CJCE, 20 avril 1994, n° C-58/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Yousfi
Défendeur :
Etat belge
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, de Velasco
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Schockweiler (rapporteur), Grévisse, Zuleeg, Kapteyn, Murray
Avocat :
Me Dalcq
LA COUR,
1 Par jugement du 24 février 1993, parvenu au greffe de la Cour le 5 mars suivant, le tribunal du travail de Bruxelles a posé à la Cour, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 41, paragraphe 1, de l'accord de coopération entre la Communauté économique européenne et le royaume du Maroc, signé à Rabat le 27 avril 1976 et approuvé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n° 2211-78 du Conseil, du 26 septembre 1978 (JO L 264, p. 1, ci-après l'"accord").
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Yousfi, ressortissant marocain, à l'État belge, au sujet du refus d'octroi d'une allocation pour handicapés.
3 Il ressort du dossier que M. Yousfi, qui est le fils d'un ressortissant marocain employé en Belgique, est né dans cet État membre et y a sa résidence.
4 Alors qu'il occupait un emploi de travailleur salarié en Belgique, M. Yousfi a été victime, le 31 juillet 1984, d'un accident du travail. L'étendue du dommage corporel subi par M. Yousfi et le montant des indemnités d'invalidité qui doivent lui revenir n'ont pas encore été fixés. M. Yousfi vit actuellement à la charge de son père.
5 Le 15 octobre 1990, M. Yousfi a demandé à bénéficier en Belgique d'une allocation pour handicapés au titre de la loi du 27 février 1987 (Moniteur belge du 1.4.1987, p. 4832).
6 L'article 4, paragraphe 1, de cette loi prévoit que, pour pouvoir prétendre à une allocation pour handicapés, il faut être belge, apatride, réfugié ou de nationalité indéterminée et avoir résidé en Belgique de manière effective et continue pendant les cinq années qui ont précédé l'introduction de la demande.
7 Les autorités belges compétentes ayant, le 15 février 1991, rejeté la demande de M. Yousfi au motif que celui-ci était de nationalité marocaine, l'intéressé a introduit un recours devant le tribunal du travail de Bruxelles.
8 Devant cette juridiction, M. Yousfi a fait valoir que l'article 41, paragraphe 1, de l'accord établit dans le domaine de la sécurité sociale le principe de l'absence de toute discrimination fondée sur la nationalité entre les ressortissants des États membres et les travailleurs marocains. En outre, il ressortirait de l'arrêt du 31 janvier 1991, Kziber (C-18-90, Rec. p. I-199), que cette disposition est susceptible d'avoir un effet direct et que la notion de sécurité sociale y figurant doit être comprise par analogie avec le concept identique employé par le règlement (CEE) n° 1408-71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l'application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l'intérieur de la Communauté, dans sa version codifiée par le règlement (CEE) n° 2001-83 du Conseil, du 2 juin 1983 (JO L 230, p. 6, ci-après le "règlement n° 1408-71"). Enfin, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, les allocations pour handicapés constitueraient des prestations de sécurité sociale au sens de ce règlement. Dès lors, l'article 41, paragraphe 1, de l'accord interdirait aux autorités d'un État membre de se fonder sur la nationalité marocaine du demandeur pour lui refuser le bénéfice de ces allocations.
9 L'État belge a, en revanche, soutenu que M. Yousfi n'appartient à aucune des catégories de bénéficiaires de l'allocation pour handicapés prévues par la législation belge et qu'il n'existe pas de convention internationale de réciprocité entre la Belgique et le Maroc en matière d'allocations pour handicapés. De plus, M. Yousfi ne pourrait pas se fonder utilement sur l'article 41, paragraphe 1, de l'accord, tel qu'interprété par la Cour dans l'arrêt Kziber, précité, dans la mesure où, contrairement aux prestations de chômage accordées aux jeunes demandeurs d'emploi en cause dans cette affaire, les allocations pour handicapés, financées par le trésor public dans un but d'assistance, indépendamment de l'existence d'un contrat de travail, ne feraient pas partie de la sécurité sociale et ne relèveraient dès lors pas du champ d'application matériel de cette disposition de l'accord.
10 C'est dans ces conditions que le Tribunal du travail de Bruxelles a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes: "1) La législation belge relative aux allocations pour handicapés (loi du 27 février 1987) relève-t-elle du champ d'application matériel de l'article 41, paragraphe 1, de l'accord de coopération conclu entre la Communauté économique européenne et le royaume du Maroc, signé le 27 avril 1976 à Rabat, conclu au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n° 2211-78? 2) Dans l'affirmative, ces dispositions sont-elles directement applicables en droit interne?"
11 A titre liminaire, il convient de rappeler l'objectif et les dispositions pertinentes de l'accord.
12 Aux termes de son article 1er, l'accord a pour objectif de promouvoir une coopération globale entre les parties contractantes en vue de contribuer au développement économique et social du Maroc et de favoriser le renforcement de leurs relations. Cette coopération est instituée, en vertu du titre I, dans le domaine économique, technique et financier, en vertu du titre II, dans celui des échanges commerciaux et, en vertu du titre III, dans le domaine social.
13 L'article 41, qui fait partie du titre III relatif à la coopération dans le domaine de la main-d'œuvre, prévoit, à son paragraphe 1, que, sous réserve des paragraphes suivants concernant la totalisation des périodes d'assurance, d'emploi ou de résidence accomplies dans les différents États membres, le bénéfice des prestations familiales pour les membres de la famille résidant à l'intérieur de la Communauté et le transfert vers le Maroc des pensions et des rentes, les travailleurs de nationalité marocaine et les membres de leur famille résidant avec eux bénéficient, dans le domaine de la sécurité sociale, d'un régime caractérisé par l'absence de toute discrimination fondée sur la nationalité par rapport aux propres ressortissants des États membres dans lesquels ils sont occupés.
14 Il ressort du contexte de l'affaire au principal que, par ses questions préjudicielles, la juridiction de renvoi cherche en substance à savoir si l'article 41, paragraphe 1, de l'accord doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre refuse d'accorder une allocation pour handicapés, prévue par sa législation en faveur des nationaux ayant leur résidence dans cet État depuis au moins cinq ans, à un ressortissant marocain qui est atteint d'une incapacité de travail à la suite d'un accident du travail survenu dans cet État et qui réside sur le territoire de celui-ci depuis plus de cinq ans, au motif que l'intéressé est de nationalité marocaine.
15 En vue de répondre à cette question, il convient d'examiner, en premier lieu, si l'article 41, paragraphe 1, de l'accord est susceptible d'être invoqué directement par un particulier devant une juridiction nationale et, en second lieu, si cette disposition couvre la situation d'un travailleur migrant marocain qui demande, dans l'État membre où il est devenu victime d'un accident du travail et où il réside depuis plus de cinq ans, le bénéfice d'une allocation du type de celle en cause dans l'affaire au principal.
Sur l'effet direct de l'article 41, paragraphe 1, de l'accord
16 A cet égard, la Cour a déjà jugé dans l'arrêt Kziber, précité, que l'article 41, paragraphe 1, de l'accord, qui consacre, dans des termes clairs, précis et inconditionnels, l'interdiction de discriminer, en raison de la nationalité, les travailleurs de nationalité marocaine et les membres de leur famille résidant avec eux dans le domaine de la sécurité sociale, comporte une obligation claire et précise qui n'est subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l'intervention d'aucun acte ultérieur pour toute question autre que celles faisant l'objet des paragraphes 2, 3 et 4 de cet article. Dans cet arrêt, la Cour a ajouté que l'objectif de l'accord de promouvoir une coopération globale entre les parties contractantes, notamment dans le domaine de la main-d'œuvre, confirme que le principe de non-discrimination inscrit à l'article 41, paragraphe 1, est susceptible de régir directement la situation juridique des particuliers.
17 La Cour en a déduit (point 23) qu'il résulte des termes de l'article 41, paragraphe 1, autant que de l'objet et de la nature de l'accord dans lequel cet article s'insère, que cette disposition est susceptible d'être directement appliquée.
18 Le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne ayant expressément demandé à la Cour de reconsidérer cette jurisprudence, il importe de souligner, comme l'avocat général l'a relevé aux points 6 et 7 de ses conclusions, que les observations présentées dans le cadre de la présente affaire n'ont apporté aucun nouvel élément d'appréciation susceptible de conduire la Cour à revenir sur la position qu'elle a adoptée dans l'arrêt Kziber, précité.
19 L'effet direct qu'il y a dès lors lieu de reconnaître à l'article 41, paragraphe 1, de l'accord implique que les justiciables auxquels s'applique cette disposition ont le droit de s'en prévaloir devant les juridictions nationales.
Sur la portée de l'article 41, paragraphe 1, de l'accord
20 Afin de déterminer la portée du principe de non-discrimination inscrit à l'article 41, paragraphe 1, de l'accord, il convient de vérifier, d'une part, si une personne comme le demandeur devant la juridiction nationale est un travailleur visé par cet article et, d'autre part, si une allocation pour handicapés telle que celle en cause dans l'affaire au principal relève du domaine de la sécurité sociale au sens de cette disposition.
21 S'agissant, en premier lieu, de la notion de travailleur figurant à l'article 41, paragraphe 1, de l'accord, il résulte de l'arrêt Kziber, précité (point 27), qu'elle englobe à la fois les travailleurs actifs et ceux qui ont quitté le marché du travail après avoir atteint l'âge requis pour bénéficier d'une pension de vieillesse ou après avoir été victimes d'un des risques donnant droit à des allocations au titre d'autres branches de la sécurité sociale.
22 En effet, les paragraphes 2 et 4 de l'article 41 de l'accord font une référence expresse, en ce qui concerne le bénéfice de la totalisation et la possibilité de transférer les prestations vers le Maroc, à des régimes tels que ceux des pensions et des rentes de vieillesse ou des prestations d'invalidité versées en cas d'accident du travail.
23 La notion de travailleur prévue par l'article 41, paragraphe 1, de l'accord vise dès lors un ressortissant marocain comme le demandeur devant la juridiction nationale qui est atteint d'une incapacité de travail à la suite d'un accident du travail dont il a été victime dans l'État membre où il réside depuis plus de cinq ans et qui sollicite le bénéfice d'une allocation pour handicapés.
24 S'agissant, en second lieu, de la notion de sécurité sociale figurant à l'article 41, paragraphe 1, de l'accord, il résulte de l'arrêt Kziber, précité (point 25), qu'elle doit être comprise par analogie avec la notion identique figurant au règlement n 1408-71.
25 Or, même si, avant sa modification par le règlement (CEE) n° 1247-92 du Conseil, du 30 avril 1992 (JO L 136, p. 1), le règlement n° 1408-71 ne mentionnait pas spécifiquement, parmi les branches de la sécurité sociale auxquelles il s'applique, les prestations destinées à assurer la protection des handicapés, il est toutefois de jurisprudence constante (voir, en premier lieu, arrêt du 28 mai 1974, Callemeyn, 187-73, Rec. p. 553, point 15, et, en dernier lieu, arrêt du 27 mai 1993, Schmid, C-310-91, Rec. p. I-3011, point 10) que les allocations pour handicapés entrent dans le champ d'application matériel du règlement n° 1408-71, en vertu de son article 4, paragraphe 1, sous b), qui vise expressément les "prestations d'invalidité".
26 La Cour a, en effet, considéré (voir notamment arrêt du 20 juin 1991, Newton, C-356-89, Rec. p. I-3017, point 14) qu'une législation nationale relative aux allocations pour handicapés remplit en réalité une double fonction, consistant, d'une part, à garantir un minimum de moyens d'existence à des handicapés placés entièrement en dehors du système de la sécurité sociale et, d'autre part, à procurer un complément de revenus aux bénéficiaires de prestations de sécurité sociale atteints d'une incapacité permanente de travail.
27 La Cour en a déduit (voir arrêt Newton, précité, point 15) que, en ce qui concerne un travailleur salarié ou non salarié qui relève déjà, en raison d'une activité professionnelle antérieure, du système de la sécurité sociale de l'État dont cette législation est invoquée, ladite législation doit être considérée comme faisant partie du domaine de la sécurité sociale, au sens de l'article 51 du traité et de la réglementation prise pour l'application de cette disposition, alors même qu'elle pourrait échapper à cette qualification à l'égard d'autres catégories de bénéficiaires.
28 Puisque, conformément à l'arrêt Kziber, précité, la notion de sécurité sociale figurant à l'article 41, paragraphe 1, de l'accord ne saurait avoir un contenu différent de celui qui lui est reconnu dans le cadre du règlement n 1408-71, des allocations pour handicapés du type de celles de l'espèce au principal relèvent du domaine de la sécurité sociale au sens de cet article de l'accord.
29 Au vu de l'ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre au Tribunal du travail de Bruxelles que l'article 41, paragraphe 1, de l'accord doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre refuse d'accorder une allocation pour handicapés, prévue par sa législation en faveur des nationaux ayant leur résidence dans cet État depuis au moins cinq ans, à un ressortissant marocain qui est atteint d'une incapacité de travail à la suite d'un accident du travail survenu dans cet État et qui réside sur le territoire de celui-ci depuis plus de cinq ans, au motif que l'intéressé est de nationalité marocaine.
Sur les dépens 30 Les frais exposés par les Gouvernements allemand, belge et français ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs, LA COUR, statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal du travail de Bruxelles, par jugement du 24 février 1993, dit pour droit: L'article 41, paragraphe 1, de l'accord de coopération entre la Communauté économique européenne et le royaume du Maroc, signé à Rabat le 27 avril 1976 et approuvé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n° 2211-78 du Conseil, du 26 septembre 1978, doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre refuse d'accorder une allocation pour handicapés, prévue par sa législation en faveur des nationaux ayant leur résidence dans cet État depuis au moins cinq ans, à un ressortissant marocain qui est atteint d'une incapacité de travail à la suite d'un accident du travail survenu dans cet État et qui réside sur le territoire de celui-ci depuis plus de cinq ans, au motif que l'intéressé est de nationalité marocaine.