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Décisions

CJCE, 30 septembre 1987, n° 12-86

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Demirel

Défendeur :

Ville de Schwäbisch Gmünd

CJCE n° 12-86

30 septembre 1987

LA COUR,

1. Par ordonnance du 11 décembre 1985, parvenue à la Cour le 17 janvier 1986, le Verwaltungsgericht (tribunal administratif) Stuttgart a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 7 et 12 de l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie (ci-après " accord "), signé à Ankara le 12 septembre 1963, conclu au nom de la Communauté par décision du Conseil du 23 décembre 1963 (JO 1964, p.3685), et de l'article 36 du protocole additionnel (ci-après "protocole"), signé à Bruxelles le 23 novembre 1970, conclu au nom de la Communauté par règlement n° 2760-72 du Conseil, du 19 décembre 1972 (JO L 293, p. 1).

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un recours en annulation d'une décision d'expulsion avec menace de refoulement que la ville de Schwaebisch Gmuend avait prise à l'encontre de Mme Meryem Demirel, une ressortissante turque, à l'expiration de la durée de validité de son visa. Mme Demirel est l'épouse d'un ressortissant turc travaillant et résidant en République fédérale d'Allemagne depuis qu'il y était entré, en 1979, dans le cadre d'un regroupement familial. Elle était venue rejoindre son mari, munie d'un visa valable uniquement pour visite et excluant le regroupement familial.

3. Il ressort de l'ordonnance de renvoi que les conditions du regroupement familial pour les ressortissants de pays tiers entrés eux-mêmes en République fédérale d'Allemagne dans le cadre du regroupement familial ont été aggravées, en 1982 et 1984, par des modifications d'une circulaire arrêtée pour le Land Baden-Wuerttemberg par son ministre de l'Intérieur, en exécution du " Auslaendergesetz" (loi sur les étrangers), en ce sens que le délai pendant lequel le ressortissant étranger doit avoir résidé de façon ininterrompue et régulière sur le territoire fédéral a été porté de trois à huit ans. L'époux de Mme Demirel ne remplissait pas cette condition au moment des faits qui sont à l'origine du litige au principal.

4. Le Verwaltungsgericht Stuttgart, saisi du recours en annulation de la décision d'expulsion, a posé à la Cour de justice les questions suivantes :

1) L'article 12 de l'accord d'association CEE-Turquie et l'article 36 du protocole additionnel, en liaison avec l'article 7 dudit accord d'association, instituent-ils d'ores et déjà une interdiction de droit communautaire, directement applicable dans l'ordre interne des Etats, d'introduire, par voie de modification d'une pratique administrative existante, de nouvelles restrictions à la libre circulation à l'encontre d'un travailleur turc licitement installé dans un pays de la Communauté ?

2) La notion de libre circulation au sens de l'accord d'association doit-elle être entendue dans le sens qu'elle s'étend également au regroupement familial, dans le cadre duquel conjoints et enfants mineurs viennent rejoindre des travailleurs turcs installés dans un pays de la Communauté ?

5. Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, des dispositions de la législation allemande, des dispositions de l'accord et du protocole, du déroulement de la procédure et des observations présentées en vertu de l'article 20 du protocole sur le statut de la Cour de justice de la CEE, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Quant à la compétence de la Cour

6. Les Gouvernements de la République fédérale d'Allemagne et du Royaume-Uni ayant, dans leurs observations écrites, mis en doute la compétence de la Cour pour interpréter les dispositions de l'accord et du protocole relatives à la libre circulation des travailleurs, il convient, avant de répondre aux questions préjudicielles, d'examiner au préalable la question de la compétence de la Cour.

7. A cet égard, il y a lieu de rappeler d'abord, ainsi que la Cour l'a jugé dans son arrêt du 30 avril 1974 (Haegeman, 171-73, Rec. p. 449), qu'un accord conclu par le Conseil, conformêment aux articles 228 et 238 du traité, constitue, en ce qui concerne la Communauté, un acte pris par l'une de ses institutions, au sens de l'article 177, alinéa 1, sous b), que les dispositions de pareil accord forment partie integrante, à partir de l'entrée en vigueur de celui-ci, de l'ordre juridique communautaire et que, dans le cadre de cet ordre juridique, la Cour est compétente pour statuer à titre prejudiciel sur l'interprétation de cet accord.

8. Les Gouvernements de la République fédérale d'Allemagne et du Royaume-Uni estiment toutefois que, lorsqu'il s'agit d'accords mixtes tels que l'accord et le protocole en cause, la compétence d'interprétation de la Cour ne porte pas sur les dispositions par lesquelles les Etats membres ont pris des engagements envers la Turquie dans le cadre de leurs compétences propres, comme ce serait le cas des dispositions relatives à la libre circulation des travailleurs.

9. A cet égard, il suffit de constater que tel n'est précisément pas le cas en l'espèce. En effet, s'agissant d'un accord d'association créant des liens particuliers et privilégiés avec un Etat tiers qui doit, du moins partiellement, participer au régime communautaire, l'article 238 doit nécessairement conférer à la Communauté compétence pour assurer des engagements vis-à-vis d'Etats tiers dans tous les domaines couverts par le traité. La libre circulation des travailleurs constituant, en vertu des articles 48 et suivants du traité CEE, un des domaines couverts par le traité, il en résulte que les engagements relatifs à cette matière relèvent de la compétence de la Communauté au titre de l'article 238. Ainsi, la question de savoir si la Cour a compétence pour se prononcer sur l'interpretation d'une disposition d'un accord mixte contenant un engagement que seuls les Etats membres ont pu assumer dans la sphère de leurs compétences propres, ne se pose pas.

10. Par ailleurs, la compétence de la Cour ne saurait être mise en doute par le fait que, en matière de libre circulation des travailleurs, il reviendrait, en l'état actuel du droit communautaire, aux Etats membres d'édicter les règles nécessaires pour assurer l'exécution, sur leur territoire, des dispositions de l'accord ou des décisions à prendre par le conseil d'association.

11. En effet, comme la Cour l'a admis dans son arrêt du 26 octobre 1982 (Kupfernickel, 104- 81, Rec. p. 3641), en assurant le respect des engagements découlant d'un accord conclu par les institutions communautaires, les Etats membres remplissent, dans l'ordre communautaire, une obligation envers la Communauté qui a assumé la responsabilité pour la bonne exécution de l'accord.

12. En conséquence, la Cour a bien compétence pour interpréter les dispositions de l'accord et du protocole relatives à la libre circulation des travailleurs.

Quant aux questions préjudicielles

13. La première question du Verwaltungsgericht tend, en substance, à savoir si les dispositions des articles 12 de l'accord et 36 du protocole, en liaison avec celles de l'article 7 de l'accord, constituent des règles de droit communautaire directement applicables dans l'ordre interne des Etats membres.

14. Une disposition d'un accord conclu par la Communauté avec des pays tiers doit être considérée comme étant d'application directe lorsque, eu égard à ses termes ainsi qu'à l'objet et à la nature de l'accord, elle comporte une obligation claire et précise, qui n'est subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l'intervention d'aucun acte ultérieur.

15. L'accord en cause comporte, aux termes de ses articles 2 à 5, une phase préparatoire permettant à la Turquie de renforcer son économie avec l'aide de la Communauté, une phase transitoire consacrée à la mise en place progressive d'une union douanière et au rapprochement des politiques économiques, et une phase définitive qui est fondée sur l'union douanière et implique le renforcement de la coordination des politiques économiques.

16. L'accord se caractérise, en ce qui concerne sa structure et son contenu, par le fait que, de façon générale, il énonce les objectifs de l'association et fixe les lignes directrices pour la réalisation de ces objectifs, sans établir lui-même des règles précises pour atteindre cette réalisation. Ce n'est que pour certaines questions spécifiques que les protocoles annexés remplacés par le protocole additionnel établissent des règles détaillées.

17. Pour la réalisation des objectifs fixés par l'accord, l'article 22 confère pouvoir de décision au conseil d'association, composé, d'une part, de membres des Gouvernements des Etats membres, du Conseil et de la Commission des Communautés européennes, d'autre part, de membres du Gouvernement turc.

18. Le titre II de l'accord, consacré à la mise en œuvre de la phase transitoire, comporte, à coté de deux chapitres relatifs à l'union douanière et à l'agriculture, un troisième chapitre qui contient d'autres dispositions de caractère économique dont fait partie l'article 12 sur la libre circulation des travailleurs.

19. L'article 12 de l'accord prévoit que les parties contractantes conviennent de s'inspirer des articles 48, 49 et 50 du traité instituant la Communauté, pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre elles.

20. L'article 36 du protocole prévoit, de son coté, que la libre circulation sera réalisée graduellement, conformément aux principes de l'article 12 de l'accord, entre la fin de la douzième et de la vingt-deuxième année après l'entrée en vigueur de l'accord et que le conseil d'association décidera des modalités nécessaires à cet effet.

21. L'article 36 précité du protocole attribue au seul conseil d'association compétence pour édicter des règles précises pour une réalisation graduelle de la libre circulation des travailleurs en fonction de considérations d'ordre politique et économique, liées notamment à la mise en place progressive de l'union douanière et au rapprochement des politiques économiques et selon les modalités que ce conseil estimerait nécessaires.

22. La seule décision que le conseil d'association a prise en la matière a été la décision 1-80, du 19 septembre 1980, qui, à l'égard des travailleurs turcs déjà régulièrement intégrés au marché du travail des Etats membres, interdit toutes nouvelles restrictions en ce qui concerne les conditions d'accès à l'emploi. Dans le domaine du regroupement familial, par contre, aucune décision de ce genre n'a été prise.

23. L'examen des articles 12 de l'accord et 36 du protocole met donc en lumière que ces textes revêtent une portée essentiellement programmatique et ne constituent pas des dispositions suffisamment précises et inconditionnelles pour être susceptibles de régir directement la circulation des travailleurs.

24. Dans ces conditions, on ne saurait déduire de l'article 7 de l'accord une interdiction d'introduire de nouvelles restrictions en ce qui concerne le regroupement familial. Cet article, figurant au titre I de l'accord relatif aux principes de l'association, prévoit, dans des termes très généraux, que les parties contractantes prennent toutes mesures, générales ou particulières, propres à assurer l'exécution des obligations de l'accord, et s'abstiennent de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts de l'accord. Cette disposition, qui se borne à imposer aux parties contractantes une obligation générale de coopération en vue d'atteindre les objectifs de l'accord, ne saurait conférer directement aux particuliers des droits que ne leur reconnaissent pas déjà d'autres dispositions de l'accord.

25. En conséquence, il y a lieu de répondre à la première question que les dispositions de l'article 12 de l'accord et de l'article 36 du protocole, en liaison avec celles de l'article 7 de l'accord, ne constituent pas des règles de droit communautaire directement applicables dans l'ordre interne des Etats membres.

26. Par sa seconde question, la juridiction de renvoi désire savoir si les conditions dans lesquelles le conjoint et les enfants mineurs d'un travailleur turc établi dans la Communauté peuvent venir le rejoindre, relèvent de la notion de libre circulation au sens de l'accord.

27. Eu égard à la réponse donnée à la première question, il n'y a pas lieu de répondre à la seconde question.

28. En ce qui concerne une incidence éventuelle de l'article 8 de la Convention européenne des Droits de l'Homme sur la réponse à donner à cette question, il convient de constater que la Cour, comme elle l'a reconnu dans son arrêt du 11 juillet 1985 (Cinéthèque, affaires jointes 60 et 61-84, Rec. p. 2605, 2618), doit veiller au respect des droits fondamentaux dans le domaine du droit communautaire, mais ne peut vérifier la compatibilité, avec la Convention européenne des Droits de l'Homme, d'une réglementation nationale qui ne se situe pas dans le cadre du droit communautaire. Or, en l'espèce, ainsi qu'il ressort de la réponse fournie à la première question, il n'existe pas, à l'heure actuelle, de norme de droit communautaire définissant les conditions dans lesquelles les Etats membres doivent autoriser le regroupement familial des travailleurs turcs licitement installés dans la Communauté. Dès lors, la réglementation nationale en cause dans l'affaire au principal n'avait pas à exécuter une disposition de droit communautaire. Dans ces conditions, la Cour n'a pas compétence pour apprécier la compatibilité, avec les principes consacrés par l'article 8 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, d'une réglementation nationale comme celle en cause.

Sur les dépens

29. Les frais exposés par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, le Gouvernement de la République française, le Gouvernement de la République hellénique, le Gouvernement du Royaume-Uni et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions qu'elle a soumises par le Verwaltungsgericht Stuttgart, par ordonnance du 11 décembre 1985, dit pour droit :

Les dispositions de l'article 12 de l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, signé à Ankara le 12 septembre 1963, conclu au nom de la Communauté par décision du Conseil du 23 décembre 1963, et de l'article 36 du protocole additionnel, signé à Bruxelles le 23 novembre 1970, conclu au nom de la Communauté par règlement n° 2760-72 du Conseil, du 19 décembre 1972, en liaison avec celles de l'article 7 de l'accord, ne constituent pas des règles de droit communautaire directement applicables dans l'ordre interne des Etats membres.