. Sur la base de ces éléments, le rapporteur a proposé au Conseil de prononcer un non-lieu à poursuivre la procédure.
II. Discussion
30. L'article L. 464-6 du Code de commerce énonce que " Lorsque aucune pratique de nature à porter atteinte à la concurrence sur le marché n'est établie, le Conseil de la concurrence peut décider, après que l'auteur de la saisine et le commissaire du Gouvernement ont été mis à même de consulter le dossier et de faire valoir leurs observations, qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure ".
S'agissant des groupements d'entreprises et de l'absence de justifications techniques
31. Le Conseil a considéré à de nombreuses reprises (cf. notamment les décisions 95-D-93, 01-D-16 du 24 avril 2001 et 03-D-19 du 15 avril 2003) que la constitution, par des entreprises indépendantes et concurrentes, d'un groupement en vue de répondre à un appel d'offres n'est pas, en soi, illicite. De tels groupements peuvent avoir un effet proconcurrentiel s'ils permettent à des entreprises ainsi regroupées de concourir alors qu'elles n'auraient pas été en état de le faire isolément ou de concourir sur la base d'une offre plus compétitive. Ils peuvent, en revanche, avoir un effet anticoncurrentiel s'ils provoquent une diminution artificielle du nombre des entreprises candidates, dissimulant une entente anticoncurrentielle de prix ou de répartition de marchés. Si l'absence de nécessités techniques et économiques de nature à justifier ces groupements peut faire présumer de leur caractère anticoncurrentiel, elle ne suffit pas à apporter la preuve d'un tel caractère.
32. En l'espèce, le commissaire du Gouvernement soutient que le fait que les entreprises actionnaires des deux centrales d'enrobés situées dans le département soumissionnent systématiquement en groupements, composés exclusivement de sociétés adhérentes à l'une de ces centrales ou bien aux deux, sans jamais présenter d'offres groupées en concurrence, leur assure de fait l'attribution de ces marchés. Selon lui, l'absence de contraintes techniques ou économiques justifiant ces groupements et de mise en commun effective par les entreprises de leurs moyens matériels et humains, en démontre l'objet anticoncurrentiel. De plus, les conventions de constitution de chacun de ces groupements confirmeraient qu'ils ont pour objet une répartition des marchés entre les entreprises. Le commissaire du Gouvernement estime encore que le caractère résiduel et non compétitif des offres concurrentes atteste de l'effet anticoncurrentiel de ces pratiques sur les marchés concernés.
33. Toutefois, les contraintes techniques liées à la nature des matériaux mis en œuvre pour les travaux d'entretien et d'aménagement des chaussées, comme les caractéristiques propres aux marchés à bons de commande, rendent difficile l'établissement de prévisions de travaux et peuvent nécessiter la mobilisation de moyens importants sur une courte durée.
34. En l'espèce, l'écart entre les montants minimum et maximum des commandes susceptibles d'être passées par la collectivité (de 2 à 8 MF par an pour le marché de montagne du conseil général) peut effectivement être source d'incertitudes quant au montant réel des travaux et à leur répartition dans le temps.Ainsi, les responsables de l'agence Colas déclarent que " la raison n'est pas dans la taille du chantier mais dans le fait que les opérations sont à réaliser toutes en même temps ou pratiquement. Nos moyens ne nous permettent pas de réaliser tout en même temps ". Les éléments au dossier ne permettent pas en effet de démontrer que les entreprises qui ont proposé des offres en groupement pourraient, même pour les plus importantes d'entre elles, faire face, de façon isolée, à des variations importantes et inopinées de leur plan de charge.
35. S'agissant des conventions conclues pour chaque marché postérieurement à la désignation des attributaires, l'établissement, à titre indicatif, d'une répartition prévisionnelle des travaux à effectuer entre les sociétés attributaires relève de la gestion normale des entreprises concernées qui doivent pouvoir disposer d'un plan de charge prévisionnel. Le conseil a déjà eu l'occasion de considérer (cf. notamment la décision n° 03-D-19 du 15 avril 2003, marché des granulats dans le département de l'Ardèche) que l'existence de ces conventions postérieures à l'ouverture des plis ne pouvait constituer un indice contribuant à établir une pratique de répartition de marché anticoncurrentielle. En l'espèce, les entreprises ont également rappelé que ces conventions permettaient de faire face à des contraintes légales (caution, garantie). De fait, les écarts constatés entre d'une part, la répartition des travaux telle qu'elle ressort des conventions initiales et d'autre part, le bilan des travaux effectivement réalisés par chacune des entreprises sont plutôt de nature à confirmer que l'établissement de prévisions de travaux peut être difficile.
36. De plus, les déclarations du responsable de l'entreprise Danoy suggèrent que certains maîtres d'œuvre encouragent les soumissions en groupement, tout au moins lorsqu'il s'agit d'entreprises de petite taille : " S'agissant du marché du Conseil général, nous n'avons conservé que le détail estimatif. Je suis étonné que le Conseil général nous ait laissé répondre seul vu l'importance du marché alors que pour d'autres marchés aussi importants ou même moins importants, il nous oblige à nous grouper avec d'autres entreprises ".
37. Pourtant, la formation de groupements n'apparaît pas toujours comme la seule solution aux problèmes soulevés ou la plus adaptée : la recherche d'un taux d'occupation optimal des équipements et personnels pourrait peut-être relever plus efficacement de la gestion des entreprises prises individuellement et non du recours systématique aux groupements, pratique qui réduit le nombre de concurrents et affaiblit donc nécessairement le jeu de la concurrence. De plus, en l'espèce, une déclaration du directeur régional de la société Malet contredit les justifications évoquées ci-dessus relatives aux difficultés d'établissement de prévisions : " Leur périodicité triennale présente un intérêt certain sur le plan charge de travail. Il y a une programmation des travaux définie par la collectivité avec des délais d'intervention et une périodicité pour les dates des chantiers. Sur la base de ce programme, le mandataire (COLAS ou SCREG Sud-Est) propose une répartition des rues. Chaque entreprise accepte ou refuse cette répartition. Après acceptation, de la répartition, chaque entreprise interviendra seule pour la réalisation des travaux. ".
38. Cette déclaration isolée est toutefois insuffisante pour conclure que la soumission en groupement n'est justifiée par aucune contrainte économique ou technique. Au surplus, cette seule constatation ne constituerait qu'un indice du caractère illicite de la pratique et ne pourrait, en l'absence d'autres éléments, fonder à elle seule sa prohibition par l'article L. 420-1 du Code de commerce.
39. Aucun élément au dossier ne permet donc d'établir que la formation de groupements par les sociétés Colas Midi Méditerranée, SCREG Sud-Est, Malet, Jean Lefebvre, et Jacques Coupet constitue une pratique prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce.
S'agissant de la politique tarifaire des centrales productrices de matériaux bitumineux
40. Le Conseil a déjà admis (cf. décision 01-D-02 du 6 mars 2001, concernant les marchés des enrobés bitumineux de la communauté urbaine de Bordeaux) que l'écart séparant le niveau de prix consenti aux associés et celui consenti aux tiers peut s'expliquer par des raisons objectives liées au fonctionnement des centrales de fabrication des enrobés bitumineux, en particulier, lorsque les associés établissent des programmes d'enlèvement, qui permettent de planifier la fabrication de manière à éviter un redémarrage coûteux des installations, et prennent livraison de quantités importantes alors que les enrobés pour les clients tiers sont enlevés par petites quantités.
41. Le commissaire du gouvernement fait observer que ces différences de tarifs verrouillent encore l'attribution des marchés aux seules entreprises actionnaires des deux centrales d'enrobés, situation par ailleurs favorisée par la soumission en groupements. Il relève que les autres entreprises candidates sur ces marchés (Eurovia, Maza, Sacer et Fabre) sont, de ce fait, dans l'incapacité de proposer des prix compétitifs et estime que, dans ces conditions, une application éventuellement discriminatoire de ces tarifs constituerait une pratique concertée illicite. Selon lui, les tarifs plus avantageux accordés aux clients dits " privilégiés " ou aux actionnaires de l'autre centrale relèvent d'une telle application discriminatoire.
42. En l'espèce, les responsables des centrales productrices de matériaux bitumineux ont justifié leurs différents tarifs par le souci d'établir les prix en fonction des coûts réels d'exploitation (cf. la déclaration du responsable de la centrale Catalogne Enrobés, reproduite au § 23 ci-dessus). Il ressort également des éléments au dossier que les entreprises associées communiquent leur programme mensuel d'enlèvement. Enfin, les responsables reconnaissent que les prix peuvent faire l'objet de négociations au cas par cas.
43. Les éléments de prix relevés (cf. § 20 à 24 ci-dessus) montrent effectivement que les clients " associés " enlèvent le plus souvent des quantités importantes alors que les clients tiers requièrent des volumes plus faibles. Entre les deux, les associés de l'autre centrale du département, de même que les autres clients dits " privilégiés ", spécialisés en travaux routiers, passent des commandes pour des volumes importants mais ne communiquent pas de programme prévisionnel d'enlèvement. Ils bénéficient de tarifs intermédiaires.
44. Dans la pratique, les différences de tarifs sont donc fonction des volumes enlevés et de la prévisibilité des commandes, et sont reliées à des différences de coûts de production. Il serait souhaitable que les tarifs soient différenciés en fonction de ces critères objectifs et non en fonction de l'appartenance des clients à des catégories telles qu' " associés " de l'une ou l'autre centrale ou " clients privilégiés ", de nature à favoriser une application discriminatoire de ces tarifs.
45. Toutefois, les éléments du dossier ne permettent pas d'établir qu'une telle application discriminatoire a effectivement été pratiquée. Si les déclarations des entreprises tierces, citées au § 15 ci-dessus, et notamment celles du représentant de la société Mazza, font apparaître que la spécialisation en travaux nécessitant la mise en œuvre d'enrobés et le fait d'être actionnaire d'une centrale d'enrobés, sont en effet indispensables pour être en mesure d'emporter les marchés pour lesquels l'utilisation de ce type de matériaux est prépondérante, il ne ressort pas pour autant de ces déclarations que les entreprises tierces ont été dissuadées de soumissionner par des refus ou des prix discriminatoires leur ayant été opposés par les centrales. Le représentant Mazza fait au contraire état de la possibilité de négocier des prix en fonction des volumes : " Si j'avais obtenu un de ces gros marchés d'entretien, un prix d'enrobés aurait été négocié auprès de la centrale Catalogne Enrobés ou une centrale mobile Mazza serait venue ".
46. Par ailleurs, aucun élément ne permet d'établir que la proximité des tarifs " clients extérieurs " des deux centrales s'explique par une concertation entre leurs responsables, et non par un simple parallélisme de comportement qui peut être la résultante de décisions identiques mais indépendantes, prises par des entreprises s'adaptant naturellement à un même contexte sur un même marché (cf. Cour d'appel de Paris, 18 février 2003 SA Lyonnaise des Eaux France).
47. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de faire application des dispositions de l'article L. 464-6 du Code de commerce.
Décision
Article unique. - Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.