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Décisions

CJCE, 4 décembre 1974, n° 41-74

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Van Duyn

Défendeur :

Home Office

CJCE n° 41-74

4 décembre 1974

LA COUR,

1. Attendu que, par décision du vice Chancellor, du 1er mars 1974, parvenue à la Cour le 13 juin, la Chancery division de la High Court of Justice de l'Angleterre a, en vertu de l'article 177 du traité CEE, posé trois questions relatives à l'interprétation de certaines dispositions de droit communautaire en matière de libre circulation des travailleurs ;

2. Que ces questions ont été posées dans le cadre d'un recours introduit contre le Home Office par une ressortissante néerlandaise qui s'est vu refuser l'autorisation d'entrée au Royaume-Uni pour occuper un emploi de secrétaire auprès de " l'église de scientologie ";

3. Que ce refus lui a été opposé conformément à la politique du Gouvernement du Royaume-Uni à l'égard de ladite organisation dont il considère les pratiques comme constituant un danger social ;

Sur la première question

4. Attendu que, par la première question, la Cour est invitée à dire si l'article 48 du traité CEE est directement applicable en ce sens qu'il confère aux particuliers des droits qu'ils peuvent faire valoir en justice dans un Etat membre ;

5. Attendu que l'article 48, dans ses paragraphes 1er et 2, dispose que la libre circulation des travailleurs est assure à partir de l'expiration de la période de transition et implique " l'abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des Etats membres, en ce qui concerne l'emploi, la rémunération et les autres conditions de travail ";

6. Que ces dispositions imposent aux Etats membres une obligation précise qui ne nécessite l'intervention d'aucun acte, soit des institutions de la Communauté, soit des Etats membres, et qui ne laisse à ceux-ci, pour son exécution, aucune faculté d'appréciation ;

7. Que le paragraphe 3, en définissant les droits que comporte le principe de la libre circulation des travailleurs, fait une réserve relative aux limitations justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique ;

Que l'application de cette réserve est, cependant, susceptible d'un contrôle juridictionnel, de sorte que la possibilité pour un Etat membre de se prévaloir de la réserve n'empêche pas que les dispositions de l'article 48, consacrant le principe de la libre circulation des travailleurs, confèrent aux particuliers des droits qu'ils peuvent faire valoir en justice et que les juridictions nationales doivent sauvegarder ;

8. Qu'il y a donc lieu de donner une réponse affirmative à la question posée ;

Sur la deuxième question

9. Attendu que, par la deuxième question, la Cour est invitée à dire si la directive du Conseil du 25 février 1964 (64-221) pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, est directement applicable en ce sens qu'elle confère aux particuliers des droits qu'ils peuvent faire valoir en justice dans un Etat membre ;

10. Qu'il ressort de la décision de renvoi que, [parmi les dispositions de l'] article 3, paragraphe 1er qui prévoit que " les mesures d'ordre public ou de sécurité publique doivent être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l'individu qui en fait l'objet ";

11. Attendu que le Royaume-Uni a fait valoir que l'article 189 du traité distingue entre les effets des règlements, des directives et des décisions et qu'il faut présumer, par conséquent, que le Conseil, en n'adoptant pas un règlement mais une directive, a voulu que cet acte ait un effet différent de celui d'un règlement et qu'en conséquence il ne soit pas directement applicable ;

12. Attendu, cependant, que si, en vertu des dispositions de l'article 189, les règlements sont directement applicables et, par conséquent, par leur nature susceptibles de produire des effets directs, il n'en résulte pas que d'autres catégories d'actes visés par cet article ne peuvent jamais produire d'effets analogues ;

Qu'il serait incompatible avec l'effet contraignant que l'article 189 reconnaît à la directive d'exclure en principe que l'obligation qu'elle impose, puisse être invoquée par des personnes concernées ;

Que, particulièrement dans les cas ou les autorités communautaires auraient, par directive, oblige les Etats membres à adopter un comportement déterminé, l'effet utile d'un tel acte se trouverait affaibli si les justiciables étaient empêchés de s'en prévaloir en justice et les juridictions nationales empêchées de la prendre en considération en tant qu'élément du droit communautaire ;

Que l'article 177 qui permet aux juridictions nationales de saisir la Cour de la validité et de l'interprétation de tous les actes des institutions, sans distinction, implique d'ailleurs que ces actes sont susceptibles d'entre invoqués par les justiciables devant lesdites juridictions ;

Qu'il convient d'examiner, dans chaque cas, si la nature, l'économie et les termes de la disposition en cause sont susceptibles de produire des effets directs dans les relations entre les Etats membres et les particuliers ;

13. Attendu que l'article 3, paragraphe 1er, de la directive 64-221, en prévoyant que les mesures d'ordre public doivent être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l'interessé en cause, tend à limiter le pouvoir discrétionnaire que les législations nationales attribuent en général aux autorités compétentes en matière d'entree et d'expulsion des étrangers ;

Que, d'une part, la disposition énonce une obligation qui n'est assortie d'aucune réserve ou condition et qui, par sa nature, ne necessite l'intervention d'aucun acte, soit des institutions de la Communauté, soit des Etats membres ;

Que, d'autre part, parce qu'il s'agit d'une obligation pour les Etats membres, dans l'application d'une clause de dérogation à l'un des principes fondamentaux du traité en faveur des particuliers, de ne pas tenir compte de facteurs étrangers au comportement personnel, la sécurité juridique des intéressés exige que cette obligation puisse être invoquée par eux, bien qu'elle ait été énoncée dans un acte normatif n'ayant pas de plein droit un effet direct dans son ensemble ;

14. Que si le sens et la portée exacte de la disposition peuvent soulever des questions d'interpretation, ces questions sont susceptibles d'être résolues par la voie judiciaire, compte tenu aussi de la procédure prévue à l'article 177 du traité ;

15. Qu'il faut donc répondre à la question posée en ce sens que l'article 3, paragraphe 1er, de la directive 64-221 du Conseil du 25 février 1964 engendre en faveur des particuliers des droits qu'ils peuvent faire valoir en justice dans un Etat membre et que les juridictions nationales doivent sauvegarder ;

Sur la troisième question

16. Attendu que, par la troisième question, la Cour est invitée à dire si l'article 48 du traité et l'article 3 de la directive 64-221 doivent être interprétés en ce sens que

" lorsqu'il exécute son obligation de fonder exclusivement la mesure qu'il prend pour des raisons d'ordre public sur le comportement personnel de la personne intéressée, un Etat membre a le droit de considérer comme relevant de ce comportement personnel

a) le fait que cette personne est ou a été affiliée à un groupe ou à une organisation dont les activités sont considérées par l'Etat membre comme contraires à l'intérêt général, mais ne sont pas interdites par la législation de cet Etat

b) le fait que la personne intéressée envisage d'exercer une activité dans cet Etat membre dans le cadre d'un tel groupe ou organisation, alors qu'aucune restriction n'est imposée aux ressortissants dudit Etat membre qui souhaitent exercer une activité analogue auprès d'un tel groupe ou organisation. "

17. Attendu qu'à cet égard il faut d'abord examiner si l'affiliation à un groupe ou à une organisation peut en soi constituer un comportement personnel au sens de l'article 3 de la directive 64-221 ;

Que, s'il est vrai qu'une affiliation qui a pris fin dans le passé ne saurait en général être de nature à justifier que le bénéfice de la libre circulation à l'intérieur de la Communauté soit refusé à l'intéressé, il n'en reste pas moins qu'une affiliation actuelle, qui reflète une participation aux activités du groupe ou de l'organisation ainsi qu'une identification à ses buts et à ses desseins, peut être considérée comme un acte volontaire de l'interessé et, dès lors, comme faisant partie de son comportement personnel au sens de la disposition citée ;

18. Attendu que la question posée soulève ensuite le problème de savoir quelle importance il faut attribuer au fait que les activités de l'organisation en question, qui sont considérées par l'Etat membre comme contraires à l'intérêt général, ne sont pas pourtant interdites par la législation nationale ;

Qu'à cet égard, il convient de souligner que la notion d'ordre public dans le contexte communautaire et, notamment, en tant que justification d'une dérogation au principe fondamental de la libre circulation des travailleurs, doit être entendue strictement, de sorte que sa portée ne saurait être déterminée unilatéralement par chacun des Etats membres sans contrôle des institutions de la Communauté ;

Qu'il n'en reste pas moins que les circonstances spécifiques qui pourraient justifier d'avoir recours à la notion d'ordre public peuvent varier d'un pays à l'autre et d'une époque à l'autre, et qu'il faut ainsi, à cet égard, reconnaître aux autorités nationales compétentes une marge d'appréciation dans les limites imposées par le traité ;

19. Qu'il s'ensuit qu'un Etat membre, dont les autorités compétentes ont nettement défini leur position à égard des activités d'une organisation déterminée en les caractérisant comme constituant un danger social, et qui ont pris des mesures administratives pour contrecarrer ces activités, ne saurait être tenu, afin de pouvoir invoquer la notion d'ordre public de les faire interdire par la loi, si une telle mesure n'est pas jugée appropriée dans les circonstances ;

20. Attendu que la question posée soulève enfin le problème de savoir si un Etat membre, pour des motifs d'ordre public, est autorisé à s'opposer à ce qu'un ressortissant d'un autre Etat membre exerce, sur son territoire, une activité salariée au sein d'un groupe ou d'une organisation alors qu'aucune restriction analogue n'est imposée à ses propres ressortissants ;

21. Attendu qu'a ce sujet le traité, tout en consacrant le principe de la libre circulation des travailleurs sans discrimination entre les ressortissants des Etats membres, assortit, à l'article 48, paragraphe 3, les droits qui en découlent d'une réserve visant les limitations justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique ;

Que les droits assujettis à cette réserve comprennent entre autres, en vertu de la disposition citée, le droit de répondre à des emplois effectivement offerts, le droit de se déplacer à cet effet librement sur le territoire des Etats membres, et le droit de séjourner dans un des Etats membres afin d'y exercer un emploi ;

Que la réserve mentionnée a donc pour effet que l'accès au territoire d'un Etat membre, et le séjour sur ce territoire, peuvent être refuses à un ressortissant d'un autre Etat membre dans tous les cas ou la réserve est applicable ;

22. Que, d'autre part, un principe de droit international, que le traité CEE ne peut pas être censé méconnaître dans les rapports entre les Etats membres, s'oppose à ce qu'un Etat refuse à ses propres ressortissants le droit d'avoir accès à son territoire et d'y séjourner ;

23. Qu'il s'ensuit qu'un Etat membre, pour des raisons d'ordre public, peut, le cas échéant, refuser à un ressortissant d'un autre Etat membre le bénéfice du principe de la libre circulation des travailleurs en vue de l'exercice d'une activité salariée déterminée, alors même qu'il n'impose pas une restriction analogue à ses propres ressortissants ;

24. Qu'il faut donc répondre à la question posée que l'article 48 du traité CEE et l'article 3, paragraphe 1er, de la directive 64-221 doivent être interprétés en ce sens qu'un Etat membre, se prévalant des restrictions justifiées par l'ordre public, peut prendre en considération, comme relevant du comportement personnel de l'interessé, le fait que celui-ci est affilié à un groupe ou à une organisation dont les activités sont considérées par l'Etat membre comme constituant un danger social sans pourtant être interdites, et cela même si aucune restriction n'est imposée aux ressortissants de cet Etat qui souhaitent exercer une activité analogue à celle que le ressortissant d'un autre Etat membre envisage d'exercer dans le cadre de ces mêmes groupes ou organisations ;

Sur les dépens

25. Attendu que les frais exposés par le Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;

Que la procédure revêtant à égard des parties au principal le caractère d'un incident soulève au cours du litige pendant devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ;

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions qu'elle a soumises par la High Court of Justice, par décision du 1er mars 1974, dit pour droit :

1) L'article 48 du traité CEE a un effet direct dans les ordres juridiques des Etats membres et confère aux particuliers des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder.

2) L'article 3, paragraphe 1er, de la directive 64-221 du Conseil du 25 février 1964 pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, engendre en faveur des particuliers des droits qu'ils peuvent faire valoir en justice dans un Etat membre et que les juridictions nationales doivent sauvegarder.

3) L'article 48 du traité CEE et l'article 3, paragraphe 1er, de la directive 64-221 doivent être interprètes en ce sens qu'un Etat membre, se prévalant des restrictions justifiées par l'ordre public, peut prendre en considération, comme relevant du comportement personnel de l'interessé, le fait que celui-ci est affilié à un groupe ou à une organisation dont les activités sont considérées par l'Etat membre comme constituant un danger social sans pourtant être interdites, et cela même si aucune restriction n'est imposée aux ressortissants de cet Etat qui souhaitent exercer une activité analogue à celle que le ressortissant d'un autre Etat membre envisage d'exercer dans le cadre de ces mêmes groupes ou organisations.