Conseil Conc., 24 novembre 2004, n° 04-D-58
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Marché de construction d'un pont à Cajarc (Lot)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré, sur le rapport oral de Mme Brun, par Mme Aubert, vice-présidente, présidant la séance ainsi que MM. Flichy, Piot, membres.
Le Conseil de la concurrence (section IV),
Vu la lettre enregistrée le 30 juillet 1998, sous le numéro F 1070, par laquelle le ministre de l'Economie, des Fiances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence d'un dossier relatif à un marché de construction d'un pont à Cajarc ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié et le décret 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions d'application du livre IV du Code de commerce ; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; La rapporteure, la rapporteure générale adjointe et le commissaire du Gouvernement entendus lors de la séance du 20 octobre 2004 ; Adopte la décision suivante :
I. Constatations
A. Le marché
1. Courant 1995, la Direction Départementale de l'Equipement (DDE) du Lot a étudié, à la demande du Conseil général de ce département, la faisabilité d'un pont sur le Lot au lieu dit " Gaillac ", sur la commune de Cajarc. Le Conseil général du Lot a opté pour un appel d'offre restreint, la DDE du Lot étant chargée de la maîtrise d'œuvre.
2. L'avis d'appel public à la concurrence concernant la réalisation d'un pont mixte à trois travées de 120 m de longueur environ a été lancé le 28 juin 1996. 32 plis ont été reçus dans les délais. La réunion de la commission d'appel d'offres, chargée de l'examen des candidatures et de l'admission des entreprises s'est tenue le 7 août 1996. Elle a retenu 20 entreprises (ou groupements d'entreprises), dont douze en génie civil, parmi lesquelles ne figurait pas initialement la société Matière, dont la candidature a finalement été retenue en octobre 1996 sur l'intervention d'élus locaux.
3. Le règlement de consultation a été envoyé le 26 novembre 1996 aux entreprises admises. Aux termes de ce document, les critères retenus dans le jugement des offres étaient, par ordre décroissant, le prix des prestations, leur valeur technique et enfin leur coût d'utilisation. La date limite de réception des offres a été fixée au 6 janvier 1997.
4. La commission d'appel d'offres a procédé le 10 janvier 1997 à l'ouverture des 8 plis reçus sur les 13 entreprises de génie civil admises. Les offres étaient les suivantes :
<emplacement tableau>
Le marché avait été estimé par le maître d'œuvre à 21 453 244,56 francs.
5. La commission d'appel d'offres a, dans un premier temps, chargé la DDE " de procéder aux vérifications d'usage ", puis, le 29 janvier 1997, elle a attribué le marché au groupement d'entreprises Bisseuil/Capraro qui était arrivé en troisième position. A la suite de cette décision, l'entreprise Matière SA, moins-disante (offre n° 7), a décidé de saisir le Préfet du Lot, au titre du contrôle de la légalité, sur les conditions anormales, selon elle, de l'attribution du marché. Elle a alerté également la Direction Départementale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes du Lot.
b. les éléments recueillis
6. L'entreprise Matière a, dans les courriers qu'elle a adressés au préfet du Lot et à la DGCCRF, puis lors de l'enquête, contesté son éviction du marché de construction du pont de Cajarc. Elle a indiqué que l'entreprise Capraro, qu'elle avait sollicitée afin de présenter une offre commune en groupement, lui avait répondu que "cette affaire était réservée au groupement Bisseuil/Capraro". Elle a également fait valoir que son offre était inférieure de 750 000 francs à celle dudit groupement et que le critère du prix n'avait donc pas été pris en considération. Elle a enfin évoqué l'existence d'une lettre confidentielle du Directeur départemental de l'équipement conseillant au président du Conseil général du Lot de ne pas la retenir.
7. L'enquête administrative a révélé des anomalies dans les relations entre entreprises ainsi qu'entre la DDE et l'attributaire du marché.
8. Il a été établi, en premier lieu, que l'entreprise Bisseuil avait connaissance, courant octobre 1996, du nom des entreprises de génie civil admises à soumissionner. Ces entreprises ont manifesté peu d'intérêt envers cet appel d'offres.
9. Il ressort, en second lieu, des pièces saisies au cours de l'enquête administrative que l'entreprise Bisseuil a entretenu des contacts fréquents et réguliers avec plusieurs interlocuteurs de la DDE pendant toute la période de préparation, de passation et d'exécution du marché de construction du pont de Gaillac à Cajarc. Ainsi, l'entreprise Bisseuil a eu un contact téléphonique avec la DDE le 25 juin 1996, le jour même de l'envoi de l'avis d'appel public à la concurrence aux journaux habilités à recevoir cet avis. Elle a également appelé le CETE, service de la DDE chargé des études techniques, les 29 juin et 12 juillet 1996. En outre, courant décembre 1996, un adjoint technique à la DDE du Lot a été invité par un cadre de la société Bisseuil à participer à un voyage à Dublin pour assister à un match de rugby (France/Irlande). A la même époque, ce fonctionnaire a répondu par téléphone à 18 questions préparées par cette entreprise.
10. L'analyse des soumissions des groupements d'entreprises par la DDE du Lot présente des particularités. Le projet de rapport du représentant légal de la collectivité modifie la hiérarchisation des critères de choix prévue par le règlement de consultation. Le critère de la valeur technique y est privilégié au détriment du critère de prix qui avait été classé initialement en première position, conformément aux dispositions des articles 229 ter à 300 bis du Code des marchés publics, alors applicables. La DDE du Lot souligne dans son analyse des soumissions un certain nombre de faiblesses de l'offre de l'entreprise Matière et propose de retenir le groupement d'entreprises Bisseuil/Capraro/ACCMA.
11. L'enquête pénale, qui a abouti à la décision du Tribunal correctionnel de Cahors du 12 juin 2003, en partie infirmée par la Cour d'appel d'Agen le 15 janvier 2004, a permis d'apporter des précisions sur le déroulement de l'appel d'offres et notamment, sur le rôle des fonctionnaires de la DDE dont aucun n'a finalement été condamné.
12. Il a été jugé que les contacts intervenus entre ces derniers et l'entreprise Bisseuil en juin et juillet 1996 ne pouvaient recevoir de qualification pénale, la volonté de favoriser les intérêts de la société Bisseuil n'étant pas suffisamment établie. La juridiction a également considéré que l'attribution du marché avait été souverainement décidée par la commission d'appel d'offres avec laquelle le bénéficiaire de l'invitation au match de rugby en Irlande n'était pas en contact direct et sur laquelle il n'avait ni pouvoir, ni influence. La cour d'appel a en outre rappelé l'entrée en vigueur, le 6 septembre 2001, de nouvelles dispositions du Code des marchés publics modifiant les modalités des offres et supprimant la notion de moins-disant au profit du mieux-disant. Il n'est donc plus possible, selon la cour, d'imputer au responsable des infrastructures de la DDE du Lot un acte contraire aux dispositions réglementaires concernant l'ordre de présentation. Il n'est pas non plus établi que ce fonctionnaire aurait sciemment fourni aux membres de la commission d'appel d'offres des informations erronées.
II. Discussion
13. Aux termes de l'article L. 464-6 du Code de commerce : " Lorsque aucune pratique de nature à porter atteinte à la concurrence sur le marché n'est établie, le Conseil de la concurrence peut décider, après que l'auteur de la saisine et le commissaire du Gouvernement ont été mis à même de consulter le dossier et de faire valoir leurs observations, qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure ".
14. Si l'enquête a permis d'établir, d'une part, que l'entreprise Bisseuil connaissait le nom des entreprises de génie civil admises à soumissionner, d'autre part, que ces dernières n'avaient pas mis en ouvre toutes les ressources nécessaires afin d'avoir de bonnes chances d'obtenir le marché, aucune entente entre les entreprises soumissionnaires au marché du pont de Gaillac à Cajarc, ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet de limiter le libre exercice de la concurrence, n'est démontrée. Aucun élément de l'enquête ne permet en effet, de qualifier les offres déposées par les autres entreprises soumissionnaires, aux côtés du groupement Bisseuil/Capraro, d'offres de couverture. Aucune preuve d'échanges d'informations entre les entreprises soumissionnaires n'a, par ailleurs, été rapportée.
15. S'agissant de la soumission en groupement des entreprises Bisseuil et Capraro, aucun élément recueilli lors de l'enquête ne permet de considérer que le recours à une telle structure a pu être utilisé par ces entreprises pour mettre en œuvre des pratiques concertées ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet de limiter le libre exercice de la concurrence lors de l'appel d'offres.
16. Enfin, si les investigations réalisées ont permis d'établir que l'entreprise Bisseuil a entretenu des contacts fréquents et réguliers avec plusieurs fonctionnaires de la DDE pendant la période de préparation et de passation du marché de construction du pont et si ces contacts lui ont permis d'avoir des renseignements techniques sur le marché de nature à l'avantager dans sa soumission, ces informations fournies par le maître d'œuvre ne peuvent recevoir la qualification d'entente anticoncurrentielle, car aucun élément du dossier ne permet de démontrer qu'elles ont résulté d'un accord de volonté entre le maître d'œuvre et la société Bisseuil visant à favoriser la proposition du groupement au détriment des autres candidats.
17. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de faire application des dispositions de l'article L. 464-6 du Code de commerce.
Décision
Article unique. - Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.