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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 16 novembre 2004, n° ECOC0400370X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Tuyaux Bonna devenue " Bonna Sabla " (Sté), Colas Midi Méditerranée (SA), Matière (Sté), Etablissements Bertrand (SA), Parisienne de canalisation (Sté), Raphaeloise de batiments et de travaux publics (SA), H. Triverio (SA), SEETA (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Carre-Pierrat

Avocat général :

M. Woirhaye

Conseillers :

M. Le Dauphin, Mme Mouillard

Avoués :

SCP Bernabe-Chardin-Cheviller, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Naboudet-Vogel & Hatet-Sauval

Avocats :

Mes Meyung-Marchand, Donnedieu de Vabres, Talandier, Garnier, Charpentier

T. com. Toulouse, du 5 janv. 1998

5 janvier 1998

Saisi le 21 août 1990 par le ministre de l'Economie de pratiques relevées à l'occasion de la passation de treize marchés publics dans le secteur des travaux routiers, du terrassement, des canalisations et de l'assainissement dans le département du Var, le Conseil de la concurrence a, par décision n° 96-D-65 du 30 octobre 1996, décidé que dix-sept entreprises avaient enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et a infligé des sanctions pécuniaires à quatorze d'entre elles, parmi lesquelles:

- la société Les Tuyaux Bonna: 1 800 000 F

- la société Etablissements Bertrand (ci-après la société Bertrand) 100 000 F

- la société Colas Midi Méditerranée : 2 500 000 F

- la société Jean François : 300 000 F

- la société Matière : 200 000 F

- la société Raphaéloise de bâtiments et de travaux publics (ci-après la RBTP): 80 000 F

- la société SEETA : 80 000 F

- la société Parisienne de canalisations (ci-après la SPAC) : 200 000 F

- la société Triverio : 70 000 F.

Ces neuf entreprises ont formé des recours en annulation et en réformation, recours incident pour la SEETA, contre la décision précitée.

Par arrêt du 21 novembre 1997, cette cour a:

- rejeté partie des moyens de procédure invoqués devant elle,

- sursis à statuer jusqu'à ce qu'il soit justifié d'une décision judiciaire irrévocable au sujet de la régularité des opérations de visite et de saisie effectuées dans les locaux de la société Garnier Pisan,

- invité les sociétés requérantes, spécialement les sociétés Bonna et Colas Midi Méditerranée, à conclure sur les conséquences qui leur paraissent devoir être tirées, au regard de l'article 22, alinéa 2, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, de la circonstance que la décision qu'elles critiquent a été délibérée par la commission permanente du Conseil. Le pourvoi formé contre cette décision par les sociétés Colas Midi Méditerranée, Jean François et Etablissements Bertrand a été déclaré irrecevable, le 22 février 2000, par la chambre commerciale de la Cour de cassation au motif que l'arrêt, n'ayant pas mis fin à l'instance, ne pouvait être frappé de pourvoi indépendamment de l'arrêt sur le fond.

LA COUR:

Vu le mémoire en reprise d'instance déposé le 31 mars 2004 par la société Bonna Sabla, anciennement dénommée société Les Tuyaux Bonna, et son mémoire en réplique du 16 septembre 2004, par lequel cette société demande à la cour de:

- vu l'absence de procédure pendante devant une autre juridiction sur la régularité des opérations de visite litigieuses, dire n'y avoir lieu de surseoir à statuer davantage sur les demandes non tranchées par l'arrêt du 21 novembre 1997,

- la déclarer recevable et bien fondée en son appel et, y faisant droit,

- à titre principal :

* infirmer dans toutes ses dispositions la décision déférée,

* juger qu'elle n'est pas responsable du fait d'autrui et que n'est pas rapportée la preuve de sa participation personnelle à une pratique anticoncurrentielle lors des appels d'offres auxquels ont donné lieu les 28 et 29 janvier 1988 les deux marchés de l'aménagement du CD de la commune de Draguignan,

* juger n'y avoir lieu en conséquence au prononcé d'une sanction à son encontre, ordonner la restitution à son profit de la somme de 1 800 000 F soit 274 408,23 euros payée par elle en exécution de la décision attaquée et des intérêts au taux légal de cette somme à compter du 17 janvier 1997, date de la première demande qui a été faite,

- à titre subsidiaire, infirmer la décision en ce qu'elle lui a infligé une sanction pécuniaire gravement disproportionnée et ramener celle-ci à de plus justes proportions en fonction de la nature et de la gravité des faits reprochés, de leur ancienneté, de la situation de l'entreprise et du dommage réellement causé à l'économie,

Vu le mémoire du 23 juin 2004, par lequel la RBTP, reprenant ses écritures antérieures, demande à la cour d'annuler la décision déférée, notamment en ce qui la concerne, de surseoir à statuer jusqu'à l'arrêt de la Cour de cassation relatif à la régularité de l'enquête administrative, et, au cas où la cour déciderait de ne pas surseoir, de retenir qu'elle n'a pas enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, subsidiairement, de prononcer une sanction pécuniaire inférieure à celle prononcée par le Conseil de la concurrence,

Vu le mémoire déposé le 26 juillet 1996, par lequel la société Etablissements Bertrand et la société SEETA demandent à la cour de:

- constater qu'il n'existe pas d'indices suffisamment probants pour caractériser la participation à des pratiques anticoncurrentielles, en conséquence, annuler la décision déférée relever la Société Etablissements Bertrand de la sanction prononcée à son encontre et, au besoin, ordonner la restitution des sommes réglées en exécution de la décision rendue avec intérêts au taux légal à compter de la date de paiement,

- à titre infiniment subsidiaire, constater que la sanction prévue a été infligée sans qu'aucune appréciation n'ait été faite sur la proportionnalité entre la peine provisoire et la gravité des faits relevés, le dommage à l'économie du marché de référence et la situation de l'entreprise, en conséquence, réformer la décision du Conseil au regard de ces divers éléments,

Vu le mémoire déposé le 20 septembre 2004, par lequel la société Colas Midi Méditerranée, venant également aux droits de la société Jean François à la suite d'une opération de fusion-absorption du 23 avril 2002 approuvée par assemblée générale du 31 mai 2002, demande à la cour:

- à titre principal de prononcer l'annulation de la décision déférée au motif que le rapporteur et le rapporteur général assistaient au délibéré, en violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales, et que cette décision est fondée sur des pièces irrégulièrement saisies,

* d'ordonner le remboursement immédiat à la société Colas Midi Méditerranée des sommes versées au titre des sanctions pécuniaires qui ont été infligées tant à elle-même qu'à la société Jean François, assorti des intérêts au taux légal à compter de l'arrêt à intervenir, et avec capitalisation des dits intérêts par application de l'article 1154 du Code civil,

* dans le cas où la cour d'appel, après annulation de la décision, déciderait de faire usage de son pouvoir d'évocation, de constater que les indices retenus à l'encontre de la société Colas Midi Méditerranée et de l'ancienne société Jean François sont dénués de force probante, que les sanctions prononcées à leur encontre sont disproportionnées au regard de la gravité des faits et du dommage porté à l'économie, et d'en tirer toutes conséquences,

- à titre subsidiaire, de réformer, pour les mêmes motifs, la décision entreprise et par voie de conséquence, de réduire de façon substantielle le montant de la sanction infligée aux sociétés Colas Midi Méditerranée et Jean François, et d'ordonner le remboursement immédiat des sommes trop versées dans les mêmes conditions que ci-dessus précisé,

- dans tous les cas, de condamner le ministre de l'Economie au paiement d'une somme de 7 625 euros au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

Vu les mémoires déposés le 26 juillet 2004 et le 20 septembre 2004, par lequel la société SPAC demande à la cour de constater qu'aucun faisceau d'indices graves, précis et concordants n'a pu être réuni à son encontre, en conséquence, de la mettre hors de cause, subsidiairement, de diminuer la sanction pécuniaire prononcée à son encontre, eu égard aux critères législatifs et jurisprudentiels en cette matière,

Vu le mémoire déposé le 26 septembre 2004, par lequel la société Matière demande à la cour de:

- à titre principal, annuler la décision déférée pour violation de l'article 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales, en raison de la présence du rapporteur aux délibérations du Conseil de la concurrence,

- à titre très subsidiaire, juger que le Conseil a violé la loi par fausse qualification des faits, annuler en conséquence la décision entreprise et ordonner de surcroît la restitution des sommes réglées par elle en y ajoutant le montant des intérêts au taux légal à compter de la date des paiements effectués,

- à titre plus subsidiaire, retenir que le montant de la sanction prononcée est disproportionné par rapport à sa situation financière et que son montant fut infligé sans qu'une appréciation ait été faite sur la proportionnalité entre la peine prononcée et la gravité des faits relevés, alors que le dommage causé à l'économie relevé était, en l'espèce, non seulement minime mais réellement inexistant,

Vu le mémoire déposé le 21 avril 1997 par lequel la société H. Triverio SA demande à la cour de reformer la décision en ce qu'elle a cru pouvoir caractériser la mise en œuvre d'une entente anticoncurrentielle à son encontre, en conséquence, de la relever des sanctions prononcées et d'ordonner la restitution de la somme de 70 000 F réglée en exécution de la décision rendue, avec intérêt au taux légal à compter de son paiement intervenu le 27 juin 1997;

Vu les observations du Conseil de la concurrence, déposées le 4 août 2004, par lesquels ce dernier fait valoir que, statuant en commission permanente selon la procédure ordinaire, il n'était pas tenu par la limitation instituée par l'alinéa 2 de l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, Vu les observations écrites du ministre chargé de l'Economie, déposées le 13 août 2004, par lesquelles ce dernier demande la confirmation de la décision, sauf en ce qui concerne la sanction prononcée contre la société Etablissements Bertrand, autrefois PME indépendante, dont la proportionnalité doit être réexaminée,

Que les conseils des parties qui ont eu la parole en dernier, le représentant du ministre chargé de l'Economie et le Ministère public en leurs observations orales,

Sur ce:

- sur le sursis à statuer:

Considérant que, pour estimer caractérisés les griefs qu'il a sanctionnés, le Conseil de la concurrence s'est essentiellement fondé sur des pièces et documents qui avaient été saisis dans les locaux de la société Garnier Pisan, au cours d'une visite domiciliaire autorisée le 15 juin 1989 par le Président du Tribunal de grande instance de Draguignan;

Que, la régularité de ces opérations faisant l'objet de contestations formées par les sociétés Colas Midi Méditerranée et Etablissements Bertrand, d'une part, et la SPAC, d'autre part, dont la Cour de cassation était alors saisie, la cour a, par l'arrêt du 21 novembre 1997, sursis à statuer jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue sur cette question;

Que, par deux arrêts du 15 juin 1999, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation a cassé les ordonnances rendues par le Président du Tribunal de Draguignan le 16 octobre 1996 et a renvoyé les causes devant le président du Tribunal de grande instance de Toulon;

Que, par l'effet des cassations ainsi intervenues, les instances ne pouvaient reprendre leur cours qu'en l'état où elles se trouvaient avant les décisions cassées, devant le Président du Tribunal de grande instance de Toulon, seul investi, par délégation spéciale de la Cour de cassation, du pouvoir de statuer sur les contestations en cause:

Qu'il est constant que ce magistrat n'a pas été saisi;

Qu'eu égard à la carence des parties, il convient de révoquer le sursis ordonné;

- sur la régularité de la procédure suivie devant le Conseil de la concurrence:

Considérant que, par l'arrêt précité du 21 novembre 1997, la cour a rejeté le moyen pris par la société Jean François de la présence du rapporteur et du rapporteur général au délibéré du Conseil de la concurrence;

Que cette décision, alors conforme au droit positif en vigueur, est désormais contredite par la jurisprudence, telle qu'elle résulte de l'arrêt rendu le 5 octobre 1999 par la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation (Bull. civ. 1999, IV, n° 158 p. 133), qui condamne cette procédure comme contraire aux exigences d'un procès équitable posées par l'article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales;

Qu'eu égard à cette circonstance, qui est venue modifier la situation précédemment appréciée, et au fait que la cour n'a pas encore statué au fond sur les présents recours, il y a lieu de réexaminer le moyen, ainsi que le demandent au demeurant les sociétés Colas Midi Méditerranée et Matière;

Considérant qu'il est constant que, comme le prévoyait alors l'article 25 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le rapporteur général et le rapporteur ont assisté au délibéré de la décision déférée

Qu'ainsi qu'il a été vu, la présence du rapporteur au délibéré, serait-ce sans voix délibérative, dès lors que celui-ci a procédé aux investigations utiles pour l'instruction des faits dont le Conseil est saisi, de même que la présence au délibéré du rapporteur général, sous le contrôle duquel le rapporteur a accompli l'instruction, sont contraires au principe précité;

Qu'il suit de là que la décision du Conseil de la concurrence doit être annulée et que les sommes versées par les parties condamnées en exécution de cette décision doivent leur être restituées, étant précisé qu'elles produiront intérêts au taux légal à compter de la notification du présent arrêt et que la capitalisation des intérêts échus doit être ordonnée, en tant que de besoin, au profit de la société Colas Midi Méditerranée, conformément aux dispositions de l'article 1154 du Code civil;

Considérant que les circonstances de la cause commandent de renvoyer au Conseil de la concurrence l'examen des griefs notifiés aux parties, de ne pas faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, et de laisser à chacune des parties la charge des dépens par elles exposés

Par ces motifs, Révoque le sursis ordonné par l'arrêt de cette cour du 21 novembre 1997, Annule la décision du Conseil de la concurrence n° 96-D-65 du 30 octobre 1996, Ordonne la restitution aux parties condamnées des sommes par elles versées en exécution de la décision annulée, assorties des intérêts au taux légal à compter de la notification de la présente décision, et capitalisation des dits intérêts, conformément aux dispositions de l'article 1154 du Code civil, au profit de la société Colas Midi Méditerranée, venant également aux droits de la société Jean François, Rejette toute autre demande, Laisse à chacune des parties la charge des dépens par elles exposés.