CJCE, 14 juillet 1994, n° C-91/92
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Faccini Dori
Défendeur :
Recreb Srl
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Diez de Velasco, Edward
Avocat général :
M. Lenz
Juges :
MM. Kakouris, Joliet (rapporteur), Schockweiler, Rodríguez Iglesias, Grévisse, Zuleeg, Kapteyn, Murray
Avocats :
Mes Premuroso, Benzi, Michele, Conti, Braguglia, Wyatt
LA COUR,
1 Par ordonnance du 24 janvier 1992, parvenue à la Cour le 18 mars suivant, le Giudice conciliatore di Firenze (Italie) a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, une question relative, en premier lieu, à l'interprétation de la directive 85-577-CEE du Conseil, du 20 décembre 1985, concernant la protection des consommateurs dans le cas de contrats négociés en dehors des établissements commerciaux (JO L 372, p. 31, ci-après la "directive sur les contrats négociés en dehors des établissements commerciaux"), et, en second lieu, à son invocabilité dans un litige entre un commerçant et un consommateur.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant Mlle Paola Faccini Dori, résidant à Monza (Italie), à Recreb Srl (ci-après "Recreb").
3 Il résulte de l'ordonnance de renvoi que, le 19 janvier 1989, sans avoir été au préalable sollicitée par Mlle Faccini Dori, la société Interdiffusion Srl a conclu un contrat avec elle, pour un cours d'anglais par correspondance, dans la gare centrale de Milan (Italie), c'est-à-dire en dehors de son établissement.
4 Quelques jours plus tard, par lettre recommandée du 23 janvier 1989, Mlle Faccini Dori a informé cette société qu'elle annulait sa commande. Celle-ci lui a répondu le 3 juin 1989 qu'elle avait cédé sa créance à Recreb. Le 24 juin 1989, Mlle Faccini Dori a confirmé par écrit à Recreb qu'elle avait renoncé à sa souscription, en invoquant notamment le bénéfice de la faculté de renonciation prévue par la directive sur les contrats négociés en dehors des établissements commerciaux.
5 Cette directive vise, ainsi qu'il ressort de ses considérants, à améliorer la protection des consommateurs et à mettre fin aux disparités existant entre les législations nationales relatives à cette protection, disparités qui peuvent avoir une incidence sur le fonctionnement du Marché commun. Elle explique, dans son quatrième considérant, que dans le cas des contrats conclus en dehors des établissements commerciaux du commerçant, l'initiative des négociations émane normalement du commerçant, que le consommateur ne s'y est, en aucune façon, préparé et qu'il se trouve ainsi souvent pris au dépourvu. La plupart du temps, le consommateur n'est pas à même de comparer la qualité et le prix de l'offre avec d'autres offres. Selon le même considérant, cet élément de surprise entre généralement en ligne de compte, non seulement pour les contrats conclus par démarchage à domicile, mais également pour d'autres formes de contrat dont le commerçant prend l'initiative en dehors de ses établissements commerciaux. La directive a dès lors pour objet, ainsi qu'il résulte de son cinquième considérant, d'accorder au consommateur un droit de résiliation pendant une durée de sept jours au moins, afin de lui donner la possibilité d'apprécier les obligations qui découlent du contrat.
6 Le 30 juin 1989, Recreb a demandé au Giudice conciliatore di Firenze d'enjoindre à Mlle Faccini Dori de lui payer la somme convenue, majorée des intérêts et des dépens.
7 Par ordonnance unilatérale prononcée le 20 novembre 1989, ce juge a condamné Mlle Faccini Dori à payer ces sommes. Celle-ci a formé opposition contre cette injonction devant le même magistrat. Elle a, une nouvelle fois, fait valoir qu'elle avait renoncé au contrat dans les conditions prescrites par la directive.
8 Il est constant cependant qu'au moment des faits, aucune mesure de transposition de la directive n'avait été prise par l'Italie, alors que le délai prévu pour sa transposition expirait le 23 décembre 1987. C'est seulement, en effet, par le decreto legislativo n 50 du 15 janvier 1992 (GURI, supplément ordinaire au n 27 du 3.2.1992, p. 24), entré en vigueur le 3 mars 1992, que l'Italie a transposé la directive.
9 La juridiction de renvoi s'est demandée si, nonobstant le défaut de transposition de la directive par l'Italie à l'époque des faits, elle pouvait en appliquer les dispositions.
10 Elle a dès lors adressé à la Cour une question préjudicielle ainsi libellée:
"La directive communautaire n 577 du 20 décembre 1985 doit-elle être considérée comme suffisamment précise et détaillée et, dans l'affirmative, a-t-elle été en mesure de produire des effets dans les rapports entre les particuliers et l'État italien et dans les rapports des particuliers entre eux, au cours de la période séparant l'expiration du délai de 24 mois assigné aux États membres pour s'y conformer de la date à laquelle l'État italien s'y est conformé?"
11 Il convient de relever que la directive sur les contrats négociés en dehors des établissements commerciaux prescrits aux États membres d'adopter certaines règles destinées à régir les rapports juridiques entre commerçants et consommateurs. Compte tenu de la nature du litige, qui oppose un consommateur à un commerçant, la question posée par la juridiction nationale soulève deux problèmes qu'il convient d'examiner séparément. Elle concerne, en premier lieu, le caractère inconditionnel et suffisamment précis des dispositions de la directive qui ont trait au droit de renonciation. Elle porte, en second lieu, sur l'invocabilité, en l'absence de mesures de transposition, dans des litiges opposant des personnes privées, d'une directive qui prescrit aux États membres l'adoption de certaines règles destinées à régir précisément des rapports entre ces personnes.
Quant au caractère inconditionnel et suffisamment précis des dispositions de la directive relatives au droit de renonciation
12 Selon son article 1er, paragraphe 1, la directive s'applique aux contrats conclus entre un commerçant fournissant des biens et des services et un consommateur, soit pendant une excursion organisée par le commerçant en dehors de ses établissements commerciaux, soit pendant une visite du commerçant chez le consommateur ou sur son lieu de travail, lorsque la visite n'a pas lieu à la demande expresse de ce dernier.
13 L'article 2, quant à lui, précise qu'il faut entendre par "consommateur" toute personne physique qui, pour les transactions couvertes par la directive, agit pour un usage pouvant être considéré comme étranger à son activité professionnelle, et par "commerçant" toute personne physique ou morale qui, en concluant la transaction en question, agit dans le cadre de son activité commerciale ou professionnelle.
14 Ces dispositions sont suffisamment précises pour permettre au juge national de savoir qui sont les débiteurs des obligations et qui en sont les bénéficiaires. Aucune mesure particulière de mise en œuvre n'est nécessaire à cet égard. Le juge national peut se borner à vérifier si le contrat a été conclu dans les circonstances décrites par la directive, et s'il est intervenu entre un commerçant et un consommateur au sens de la directive.
15 Pour protéger le consommateur qui a conclu un contrat dans de telles circonstances, l'article 4 de la directive dispose que le commerçant est tenu de l'informer par écrit de son droit de résilier le contrat, ainsi que des nom et adresse d'une personne à l'égard de laquelle il peut exercer ce droit. Il ajoute notamment que, dans le cadre de l'article 1er, paragraphe 1, cette information doit être donnée au consommateur au moment de la conclusion du contrat. Il précise enfin que les États membres doivent veiller à ce que leur législation nationale prévoie des mesures appropriées visant à protéger le consommateur lorsque l'information en question n'est pas fournie.
16 Par ailleurs, l'article 5, paragraphe 1, de la directive prescrit, notamment, que le consommateur doit avoir le droit de renoncer aux effets de son engagement en adressant une notification dans un délai d'au moins sept jours à compter du moment où le commerçant, conformément aux modalités et conditions prescrites par la législation nationale, l'a informé de ses droits. Le paragraphe 2 précise que la notification de cette renonciation a pour effet de libérer le consommateur de toute obligation découlant du contrat.
17 Les articles 4 et 5 accordent certes aux États membres une certaine marge d'appréciation en ce qui concerne la protection du consommateur lorsque l'information n'est pas fournie par le commerçant et pour ce qui est de la fixation du délai et des modalités de la renonciation. Cette circonstance n'affecte toutefois pas le caractère précis et inconditionnel des dispositions de la directive qui sont en cause dans le litige au principal. En effet, cette marge d'appréciation n'exclut pas que l'on puisse déterminer des droits minimaux. A cet égard, il résulte des termes de l'article 5 que la renonciation doit être notifiée dans un délai minimal de sept jours à partir du moment où le consommateur a reçu l'information exigée du commerçant. Il est donc possible de déterminer la protection minimale qui doit en tout état de cause être mise en place.
18 Pour ce qui est du premier problème soulevé, il y a donc lieu de répondre à la juridiction nationale que l'article 1er, paragraphe 1, l'article 2 et l'article 5 de la directive sont inconditionnels et suffisamment précis en ce qui concerne la détermination des bénéficiaires et le délai minimal dans lequel la renonciation doit être notifiée.
Sur l'invocabilité des dispositions de la directive relatives au droit de renonciation, dans un litige opposant un consommateur à un commerçant
19 Le second problème posé par la juridiction nationale concerne plus précisément le point de savoir si, à défaut de mesures de transposition de la directive dans les délais prescrits, les consommateurs peuvent fonder sur la directive elle-même un droit à renonciation à l'encontre des commerçants avec lesquels ils ont conclu un contrat et le faire valoir devant une juridiction nationale.
20 Comme la Cour l'a relevé dans une jurisprudence constante depuis l'arrêt du 26 février 1986, Marshall (152-84, Rec. p. 723, point 48), une directive ne peut pas par elle-même créer d'obligations dans le chef d'un particulier et ne peut donc pas être invoquée en tant que telle à son encontre.
21 La juridiction nationale a relevé que la limitation des effets des directives inconditionnelles et suffisamment précises, mais non transposées, aux rapports entre entités étatiques et particuliers aboutirait à ce qu'un acte normatif n'ait cette nature que dans les rapports entre certains sujets juridiques alors que, dans l'ordre juridique italien comme dans l'ordre juridique de tout pays moderne fondé sur le principe de légalité, l'État est un sujet de droit semblable à n'importe quel autre. Si la directive ne pouvait être invoquée qu'à l'égard de l'État, cela équivaudrait à une sanction pour défaut d'adoption de mesures législatives de transposition comme s'il s'agissait d'un rapport de nature purement privée.
22 A cet égard, il suffit de relever qu'ainsi qu'il résulte de l'arrêt du 26 février 1986, Marshall, précité (points 48 et 49), la jurisprudence sur l'invocabilité des directives à l'encontre des entités étatiques est fondée sur le caractère contraignant que l'article 189 reconnaît à la directive, caractère contraignant qui n'existe qu'à l'égard de "tout État membre destinataire". Cette jurisprudence vise à éviter qu'"un État ne puisse tirer avantage de sa méconnaissance du droit communautaire".
23 Il serait inacceptable, en effet, que l'État auquel le législateur communautaire prescrit d'adopter certaines règles destinées à régir ses rapports - ou ceux des entités étatiques - avec les particuliers et à conférer à ceux-ci le bénéfice de certains droits puisse invoquer l'inexécution de ses obligations en vue de priver les particuliers du bénéfice de ces droits. C'est ainsi que la Cour a reconnu l'invocabilité à l'égard de l'État (ou d'entités étatiques) de certaines dispositions des directives sur la conclusion des marchés publics (voir arrêt du 22 juin 1989, Fratelli Costanzo, 103-88, Rec. p. 1839) et des directives sur l'harmonisation des taxes sur le chiffre d'affaires (voir arrêt du 19 janvier 1982, Becker, 8-81, Rec. p. 53).
24 Étendre cette jurisprudence au domaine des rapports entre les particuliers reviendrait à reconnaître à la Communauté le pouvoir d'édicter avec effet immédiat des obligations à la charge des particuliers alors qu'elle ne détient cette compétence que là où lui est attribué le pouvoir d'adopter des règlements.
25 Il s'ensuit que, à défaut de mesures de transposition de la directive dans les délais prescrits, les consommateurs ne peuvent pas fonder sur la directive elle-même un droit à renonciation à l'encontre des commerçants avec lesquels ils ont conclu un contrat et le faire valoir devant une juridiction nationale.
26 Il y a lieu, en outre, de rappeler que, selon une jurisprudence constante depuis l'arrêt du 10 avril 1984, Von Colson et Kamann (14-83, Rec. p. 1891, point 26), l'obligation des États membres, découlant d'une directive, d'atteindre le résultat prévu par celle-ci, ainsi que leur devoir, en vertu de l'article 5 du traité, de prendre toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution de cette obligation, s'imposent à toutes les autorités des États membres, y compris, dans le cadre de leurs compétences, les autorités juridictionnelles. Ainsi qu'il ressort des arrêts de la Cour du 13 novembre 1990, Marleasing (C-106-89, Rec. p. I-4135, point 8), et du 16 décembre 1993, Wagner Miret (C-334-92, Rec. p. I-6911, point 20), en appliquant le droit national, qu'il s'agisse de dispositions antérieures ou postérieures à la directive, la juridiction nationale appelée à l'interpréter est tenue de le faire dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci et se conformer ainsi à l'article 189, troisième alinéa, du traité.
27 Pour le cas où le résultat prescrit par la directive ne pourrait être atteint par voie d'interprétation, il convient de rappeler, par ailleurs, que, selon l'arrêt du 19 novembre 1991, Francovich e.a. (C-6-90 et C-9-90, Rec. p. I-5357, point 39), le droit communautaire impose aux États membres de réparer les dommages qu'ils ont causés aux particuliers en raison de l'absence de transposition d'une directive pour autant que trois conditions soient remplies. Tout d'abord, la directive doit avoir pour objectif que des droits soient attribués à des particuliers. Le contenu de ces droits doit, ensuite, pouvoir être identifié sur la base des dispositions de la directive. Enfin, il doit y avoir un lien de causalité entre la violation de l'obligation qui incombe à l'État et le dommage subi.
28 La directive sur les contrats négociés en dehors des établissements commerciaux vise incontestablement à ce que des droits soient conférés à des particuliers et il n'est pas moins certain que le contenu minimal de ces droits peut être identifié sur la base des seules dispositions de la directive (voir ci-dessus point 17).
29 Dès lors qu'il y aurait dommage et que ce dommage serait dû à la violation par l'État de l'obligation qui lui incombait, il appartiendrait à la juridiction nationale d'assurer, dans le cadre du droit national de la responsabilité, le droit des consommateurs lésés à obtenir réparation.
30 Pour ce qui est du second problème soulevé par la juridiction nationale et au vu des considérations qui précèdent, il convient de répondre que, à défaut de mesures de transposition de la directive dans les délais prescrits, les consommateurs ne peuvent pas fonder sur la directive elle-même un droit à renonciation à l'encontre des commerçants avec lesquels ils ont conclu un contrat et le faire valoir devant une juridiction nationale. La juridiction nationale est toutefois tenue, lorsqu'elle applique des dispositions de droit national antérieures comme postérieures à la directive, de les interpréter dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la directive.
Sur les dépens
31 Les frais exposés par les Gouvernements danois, allemand, hellénique, français, italien, néerlandais et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par le Giudice conciliatore di Firenze, par ordonnance du 24 janvier 1992, dit pour droit:
1) L'article 1er, paragraphe 1, l'article 2 et l'article 5 de la directive 85-577-CEE du Conseil, du 20 décembre 1985, concernant la protection des consommateurs dans le cas de contrats négociés en dehors des établissements commerciaux, sont inconditionnels et suffisamment précis en ce qui concerne la détermination des bénéficiaires et le délai minimal dans lequel la renonciation doit être notifiée.
2) A défaut de mesures de transposition de la directive 85-577 dans les délais prescrits, les consommateurs ne peuvent pas fonder sur la directive elle-même un droit à renonciation à l'encontre des commerçants avec lesquels ils ont conclu un contrat et le faire valoir devant une juridiction nationale. La juridiction nationale est toutefois tenue, lorsqu'elle applique des dispositions de droit national antérieures comme postérieures à la directive, de les interpréter dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de cette directive.