CJCE, 6e ch., 8 octobre 1987, n° 80-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Procédure pénale contre Kolpinghuis Nijmegen BV
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Due
Avocat général :
Me Mischo
Juges :
MM. Rodriguez Iglesias, Koopmans, Bahlmann, Kakouris
LA COUR,
1 Par ordonnance du 3 février 1986, parvenue à la cour le 14 mars suivant, l'arrondissementsrechtbank d'Arnhem a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, quatre questions préjudicielles relatives à l'interprétation du droit communautaire en ce qui concerne l'effet d'une directive dans le droit national d'un Etat membre qui n'a pas encore pris les mesures nécessaires pour la mise en œuvre de cette directive.
2 Ces questions ont été posées dans le cadre d'une procédure pénale contre une entreprise de débit de boissons pour avoir détenu en stock, en vue de la vente et de la livraison, une boisson dénommée par elle "eau minérale", mais composée d'eau du robinet et de gaz carbonique. Il est reproché à cette entreprise une infraction à l'article 2 du Keuringsverordening (règlement d'inspection) de la commune de Nimègue, qui interdit de détenir en stock, en vue de la vente et de la livraison, des denrées destinées à la commercialisation et à la consommation humaine, qui sont de composition défectueuse.
3 Devant le juge de police, l'officier Van justifie (Ministère public) a, entre autres, invoqué la directive 80-777 du conseil, du 15 juillet 1980, relative au rapprochement des législations des Etats membres concernant l'exploitation et la mise dans le commerce des eaux minérales naturelles (JO L 229, p. 1). La directive prescrit notamment que les Etats membres prennent les dispositions utiles pour que seules les eaux extraites du sol d'un Etat membre et reconnues par l'autorité responsable de cet Etat membre comme eaux minérales naturelles, répondant aux dispositions de l'annexe I, partie I, de ladite directive, puissent être commercialisées comme eaux minérales naturelles. Cette disposition de la directive aurait dû être mise en œuvre quatre ans après la notification de la directive, à savoir le 17 juillet 1984, mais l'adaptation de la législation néerlandaise n'est intervenue qu'avec effet au 8 août 1985, alors que les faits reprochés à la prévenue au principal se sont produits le 7 août 1984.
4 Dans ces conditions, l'arrondissementsrechtbank a posé à la cour les questions suivantes:
"1) Une autorité nationale (en l'occurrence, l'autorité chargée de procéder aux poursuites) peut-elle se prévaloir, à charge de ses ressortissants, d'une disposition d'une directive pour laquelle l'Etat membre concerné n'a pas arrêté de lois ou de textes d'application ?
2) Un juge national est-il tenu d'appliquer directement les dispositions d'une directive qui s'y prêtent, en l'absence de mesures d'exécution de cette directive, même lorsque le ressortissant concerné n'entend tirer aucun droit de ces dispositions ?
3) Lorsque le juge national est appelé à interpréter une règle de droit national, doit-il ou peut-il se laisser guider pour cette interprétation par le contenu d'une directive applicable ?
4) La solution des première, deuxième et troisième questions sera-t-elle différente si le délai imparti à l'Etat membre pour adapter la législation nationale n'est pas encore écoulé à la date pertinente (en l'espèce, le 7 août 1984) ?"
5 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, des réglementations communautaire et nationale en cause ainsi que des observations présentées à la cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la cour.
Sur les deux premières questions
6 Les deux premières questions concernent la possibilité d'appliquer, en tant que telles, les dispositions d'une directive qui n'a pas encore été transposée en droit national dans l'Etat membre en cause.
7 A cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour (notamment l'arrêt du 19 janvier 1982, Becker, 8-81, Rec. p. 53), dans tous les cas où des dispositions d'une directive apparaissent comme étant, du point de vue de leur contenu inconditionnelles et suffisamment précises, les particuliers sont fondés à les invoquer à l'encontre de l'état, soit lorsque celui-ci s'abstient de transposer dans les délais la directive en droit national, soit lorsqu'il en fait une transposition incorrecte.
8 Cette jurisprudence se fonde sur la considération qu'il serait incompatible avec le caractère contraignant que l'article 189 reconnaît à la directive d'exclure en principe que l'obligation qu'elle impose puisse être invoquée par des personnes concernées. La Cour en a tiré la conséquence que l'Etat membre qui n'a pas pris, dans les délais, les mesures d'exécution imposées par la directive, ne peut opposer aux particuliers le non-accomplissement, par lui-même, des obligations qu'elle comporte.
9 Dans son arrêt du 26 février 1986, (Marshall, 152-84, Rec. p. 723), la Cour a toutefois souligné que, selon l'article 189 du traité, le caractère contraignant d'une directive sur lequel est fondée la possibilité d'invoquer celle-ci devant une juridiction nationale n'existe qu'à l'égard de "tout Etat membre destinataire". Il s'ensuit qu'une directive ne peut pas par elle-même créer d'obligations dans le chef d'un particulier et qu'une disposition d'une directive ne peut donc pas être invoquée en tant que telle à l'encontre d'une telle personne devant une juridiction nationale.
10 Il convient donc de répondre aux deux premières questions préjudicielles qu'une autorité nationale ne peut pas se prévaloir, à charge d'un particulier, d'une disposition d'une directive dont la transposition nécessaire en droit national n'a pas encore eu lieu.
Sur la troisième question
11 La troisième question vise à savoir dans quelle mesure le juge national doit ou peut tenir compte d'une directive en tant qu'élément d'interprétation d'une règle de son droit national.
12 Ainsi que la Cour l'a précisé dans son arrêt du 10 avril 1984 (Von Colson et Kamann, 14-83, Rec. p. 1891), l'obligation des Etats membres, découlant d'une directive, d'atteindre le résultat prévu par celle-ci, ainsi que leur devoir en vertu de l'article 5 du traité de prendre toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution de cette obligation, s'imposent à toutes les autorités des Etats membres, y compris, dans le cadre de leurs compétences, les autorités juridictionnelles. Il s'ensuit qu'en appliquant le droit national, et notamment les dispositions d'une loi nationale spécialement introduite en vue d'exécuter la directive, la juridiction nationale est tenue d'interpréter son droit national à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par l'article 189, aliéna 3, du traité.
13 Toutefois, cette obligation pour le juge national de se référer au contenu de la directive lorsqu'il interprète les règles pertinentes de son droit national trouve ses limites dans les principes généraux de droit qui font partie du droit communautaire, et notamment dans ceux de la sécurité juridique et de la non-rétroactivité. C'est ainsi que la cour a dit pour droit, dans son arrêt du 11 juin 1987 ("Pretore" de Salo/X, 14-86, Rec. p. 0000 encore publié), qu'une directive ne peut pas avoir comme effet, par elle-même et indépendamment d'une loi interne prise par un Etat membre pour son application, de déterminer ou d'aggraver la responsabilité pénale de ceux qui agissent en infraction à ses dispositions.
14 Il convient donc de répondre à la troisième question préjudicielle qu'en appliquant sa législation nationale la juridiction d'un Etat membre est tenue de l'interpréter à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par l'article 189, alinéa 3, du traité, mais qu'une directive ne peut pas avoir comme effet, par elle-même et indépendamment d'une loi prise pour sa mise en œuvre, de déterminer ou d'aggraver la responsabilité pénale de ceux qui agissent en infraction à ses dispositions.
Sur la quatrième question
15 Le point de savoir si les dispositions d'une directive peuvent être invoquées en tant que telles devant une juridiction nationale ne se pose que si l'Etat membre en cause n'a pas transposé la directive en droit national dans les délais ou s'il en a fait une transposition incorrecte. Compte tenu des réponses négatives données aux deux premières questions, les solutions y indiquées ne seraient cependant pas différentes si le délai imparti à l'Etat membre pour adapter la législation nationale n'était pas encore écoulé à la date pertinente. Quant à la troisième question concernant les limites que pourrait poser le droit communautaire à l'obligation ou à la faculté pour le juge national d'interpréter les règles de son droit national à la lumière de la directive, ce problème ne se pose pas de manière différente selon que le délai de transposition est écoulé ou non.
16 Il convient donc de répondre à la quatrième question préjudicielle que les solutions indiquées dans les réponses données ci-dessus ne sont pas différentes si le délai imparti à l'Etat membre pour adapter la législation nationale n'est pas encore écoulé à la date pertinente.
Sur les dépens
17 Les frais exposés par le Gouvernement néerlandais, le Gouvernement italien, le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement; la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième Chambre)
Déclare et arrête:
1°) Une autorité nationale ne peut pas se prévaloir, à charge d'un particulier, d'une disposition d'une directive dont la transposition nécessaire en droit national n'a pas encore eu lieu.
2°) En appliquant sa législation nationale, la juridiction d'un Etat membre est tenue de l'interpréter à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par l'article 189, alinéa 3, du traité, mais une directive ne peut pas avoir comme effet, par elle-même et indépendamment d'une loi prise pour sa mise en œuvre, de déterminer ou d'aggraver la responsabilité pénale de ceux qui agissent en infraction à ses dispositions.
3°) Les solutions indiquées dans les réponses données ci-dessus ne sont pas différentes si le délai imparti à l'Etat membre pour adapter la législation nationale n'est pas encore écoulé à la date pertinente.