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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 21 septembre 2004, n° ECOC0400319X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

20 Minutes France (Sté)

Défendeur :

Association Etudes et unité de recherches opérationnelles de la presse quotidienne nationale

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Riffault-Silk

Substitut général :

M. Woirhaye

Conseillers :

Mme Mouillard, M. Maunand

Avoués :

SCP Arnaudy-Baechlin, SCP Hardouin

Avocats :

Mes Wilhelm, Rojinsky

CA Paris n° ECOC0400319X

21 septembre 2004

La société 20 Minutes France édite depuis le 15 mars 2002 un quotidien d'information générale diffusé gratuitement et financé exclusivement par la publicité. Reprochant à l'association Etudes et unité de recherches opérationnelles de la presse quotidienne nationale (ci-après l'EUROPQN) de refuser de l'inclure dans son étude de mesure de l'audience de la presse quotidienne nationale, outil de référence des professionnels de l'achat d'espaces publicitaires et de media planning, elle a, le 18 mai 2004, saisi le Conseil de la concurrence de cette pratique qu'elle estime anticoncurrentielle et, simultanément, a demandé, à titre de mesures conservatoires, qu'il soit fait injonction à l'EUROPQN de l'intégrer au sein de cette étude et que la publication de la décision soit ordonnée.

Par décision n° 04-D-40 du 3 août 2004, le Conseil de la concurrence a retenu qu'il n'était pas exclu, sous réserve d'une instruction au fond, que les pratiques en cause soient prohibées par les articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce ainsi que par les articles 81 et 82 du traité CE, mais a rejeté la demande de mesures conservatoires.

Par assignation du 13 août 2004, la société 20 Minutes France a formé un recours contre cette décision en ce qu'elle a rejeté sa demande de mesures conservatoires, demandant à la cour de :

- réformer la décision de ce chef,

- constater qu'il existe une atteinte grave et immédiate à son intérêt, à l'économie du secteur intéressé et à l'intérêt des consommateurs,

- en conséquence, faire injonction à l'EUROPQN, dans un délai de 4 jours à compter de la notification par le greffe de la Cour d'appel de Paris de la décision à intervenir et dans des conditions économiques équitables, d'intégrer le quotidien 20 Minutes au sein de son étude de mesures d'audience de la presse quotidienne nationale et d'en commercialiser les résultats au sein de son étude,

- prévoir dans un délai d'une semaine au plus tard à compter de la notification de l'arrêt à intervenir par le greffe de la Cour d'appel de Paris que les parties rendront compte à la cour des dispositions prises par l'EUROPQN pour se conformer à l'une ou l'autre de ces injonctions,

- ordonner la publication de l'arrêt,

- condamner l'EUROPQN à lui payer la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

- condamner l'EUROPQN aux dépens d'appel avec application de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.

Par mémoire en réponse du 3 septembre 2004, l'EUROPQN conclut à la confirmation de la décision déférée. Elle réclame à la société 20 Minutes France une somme de 50 000 euros pour procédure abusive et une autre de 20 000 euros au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, et requiert la distraction des dépens au profit de son avoué.

Par mémoire en réplique du 6 septembre 2004, la société 20 Minutes France conclut au rejet des demandes de l'EUROPQN.

A l'audience, les parties se sont opposées sur la production par l'EUROPQN de la pièce n° 9, la société 20 Minutes France objectant qu'aucune traduction n'est fournie pour ce document qui est rédigé en langue anglaise.

Cela étant exposé, LA COUR:

- sur la production de la pièce n° 9

Considérant que l'absence de traduction de ce document, qui prive les parties comme la cour de la possibilité d'en apprécier le contenu, commande que cette pièce soit écartée des débats;

- sur le recours

Considérant qu'il résulte de la décision attaquée que l'EUROPQN, qui est une association régie par la loi du 1er juillet 1901 créée à l'initiative des éditeurs des principaux titres de la presse quotidienne nationale (Le Figaro, le Monde, La Tribune, Libération, Le Parisien, Les Echos, L'Humanité, L'Equipe, La Croix), effectue depuis 1993, conjointement avec le Syndicat de la Presse Quotidienne Régionale (SPQR) et l'Association pour l'Etude et la Promotion de la Presse Hebdomadaire Régionale (AEPHR), une étude semestrielle consacrée à la mesure d'audience des quotidiens nationaux, dite étude EUROPQN, dont la réalisation, en deux vagues débutant le 1er janvier et le 1er juillet, est confiée à l'Institut IPSOS ; que cette étude, dont les résultats sont la propriété exclusive de l'EUROPQN, est considérée par les acteurs du secteur comme un outil de référence et de mesure permettant d'établir les tarifs de l'espace publicitaire ;

Considérant que le Conseil a retenu qu'il existe des présomptions raisonnablement fortes que les règles gouvernant les conditions d'intégration d'un titre dans l'étude EUROPQN soient définies et appliquées de façon non objective, non transparente et discriminatoire, alors que l'intégration dans cette mesure d'audience, donc l'appartenance à l'association, constitue un avantage concurrentiel considérable dans la mesure où les autres études, notamment les études dites "propriétaires" c'est-à-dire effectuées à la demande des éditeurs, très onéreuses pour ces derniers et moins performantes, ne lui sont pas substituables, et que la privation de cet instrument de mesure affaiblit la position des journaux gratuits dans les négociations commerciales;

Qu'il en a déduit que le refus d'EUROPQN d'intégrer la société 20 Minutes France dans ses études de mesure d'audience, alors même que l'augmentation du nombre de contributeurs ne peut qu'engendrer une baisse du coût supporté par chacun des autres contributeurs à la réalisation de ces études, pourrait donc résulter d'une entente entre les principaux éditeurs de presse nationale adhérents d'EUROPQN ou entre l'EUROPQN, le SPQR et l'AEPHR, pour empêcher un nouvel entrant d'accéder, dans des conditions normales de concurrence, au marché publicitaire de la presse quotidienne nationale, et constituerait donc une pratique anticoncurrentielle prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce et l'article 81 du traité CE ; qu'il a ajouté que, si la position dominante de l'EUROPQN sur le marché de la mesure d'audience de la presse quotidienne nationale était confirmée, ce refus, qui paraît être discriminatoire, pourrait constituer un abus de position dominante;

Considérant que, pour refuser les mesures conservatoires demandées, le Conseil a relevé que le chiffre d'affaires de la société 20 Minutes France s'est accru de près de 200 % entre 2002 et 2003 et qu'un communiqué de presse a annoncé, le 7 juin 2004, que le titre allait, à partir de septembre prochain, augmenter sa pagination afin, à la fois, d'accroître son contenu rédactionnel et "de répondre à la hausse constante des insertions publicitaires depuis le début de l'année", qu'il n'est pas démontré que la société 20 Minutes France se soit vu refuser des insertions publicitaires au motif que son audience n'était pas mesurée au sein de l'EUROPQN et qu'elle ne verse pas les documents permettant de comparer l'évolution de ses résultats par rapport à son plan de développement, étant observé que ses dirigeants ont à plusieurs reprises déclaré que le titre ne serait pas rentable avant 2005, voire 2006, et que la société, qui est adossée au groupe SPIR-Ouest France, a été dotée lors de sa création, d'un capital de près de 35 millions d'euros; qu'il en a déduit que la société 20 Minutes France ne paraît pas menacée à brève échéance et que sa capacité concurrentielle sur le marché concerné n'est pas gravement atteinte ; qu'enfin, il a constaté que l'atteinte grave et immédiate aux intérêts des consommateurs ou au secteur n'était pas démontrée;

Considérant que pour soutenir la réformation de cette décision, la société 20 Minutes France fait valoir, tout d'abord, que les constatations du Conseil de la concurrence caractérisent une pratique particulièrement grave, comme telle portant une atteinte aussi grave à ses intérêts, justifiant en elle-même l'octroi de mesures conservatoires

Qu'elle souligne aussi que la réalisation d'un quotidien national nécessite un budget élevé en raison de la lourdeur des investissements, des moyens techniques et du nombre de personnes requises, que la longévité d'un titre de presse quotidienne nationale dépend de sa capacité à assurer l'équilibre entre son activité marchande et la légitimité qu'il doit acquérir auprès de son lectorat et soutient à cet égard que le refus de l'EUROPQN d'intégrer 20 Minutes dans son étude d'audience ne lui permettra pas d'atteindre l'équilibre, alors qu'elle se trouve en phase de croissance ; qu'elle verse aux débats une étude réalisée par une "agence-media" dénommée Carat qui, procédant à l'évaluation des conséquences de la non-intégration du titre dans l'étude EUROPQN pour les années 2004 à 2006, estime que son manque à gagner au titre du chiffre d'affaires publicitaire peut être chiffré à

- pour 2004 : entre 11,3 et 15,7 millions d'euros.

- pour 2005 : entre 15,8 et 21,8 millions d'euros,

- pour 2006 : entre 18,3 et 25,2 millions d'euros;

Et conclut, lettres d'experts-comptables à l'appui, que le défaut d'intégration dans l'EUROPQN nécessitera " de nouveaux apports de trésorerie qui seront indispensables à la survie de la société " ;

Qu'elle ajoute que les quotidiens gratuits comme 20 Minutes contribuent au pluralisme de l'information et en déduit que les pratiques en cause portent atteinte au marché comme aux consommateurs ;

Mais considérant que l'article L. 464-1 du Code de commerce réserve le prononcé de mesures conservatoires aux hypothèses où la pratique dénoncée porte une atteinte grave ou immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante, lesdites mesures devant rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence;

Qu'en l'espèce, la société 20 Minutes France se borne à faire état de la gravité des pratiques dénoncées et d'un manque à gagner, tous éléments impropres à caractériser l'une quelconque des conditions susvisées ; qu'au demeurant, si le principe des incidences concurrentielles et financières invoquées est peu douteux compte tenu des constatations du Conseil de la concurrence, leur montant en revanche n'est pas démontré, l'étude Carat versée aux débats, réalisée à la demande de la requérante pour étayer ses prétentions, se contentant de bâtir une projection à partir de pertes supposées, évaluées arbitrairement, et les énonciations du cabinet d'expertise comptable se fondant sur ces mêmes chiffres ;

Qu'enfin, et même si l'hypothèse en est évoquée dans le mémoire de la société 20 Minutes France, il n'est pas véritablement soutenu que la pérennité de l'entreprise soit menacée, les constatations du Conseil de la concurrence quant à la progression enregistrée entre 2002 et 2003 n'étant d'ailleurs pas contestées ; qu'au demeurant, le dossier tend à démontrer qu'il n'en est rien ; qu'en effet, le président de la société 20 Minutes France a déclaré au rapporteur le 15 juin 2004 que le fait pour le quotidien de ne pas être intégré dans l'étude EUROPQN n'engendrait pas de manque à gagner financier mais entravait son développement et sa diffusion, ainsi que son extension géographique, le plaçant en situation d'infériorité par rapport aux concurrents ;que, cependant, même cette allégation est démentie, puisque la société 20 Minutes France a annoncé publiquement, le 18 février 2004, que l'édition de Paris devait atteindre l'équilibre au quatrième trimestre de cette année, mais que les pertes d'exploitation seraient cependant équivalentes à celles de 2003 compte tenu du lancement des éditions de Lille, Lyon et Marseille le mois suivant, précisant encore qu'en 2005, l'édition parisienne serait rentable et les pertes réduites de 50 % et qu'en 2006, la société s'autofinancerait et serait profitable;

Considérant qu'il résulte de ces éléments que les pertes enregistrées par la société requérante sont essentiellement la conséquence de sa stratégie commerciale et qu'il n'est pas démontré que l'atteinte résultant des pratiques dénoncées présente les caractéristiques requises par l'article L. 464-1 susvisé;

Qu'ainsi, le Conseil de la concurrence ayant statué à bon droit, le recours doit être rejeté;

Considérant qu'aucune faute caractérisant un abus de procédure de la part de la société 20 Minutes France n'est établie ; que l'EUROPQN doit donc être déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive;

Considérant qu'il n'y a pas lieu de faire application en la cause des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Qu'enfin, l'article 16 du décret du n° 87-849 du 19 octobre 1987, qui régit la présente procédure, n'imposant pas aux parties de se faire représenter, les dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile ne peuvent trouver à s'appliquer;

Par ces motifs, Ecarte des débats la pièce n° 9 produite par l'EUROPQN, Rejette le recours de la société 20 Minutes France. Déboute l'association EUROPQN de sa demande de dommages et intérêts, Rejette les demandes fondées sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société 20 Minutes France aux dépens.