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Décisions

CJCE, 25 juillet 1991, n° C-208/90

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Emmott

Défendeur :

Minister for Social Welfare et Attorney General

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. O'Higgins, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco

Avocat général :

M. Mischo

Juges :

Sir Gordon Slynn, MM. Kakouris, Joliet, Schockweiler, Kapteyn

Avocats :

Mes Robinson Durcan, Shatter, Dockery, Byrne, O'Caoimh, Kaya, Vajda.

CJCE n° C-208/90

25 juillet 1991

LA COUR,

1 Par ordonnance du 22 juin 1990, parvenue à la Cour le 12 juillet suivant, la High Court d'Irlande a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle tendant en substance à savoir si un État membre qui n'a pas transposé correctement la directive 79-7-CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (JO 1979, L 6, p. 24, ci-après "directive ") peut s'opposer, au motif que les délais de recours nationaux sont expirés, à ce qu'un particulier intente une procédure en vue du recouvrement des droits qui résultent pour lui de dispositions de cette directive qui sont suffisamment précises et inconditionnelles pour pouvoir être invoquées devant le juge national.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige survenu entre, d'une part, Mme T. Emmott et, d'autre part, le Minister for Social Welfare et l'Attorney General d'Irlande au sujet du supplément de prestations sociales réclamé par l'intéressée sur le fondement de l'article 4, paragraphe 1, de la directive.

3 Cette disposition interdit toute discrimination fondée sur le sexe, notamment en ce qui concerne le calcul des prestations, y compris les majorations dues au titre du conjoint et pour personne à charge. L'article 5 dispose que les États membres prennent les mesures nécessaires afin que soient supprimées les dispositions législatives, réglementaires et administratives contraires au principe de l'égalité de traitement. En vertu de l'article 8, les États membres devaient mettre en vigueur les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la directive dans un délai de six ans à compter de sa notification, c'est-à-dire avant le 23 décembre 1984.

4 La directive a été transposée en droit irlandais par le Social Welfare (n 2) Act du 16 juillet 1985 dont les dispositions ne sont cependant entrées en vigueur qu'à différentes dates de l'année 1986. Cette loi, qui n'a pas reçu d'effet rétroactif au 23 décembre 1984, a désormais établi un taux de prestations uniforme pour les hommmes et les femmes et a soumis à des conditions identiques le droit aux majorations pour adulte et enfants à charge.

5 Le 12 décembre 1986, le Minister for Social Welfare a toutefois arrêté les Social Welfare (Preservation of Rights) (n 2) Regulations de 1986 (Statutory Instrument n 422 de 1986). Cette réglementation a pour effet de réserver, à titre transitoire, le bénéfice de versements compensatoires périodiques aux hommes mariés qui à la suite de l'entrée en vigueur de la loi du 16 juillet 1985, précitée, ont perdu leur droit aux majorations automatiques de prestations de sécurité sociale pour adulte à charge. Ces dispositions transitoires ont été prorogées à plusieurs reprises et en tout état de cause jusqu'au 2 janvier 1989.

6 Dans le cadre d'une affaire antérieure, introduite par deux femmes mariées en vue d'obtenir des mêmes défendeurs le versement du même montant de prestations de sécurité sociale que celui versé aux hommes mariés se trouvant dans une situation familiale identique à la leur, la Cour, saisie à titre préjudiciel par la High Court d'Irlande, a dit pour droit que l'article 4, paragraphe 1, précité, de la directive, pouvait être invoqué à partir du 23 décembre 1984 pour écarter l'application de toute disposition nationale non conforme audit article et que, en l'absence de mesures d'application de cette disposition, les femmes avaient le droit de se voir appliquer le même régime que les hommes se trouvant dans la même situation (voir arrêt du 24 mars 1987, McDermott et Cotter, 286-85, Rec. p. 1453).

7 Par arrêt du 13 mars 1991, Cotter et McDermott (C-377-89, Rec. p. I-1155), rendu sur renvoi préjudiciel de la Supreme Court d'Irlande saisie de nouvelles prétentions par les mêmes demanderesses au principal, la Cour a répondu que l'article 4, paragraphe 1, précité, de la directive, devait être interprété en ce sens que les femmes mariées avaient le droit de recevoir les mêmes majorations de prestations et versements compensatoires que ceux octroyés aux hommes mariés placés dans une situation familiale identique à la leur, même si cela devait entraîner des doubles versements ou enfreindre l'interdiction de l'enrichissement sans cause consacrée par le droit irlandais.

8 Selon l'arrêt précité (voir point 24), la directive ne prévoit aucune dérogation au principe de l'égalité de traitement prévu à l'article 4, paragraphe 1, pouvant autoriser la prolongation des effets discriminatoires de dispositions nationales antérieures, de sorte qu'un État membre ne peut pas maintenir, après le 23 décembre 1984, des inégalités de traitement dues au fait que les conditions exigées pour la naissance du droit à des versements compensatoires sont antérieures à cette date. Le fait que ces inégalités résultent de dispositions transitoires n'est pas une circonstance susceptible de conduire à une appréciation différente.

9 Mme Emmott est mariée et a des enfants à charge. A partir du 2 décembre 1983, elle a reçu une prestation d'invalidité en vertu de la législation irlandaise en matière de sécurité sociale. Jusqu'au 18 mai 1986, elle n'a perçu cette prestation qu'au taux réduit, applicable à cette époque à toutes les femmes mariées. A la suite des modifications de la législation irlandaise, sa prestation a fait l'objet de trois ajustements : à partir du 19 mai 1986, elle a perçu une allocation au taux applicable à un homme ou à une femme, sans toutefois bénéficier de majorations pour enfants à charge. Ce n'est qu'à partir du 17 novembre 1986 que ces majorations lui ont été accordées. Enfin, au mois de juin 1988, elle a bénéficié, avec effet rétroactif au 28 janvier 1988, d'une pension d'invalidité au taux personnel normalement applicable à un homme ou à une femme, majoré au titre des enfants à charge.

10 Dès que l'arrêt de la Cour du 24 mars 1987, précité, a été rendu, Mme Emmott a engagé un échange de correspondance avec le Minister for Social Welfare pour obtenir, à partir du 23 décembre 1984, le bénéfice du même montant de prestations que celui versé à un homme marié se trouvant dans une situation identique à la sienne.

11 Par lettre du 26 juin 1987, le ministre a répondu à l'intéressée que, la directive faisant encore l'objet d'un litige devant la High Court, aucune décision ne pouvait être prise à l'égard de sa demande et que celle-ci serait examinée dès qu'une décision aurait été rendue par cette juridiction.

12 Par ordonnance du 22 juillet 1988, la High Court a autorisé l'intéressée à intenter une demande de contrôle juridictionnel aux fins du recouvrement des prestations qui ne lui auraient pas été payées depuis le 23 décembre 1984, en violation de l'article 4, paragraphe 1, précité, de la directive, à savoir un supplément de prestations d'invalidité à concurrence du taux personnel approprié et des majorations pour adulte et enfants à charge et versements compensatoires. La juridiction nationale a toutefois réservé le droit des défendeurs d'invoquer le non-respect des délais de recours.

13 Parmi les "Rules of the Superior Courts 1986", la disposition pertinente à cet égard est l'Order 84, Rule 21, paragraphe l, dont les termes sont les suivants :

"la demande d'autorisation d'agir en 'judicial review'doit être introduite sous bref délai et, en tout état de cause, dans les trois mois à compter de la date à laquelle les motifs de la demande sont apparus pour la première fois ou dans les six mois lorsque le recours tend à obtenir une ordonnance de 'certiorari', à moins que la Cour n'estime qu'il y a lieu de proroger le délai de recours ".

14 Les autorités nationales concernées ayant effectivement allégué que le retard apporté par l'intéressée à intenter une action faisait obstacle à sa demande, la High Court a, dans son ordonnance du 22 juin 1990, précitée, décidé de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

"L'arrêt de la Cour de justice du 24 mars 1987 McDermott et Cotter, 286-85, Rec. p. 1453, dans lequel la Cour de justice a répondu de la manière suivante aux questions qui lui étaient soumises par la High Court, conformément à l'article 177 du traité CEE, aux fins de l'interprétation des dispositions de l'article 4, paragraphe 1, de la directive 79-7-CEE du Conseil du 19 décembre 1978 :

'1) L'article 4, paragraphe 1, de la directive 79-7-CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à l'interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe en matière de sécurité sociale pouvait, à défaut de mise en œuvre de la directive, être invoqué à partir du 23 décembre 1984 pour écarter l'application de toute disposition nationale non conforme audit article 4, paragraphe 1.

2) En l'absence de mesures d'application de l'article 4, paragraphe 1, de la directive, les femmes ont le droit de se voir appliquer le même régime que les hommes se trouvant dans la même situation, régime qui reste, à défaut d'exécution de ladite directive, le seul système de référence valable .',

doit-il être interprété en ce sens que, dans le contexte d'une action engagée devant une juridiction nationale, en invoquant l'article 4, paragraphe 1, de cette directive, par une femme mariée en vue d'obtenir l'égalité de traitement ainsi qu'une réparation pour une discrimination qu'elle aurait subie du fait de la non-application, dans son cas, des règles applicables aux hommes se trouvant dans la même situation, les autorités compétentes d'un État membre violent les principes généraux du droit communautaire en invoquant les règles de procédure nationales, notamment celles relatives aux délais, dans le cadre de leur défense contre cette action, en vue de limiter ou de refuser une telle réparation?"

15 Pour un plus ample exposé du cadre juridique et des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

16 Selon une jurisprudence constante (voir notamment arrêts du 16 décembre 1976, Rewe, 33-76, Rec. p. 1989 et du 9 novembre 1983, San Giorgio, 199-82, Rec. p. 3595), il appartient à l'ordre juridique interne de chaque État membre, en l'absence de réglementation communautaire en la matière, de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l'effet direct du droit communautaire, pour autant que ces modalités ne soient pas moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne ni aménagées de manière à rendre pratiquement impossible l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire.

17 Si, en principe, la fixation de délais de recours raisonnables à peine de forclusion satisfait aux deux conditions susvisées, il faut néanmoins tenir compte du caractère particulier des directives.

18 Aux termes de l'article 189, troisième alinéa, du traité, "la directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens ". S'il est vrai que cette disposition réserve aux États membres la liberté du choix des voies et moyens destinés à assurer la mise en œuvre de la directive, cette liberté laisse cependant entière l'obligation, pour chacun des États destinataires, de prendre, dans le cadre de son ordre juridique national, toutes les mesures nécessaires en vue d'assurer le plein effet de la directive, conformément à l'objectif qu'elle poursuit (voir arrêt du 10 avril 1984, Van Colson et Kamann, 14-83, Rec. p. 1891).

19 A cet égard, il convient de rappeler que les États membres sont tenus d'assurer effectivement la pleine application des directives d'une façon suffisamment claire et précise afin que, lorsqu'elles visent à créer des droits pour les particuliers, ceux-ci soient mis en mesure de connaître la plénitude de ces droits et de s'en prévaloir, le cas échéant, devant les juridictions nationales (voir notamment arrêt du 9 avril 1987, Commission/Italie, 363-85, Rec. p. 1733).

20 Ce n'est que dans des circonstances particulières, notamment lorsqu'un État membre a omis de prendre les mesures d'exécution requises ou adopté des mesures non conformes à une directive, que la Cour a reconnu le droit, pour les justiciables, d'invoquer en justice une directive à l'encontre d'un État membre défaillant. Cette garantie minimale, découlant du caractère contraignant de l'obligation imposée aux États membres par l'effet des directives ne saurait servir de justification à un État membre pour se dispenser de prendre, en temps utile, des mesures d'application appropriées à l'objet de chaque directive (voir arrêt du 6 mai 1980, Commission/Belgique, 102-79, Rec. p. 1473).

21 En effet, aussi longtemps que la directive n'est pas correctement transposée en droit national, les justiciables n'ont pas été mis en mesure de connaître la plénitude de leurs droits. Cette situation d'incertitude pour les justiciables subsiste même après un arrêt par lequel la Cour a considéré que l'État membre en cause n'a pas satisfait à ses obligations au titre de la directive et même si la Cour a reconnu que l'une ou l'autre des dispositions de la directive est suffisamment précise et inconditionnelle pour être invoquée devant une juridiction nationale.

22 Seule la transposition correcte de la directive mettra fin à cet état d'incertitude et ce n'est qu'au moment de cette transposition qu'est créée la sécurité juridique nécessaire pour exiger des justiciables qu'ils fassent valoir leurs droits.

23 Il s'ensuit que, jusqu'au moment de la transposition correcte de la directive, l'État membre défaillant ne peut pas exciper de la tardiveté d'une action judiciaire introduite à son encontre par un particulier en vue de la protection des droits que lui reconnaissent les dispositions de cette directive et qu'un délai de recours de droit national ne peut commencer à courir qu'à partir de ce moment.

24 Il y a donc lieu de répondre à la question préjudicielle que le droit communautaire s'oppose à ce que les autorités compétentes d'un État membre invoquent les règles de procédure nationales relatives aux délais de recours dans le cadre d'une action engagée à leur encontre par un particulier, devant les juridictions nationales, en vue de la protection des droits directement conférés par l'article 4, paragraphe 1, de la directive 79-7, aussi longtemps que cet État membre n'a pas transposé correctement les dispositions de cette directive dans son ordre juridique interne.

Sur les dépens

25 Les frais exposés par les Gouvernements irlandais, néerlandais et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant à l'égard des parties au principal le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle posée par la High Court d'Irlande, par ordonnance du 22 juin 1990, dit pour droit :

Le droit communautaire s'oppose à ce que les autorités compétentes d'un État membre invoquent les règles de procédure nationales relatives aux délais de recours dans le cadre d'une action engagée à leur encontre par un particulier devant les juridictions nationales, en vue de la protection des droits directement conférés par l'article 4, paragraphe 1, de la directive 79-7-CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, aussi longtemps que cet État membre n'a pas transposé correctement les dispositions de cette directive dans son ordre juridique interne.