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Décisions

CJCE, 6 décembre 1994, n° C-410/92

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Elsie Rita Johnson

Défendeur :

Chief Adjudication Officer

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Joliet, Schockweiler, Kapteyn

Avocat général :

M. Gulmann

Juges :

MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Murray, Edward

Avocats :

Mes Drabble, Buckley, Chief, Vajda, McDonagh

CJCE n° C-410/92

6 décembre 1994

LA COUR,

1 Par ordonnance du 30 octobre 1992, parvenue à la Cour le 10 décembre suivant, la Court of Appeal a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles sur l'interprétation de la directive 79-7-CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (JO 1979, L 6, p. 24, ci-après la "directive 79-7").

2 Ces questions ont été posées dans le cadre d'un litige opposant Mme Johnson au Chief Adjudication Officer au sujet du versement d'indemnités pour incapacité grave.

3 Les dispositions législatives communautaires qui intéressent le présent litige sont celles de la directive 79-7.

4 Selon son article 2, cette directive s'applique "à la population active, y compris les travailleurs indépendants, les travailleurs dont l'activité est interrompue par une maladie, un accident ou un chômage involontaire et les personnes à la recherche d'un emploi, ainsi qu'aux travailleurs retraités et aux travailleurs invalides".

5 L'article 4, paragraphe 1, de cette directive dispose ensuite:

"Le principe de l'égalité de traitement implique l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l'état matrimonial ou familial, en particulier en ce qui concerne:

* le champ d'application des régimes et les conditions d'accès aux régimes,

* l'obligation de cotiser et le calcul des cotisations,

* le calcul des prestations, y compris les majorations dues au titre du conjoint et pour personne à charge et les conditions de durée et de maintien du droit aux prestations."

6 Le délai imparti aux États membres pour la transposition de cette directive a expiré, en vertu de son article 8, six ans après sa notification, soit le 22 décembre 1984.

7 Mme Johnson, la demanderesse au principal, a cessé de travailler vers 1970 pour s'occuper de sa fille, qui avait alors 6 ans. En 1980, elle a souhaité retrouver un emploi, mais n'a pu le faire à cause d'une affection du dos. Pour ce motif, elle a obtenu en 1981, alors qu'elle vivait seule, une Non-Contributory Invalidity Benefit (prestation d'invalidité non contributive, ci-après la "NCIB").

8 A partir de 1982, la demanderesse a vécu avec un compagnon. Le versement de la NCIB a alors cessé parce qu'à l'époque une femme qui vivait maritalement avec un homme devait, pour bénéficier de cette prestation, prouver qu'elle était inapte non seulement au travail, mais aussi à s'acquitter des tâches domestiques normales (article 36, paragraphe 2, du Social Security Act 1975 alors en vigueur). Cette condition d'inaptitude aux tâches ménagères ne s'appliquait pas aux hommes.

9 Le Health and Social Security Act 1984 (loi de 1984 sur la santé et la sécurité sociale) a aboli la NCIB et instauré la Severe Disablement Allowance (indemnité pour incapacité grave, ci-après la "SDA"), qui peut être octroyée aux personnes de l'un et de l'autre sexe dans les mêmes conditions. L'article 20, paragraphe 1, des Social Security (Severe Disablement Allowance) Regulations 1984 permettait toutefois aux personnes qui pouvaient prétendre à l'ancienne NCIB de bénéficier automatiquement de la nouvelle SDA, sans avoir à démontrer qu'elles remplissaient les nouvelles conditions.

10 Le 17 août 1987, Mme Johnson a formé, par le biais du Citizens Advice Bureau (bureau de consultation pour les citoyens), une demande tendant à l'octroi d'une SDA.

11 Cette demande a été rejetée sur le fondement de l'article 165A du Social Security Act 1975, tel qu'amendé, qui prévoit:

"1. A l'exception des cas où il en serait disposé autrement, nul n'a droit à une prestation sauf si, toutes les autres conditions auxquelles cette prestation est attachée étant par ailleurs remplies,

a) il en fait la demande

i) dans les formes requises; et

ii) sous réserve du paragraphe 2 ci-dessous, dans les délais requis;

..."

12 Dans un cas tel que celui de l'espèce, cette disposition a pour effet qu'une personne qui n'a pas sollicité le versement de la NCIB avant la suppression de cette prestation ne peut pas prétendre bénéficier automatiquement de la SDA (voir arrêt du 11 juillet 1991, Johnson, C-31-90, Rec. p. I-3723, point 29).

13 Les Social Security Commissioners, qui ont connu de l'affaire en degré d'appel, ont interrogé la Cour de justice par décision du 25 janvier 1990, notamment sur la compatibilité d'une telle règle avec la directive.

14 En réponse à cette question, la Cour a, dans l'arrêt Johnson, précité, dit pour droit que l'article 4 de la directive 79-7 peut être invoqué, depuis le 23 décembre 1984, pour écarter une législation nationale qui subordonne le droit à une prestation au fait d'avoir formé auparavant une demande concernant une autre prestation, désormais abrogée, laquelle comportait une condition discriminatoire à l'encontre des travailleurs féminins. En l'absence de mesures d'application adéquates de l'article 4 de la directive 79-7, les femmes défavorisées par la persistance de la discrimination ont le droit d'être traitées de la même façon et de se voir appliquer le même régime que les hommes se trouvant dans la même situation, régime qui reste, à défaut d'exécution de ladite directive, le seul système de référence valable.

15 A la suite de cet arrêt de la Cour, les Social Security Commissioners ont, par jugement du 16 décembre 1991, accordé à la demanderesse la SDA à compter du 16 août 1986, soit douze mois avant sa demande, mais ils ont refusé d'ordonner des versements pour une période antérieure à cette date.

16 Ce refus se basait sur la règle qui figure à l'article 165A, paragraphe 3, du Social Security Act 1975, suivant lequel

"Nonobstant toutes dispositions réglementaires prises en vertu du présent article, nul n'a droit:

...

c) à quelque autre allocation que ce soit (excepté la prestation d'invalidité, l'allocation pour pertes de revenu ou l'allocation pour décès par accident du travail) pour toute période antérieure de plus de douze mois à la date à laquelle la demande est présentée."

17 Devant la Court of Appeal, saisie en dernier lieu, les débats se sont centrés sur le point de savoir si l'arrêt de la Cour du 25 juillet 1991, Emmott (C-208-90, Rec. p. I-4269, ci-après l'"arrêt Emmott"), avait l'autorité d'un précédent pour la présente affaire et s'il permettait à Mme Johnson d'obtenir des prestations depuis la date à laquelle expirait le délai de transposition de la directive, à savoir le 22 décembre 1984.

18 Dans l'arrêt Emmott, la Cour a dit pour droit que le droit communautaire s'oppose à ce que les autorités compétentes d'un État membre invoquent les règles de procédure nationales relatives aux délais de recours dans le cadre d'une action engagée à leur encontre par un particulier devant les juridictions nationales, en vue de la protection des droits directement conférés par l'article 4, paragraphe 1, de la directive 79-7, aussi longtemps que cet État membre n'a pas transposé correctement les dispositions de cette directive dans son ordre juridique interne.

19 Doutant de la portée à conférer à cet arrêt, la Court of Appeal a alors décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

"1) La décision rendue par la Cour de justice des Communautés européennes dans l'affaire Emmott (C-208-90, Rec. 1991, p. I-4269), déclarant que les États membres ne peuvent pas invoquer les règles de procédure nationales relatives aux délais de recours dans le cadre d'une action engagée à leur encontre par un particulier devant les juridictions nationales aussi longtemps que cet État membre n'a pas transposé correctement les dispositions de la directive 79-7-CEE dans son ordre juridique interne, doit-elle être interprétée comme s'appliquant aux règles nationales concernant les demandes de prestation portant sur des périodes écoulées, lorsqu'un État membre a pris des dispositions pour se conformer à cette directive avant l'expiration du délai pertinent, mais a laissé en vigueur une disposition transitoire du type de celle examinée par la Cour de justice dans l'affaire 384-85, Jean Borrie Clarke?

2) Notamment dans les cas où:

i) un État membre a adopté et mis en œuvre une législation afin de remplir les obligations que lui impose la directive 79-7-CEE du Conseil (ci-après 'la directive'), avant l'expiration du délai fixé par celle-ci,

ii) l'État membre a pris des dispositions transitoires complémentaires afin de sauvegarder la situation des personnes qui, à l'époque, bénéficiaient de la prestation de sécurité sociale,

iii) par la suite, il résulte d'une décision préjudicielle rendue par la Cour de justice que les dispositions transitoires enfreignent la directive,

iv) ultérieurement, peu après la décision préjudicielle mentionnée ci-dessus, un particulier introduit devant une juridiction nationale une demande de prestation fondée sur les dispositions transitoires et sur la directive, et se voit accorder la prestation pour le futur et pour les douze mois précédant l'introduction de la demande, conformément aux dispositions internes pertinentes sur les versements concernant la période précédant l'introduction de la demande,

une juridiction nationale doit-elle écarter l'application de ces dispositions internes sur les arriérés de versement à compter de la date d'expiration du délai de mise en œuvre de la directive, soit le 23 décembre 1984?"

20 Par ces questions, qu'il convient d'examiner ensemble, la juridiction nationale s'interroge en substance sur la licéité, au regard du droit communautaire, de l'application, à une demande basée sur l'effet direct de la directive 79-7, d'une règle de droit national qui limite la période, préalable à l'introduction de la demande, pour laquelle des arriérés de prestations peuvent être obtenus, quand bien même la directive en question n'a pas été transposée correctement dans les délais dans l'État membre en cause.

21 A titre liminaire, il y a lieu de rappeler que le droit que les femmes tirent de l'effet direct de l'article 4, paragraphe 1, de la directive 79-7, de réclamer une prestation d'incapacité de travail dans les mêmes conditions que les hommes, doit être exercé selon les modalités déterminées par la règle nationale, à condition toutefois, ainsi qu'il résulte d'une jurisprudence constante, que ces modalités ne soient pas moins favorables que celles concernant des réclamations semblables de nature interne et qu'elles ne soient pas aménagées de manière à rendre en pratique impossible l'exercice des droits reconnus par l'ordre juridique communautaire (voir arrêt du 27 octobre 1993, Steenhorst-Neerings, C-338-91, p. I-5475, point 15, et arrêt Emmott, point 16).

22 En l'occurrence, il résulte du libellé de la règle litigieuse qu'elle s'applique d'une manière générale et que les recours fondés sur le droit communautaire ne sont donc pas soumis à des modalités moins favorables que celles régissant des recours similaires de nature interne.

23 En outre, cette règle, qui se borne à limiter la période, préalable à l'introduction de la demande, pour laquelle des arriérés de prestations peuvent être obtenus, ne rend pas l'action du justiciable qui invoque le droit communautaire pratiquement impossible.

24 Mme Johnson soutient toutefois, en se référant aux termes mêmes de l'arrêt Emmott, que la règle en question est une "règle de procédure nationale relative aux délais" et qu'un État membre ne peut donc l'invoquer tant qu'il n'a pas "transposé correctement" une directive.

25 Il est vrai que la Cour a jugé dans cet arrêt que, aussi longtemps que la directive n'est pas transposée correctement en droit national, les justiciables ne sont pas en mesure de connaître la plénitude de leurs droits (point 21) et que, partant, jusqu'au moment de cette transposition, l'État membre défaillant ne peut pas exciper de la tardiveté d'une action judiciaire introduite à son encontre par un particulier en vue de la protection des droits que lui reconnaissent les dispositions de cette directive, de sorte qu'un délai de recours de droit national ne peut commencer à courir qu'à partir de ce moment (point 23).

26 Néanmoins, il découle de l'arrêt Steenhorst-Neerings, précité, que la solution dégagée dans l'arrêt Emmott était justifiée par les circonstances propres à cette affaire, dans lesquelles la forclusion aboutissait à priver totalement la requérante au principal de la possibilité de faire valoir son droit à l'égalité de traitement en vertu de la directive.

27 La Cour a ainsi relevé dans l'arrêt Steenhorst-Neerings (point 20) que, dans l'affaire Emmott, la requérante au principal avait réclamé, à la suite de l'arrêt de la Cour du 24 mars 1987, McDermott et Cotter (286-85, Rec. p. 1453), le droit de se voir appliquer, en vertu de l'article 4, paragraphe 1, de la directive 79-7, à partir du 23 décembre 1984, le même régime de prestation d'invalidité que les hommes se trouvant dans la même situation. Ensuite, les autorités administratives concernées avaient refusé de se prononcer sur cette demande au motif que la directive 79-7 faisait encore l'objet d'un litige devant une juridiction nationale. Enfin, et alors même que la directive 79-7 n'avait pas encore été transposée correctement en droit national, elle s'était vu opposer la forclusion de son action en justice tendant à faire juger que ces autorités auraient dû faire droit à sa demande.

28 En revanche, la règle en cause dans l'affaire Steenhorst-Neerings ne portait pas atteinte au droit même des justiciables d'invoquer la directive 79-7 devant une juridiction nationale à l'encontre d'un État membre défaillant mais se bornait à limiter à un an l'effet rétroactif des demandes introduites en vue d'obtenir une prestation d'incapacité de travail.

29 La Cour en a conclu (point 24) que le droit communautaire ne s'oppose pas à l'application d'une règle de droit national, selon laquelle une prestation d'incapacité de travail prend effet au plus tôt un an avant la date d'introduction de la demande, lorsqu'un particulier invoque les droits directement conférés par l'article 4, paragraphe 1, de la directive 79-7 à partir du 23 décembre 1984 et que, à la date d'introduction de sa demande, l'État membre concerné n'a pas encore transposé correctement cette disposition dans son ordre juridique interne.

30 A la lumière des considérations qui précèdent, il convient de constater que la règle nationale à laquelle se heurte l'action de Mme Johnson devant la juridiction de renvoi est semblable à la règle litigieuse dans l'affaire Steenhorst-Neerings. Dans les deux cas, il s'agit d'une règle qui n'exclut pas l'action, mais se borne à limiter la période, préalable à l'introduction de la demande, pour laquelle des arriérés de prestations peuvent être obtenus.

31 A l'audience, Mme Johnson a toutefois fait valoir que les deux affaires devaient être distinguées parce que les circonstances qui les entouraient étaient différentes.

32 Elle a tiré argument tout d'abord du fait qu'il n'y aurait pas, dans certains domaines de la sécurité sociale et, plus particulièrement, dans le cas d'espèce, de difficultés pour déterminer si le requérant satisfait aux conditions du droit à la prestation avant la date d'introduction de la demande. Elle a ajouté que, comme la charge de la preuve repose, selon les règles applicables au Royaume-Uni, sur le demandeur, c'est lui qui succombera si l'écoulement du temps rend cette preuve impossible.

33 Elle a ensuite soutenu que l'allocation dont il est question dans la présente affaire n'est pas contributive, contrairement à celle qui était en cause dans l'affaire Steenhorst-Neerings, et qu'il n'y avait donc pas de nécessité, dans la présente affaire, de préserver l'équilibre financier d'un fonds aux ressources limitées. Le paiement des arriérés à partir de l'expiration du délai de transposition ne grèverait pas plus les ressources de l'État qu'une transposition correcte de la directive dans les délais.

34 Ces arguments n'apparaissent pas comme décisifs. Certes, la situation individuelle de la requérante au principal et l'allocation à laquelle elle prétend peuvent être distinguées à certains égards de la situation et de l'allocation dont il était question dans l'arrêt Steenhorst-Neerings.

35 Il n'en reste pas moins que la règle qui est en cause dans la présente affaire est identique à celle dont il était question dans l'affaire Steenhorst-Neerings et que l'application de ces règles ne rend pas impossible l'exercice de droits fondés sur la directive.

36 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la juridiction nationale que le droit communautaire ne s'oppose pas à l'application, à une demande basée sur l'effet direct de la directive 79-7, d'une règle de droit national qui se borne à limiter la période, préalable à l'introduction de la demande, pour laquelle des arriérés de prestations peuvent être obtenus, quand bien même la directive en question n'a pas été transposée correctement dans les délais dans l'État membre en cause.

Sur les dépens

37 Les frais exposés par les Gouvernements irlandais et du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par la Court of Appeal, par ordonnance du 30 octobre 1992, dit pour droit:

Le droit communautaire ne s'oppose pas à l'application, à une demande basée sur l'effet direct de la directive 79-7-CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, d'une règle de droit national qui se borne à limiter la période, préalable à l'introduction de la demande, pour laquelle des arriérés de prestations peuvent être obtenus, quand bien même la directive en question n'a pas été transposée correctement dans les délais dans l'État membre en cause.