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Décisions

CJCE, 6e ch., 11 mai 2000, n° C-37/98

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

The Queen

Défendeur :

Secretary of State for the Home Department, Savas

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Schintgen

Avocat général :

M. La Pergola

Juges :

MM. Kapteyn, Hirsch, Ragnemalm, Skouris

Avocats :

Mes Walsh, Ronald Fletcher Baker & Co, Sharpston, Quadri, Aiello

CJCE n° C-37/98

11 mai 2000

LA COUR (sixième chambre),

1 Par ordonnance du 24 avril 1997, parvenue au greffe de la Cour le 16 février 1998, la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division, a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), six questions préjudicielles sur l'interprétation de l'article 13 de l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, signé le 12 septembre 1963 à Ankara par la République de Turquie, d'une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d'autre part, et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par la décision 64-732-CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685, ci-après l'"accord d'association"), et de l'article 41 du protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970 à Bruxelles et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n° 2760-72 du Conseil, du 19 décembre 1972 (JO L 293, p. 1, ci-après le "protocole additionnel").

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Savas, ressortissant turc, au Secretary of State for the Home Department (ci-après le "Secretary of State") au sujet d'une décision refusant de lui accorder une autorisation de séjour au Royaume-Uni et d'un arrêté ordonnant son expulsion du territoire de cet État membre.

L'association CEE-Turquie

3 Conformément à son article 2, paragraphe 1, l'accord d'association a pour objet de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les parties contractantes, y compris dans le domaine de la main-d'œuvre par la réalisation graduelle de la libre circulation des travailleurs (article 12) ainsi que par l'élimination des restrictions à la liberté d'établissement (article 13) et à la libre prestation des services (article 14), en vue d'améliorer le niveau de vie du peuple turc et de faciliter ultérieurement l'adhésion de la République de Turquie à la Communauté (quatrième considérant du préambule et article 28).

4 À cet égard, l'accord d'association comporte une phase préparatoire, permettant à la République de Turquie de renforcer son économie avec l'aide de la Communauté (article 3), une phase transitoire, au cours de laquelle sont assurés la mise en place progressive d'une union douanière et le rapprochement des politiques économiques (article 4), et une phase définitive qui est fondée sur l'union douanière et implique le renforcement de la coordination des politiques économiques des parties contractantes (article 5).

5 L'article 6 de l'accord d'association est libellé comme suit:

"Pour assurer l'application et le développement progressif du régime d'association, les Parties contractantes se réunissent au sein d'un Conseil d'association qui agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées par l'accord."

6 Les articles 12, 13 et 14 de l'accord d'association figurent au titre II de celui-ci, intitulé "Mise en œuvre de la phase transitoire", chapitre 3, concernant les "Autres dispositions de caractère économique".

7 L'article 12 prévoit:

"Les Parties contractantes conviennent de s'inspirer des articles 48, 49 et 50 du traité instituant la Communauté pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre elles."

8 L'article 13 dispose:

"Les Parties contractantes conviennent de s'inspirer des articles 52 à 56 inclus et 58 du traité instituant la Communauté pour éliminer entre elles les restrictions à la liberté d'établissement."

9 L'article 14 stipule:

"Les Parties contractantes conviennent de s'inspirer des articles 55, 56 et 58 à 65 inclus du traité instituant la Communauté pour éliminer entre elles les restrictions à la libre prestation des services."

10 Aux termes de l'article 22, paragraphe 1, de l'accord d'association:

"Pour la réalisation des objets fixés par l'accord et dans les cas prévus par celui-ci, le Conseil d'association dispose d'un pouvoir de décision. Chacune des deux parties est tenue de prendre les mesures que comporte l'exécution des décisions prises..."

11 Le protocole additionnel qui, conformément à son article 62, est partie intégrante de l'accord d'association, arrête, selon son article 1er, les conditions, modalités et rythmes de réalisation de la phase transitoire visée à l'article 4 de l'accord d'association.

12 Ce protocole additionnel comporte un titre II, intitulé "Circulation des personnes et des services", dont le chapitre I vise "Les travailleurs" et le chapitre II est consacré aux "Droit d'établissement, services et transports".

13 Il fixe, en son article 36, qui fait partie du chapitre I, les délais de la réalisation graduelle de la libre circulation des travailleurs entre les États membres de la Communauté et la République de Turquie, conformément aux principes énoncés à l'article 12 de l'accord d'association, et stipule, au second alinéa de ladite disposition, que le conseil d'association décidera des modalités nécessaires à cet effet.

14 Aux termes de l'article 41 du protocole additionnel, qui figure au titre II, chapitre II, de celui-ci:

"1. Les parties contractantes s'abstiennent d'introduire entre elles de nouvelles restrictions à la liberté d'établissement et à la libre prestation des services.

2. Le Conseil d'association fixe, conformément aux principes énoncés aux articles 13 et 14 de l'accord d'association, le rythme et les modalités selon lesquels les parties contractantes suppriment entre elles progressivement les restrictions à la liberté d'établissement et à la libre prestation des services.

Le Conseil d'association fixe ce rythme et ces modalités pour les différentes catégories d'activités, en tenant compte des dispositions analogues déjà prises par la Communauté dans ces domaines, ainsi que de la situation particulière de la Turquie sur le plan économique et social. Une priorité sera accordée aux activités contribuant particulièrement au développement de la production et des échanges."

15 Il est constant que, à ce jour, le conseil d'association n'a adopté aucune mesure au titre de l'article 41, paragraphe 2, du protocole additionnel.

L'affaire au principal

16 Il ressort du dossier de l'affaire au principal que M. et Mme Savas, tous deux ressortissants turcs, ont obtenu, le 22 décembre 1984, l'autorisation d'entrer au Royaume-Uni en qualité de touristes pour une période d'un mois.

17 Leur visa d'entrée dans cet État membre était assorti d'une condition expresse leur interdisant d'occuper un emploi et d'exercer des activités commerciales ou une profession à titre de travailleur indépendant.

18 Nonobstant le fait que leur visa était venu à expiration le 21 janvier 1985, les époux Savas n'ont pas quitté le Royaume-Uni, de sorte qu'à partir de cette date ils se trouvaient en infraction à la législation de cet État membre en matière d'immigration.

19 En novembre 1989, M. Savas a commencé à exploiter une entreprise de confection de chemises à Hackney (Royaume-Uni).

20 Ni lui-même ni son épouse n'ont demandé l'autorisation de travailler ou d'exercer une activité à titre de travailleur indépendant.

21 Par lettre du 31 janvier 1991, ils ont cependant sollicité, par l'intermédiaire de leurs avocats, la régularisation de leur séjour en demandant à l'Immigration and Nationality Department of the Home Office (service chargé des questions d'immigration et de nationalité au ministère de l'Intérieur), sur le fondement des dispositions pertinentes de la réglementation nationale, l'autorisation de demeurer au Royaume-Uni.

22 Après un échange de correspondance entre les avocats de M. Savas et les autorités britanniques et en raison du mauvais classement du dossier jusqu'au 21 juillet 1993, ce n'est que le 21 mars 1994 que le Secretary of State a rejeté cette demande d'autorisation de séjour et a informé les intéressés de l'intention des autorités compétentes de prendre un ordre d'expulsion à leur encontre.

23 Conformément au pouvoir discrétionnaire dont il dispose en la matière, le Secretary of State a examiné la demande de M. et Mme Savas au regard de la réglementation relative au "long residence concession" (permis de long séjour) en vertu de laquelle une personne qui réside de manière continue et régulière depuis dix années ou plus au Royaume-Uni ou dont la résidence continue dans cet État membre est de quatorze années, que celle-ci soit régulière ou non, est susceptible de remplir les conditions lui permettant d'obtenir un permis de séjour illimité. Toutefois, selon le Secretary of State, M. et Mme Savas ne remplissaient aucun de ces critères et il a considéré qu'aucune autre circonstance ne pouvait justifier l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en leur faveur.

24 Dans l'intervalle, M. Savas avait ouvert un premier établissement de restauration rapide à Hythe (Royaume-Uni) en décembre 1992; un second restaurant a débuté ses activités le 1er septembre 1994 à Folkestone (Royaume-Uni).

25 Le 29 mars 1994, M. et Mme Savas ont introduit un recours contre la décision d'expulsion.

26 Le 13 décembre 1994, l'Immigration Adjudicator a rejeté ce recours.

27 La demande d'autorisation d'interjeter appel contre cette décision de rejet présentée par les époux Savas devant l'Immigration Appeal Tribunal a été rejetée comme ayant été introduite hors délai.

28 Un arrêté d'expulsion de M. et Mme Savas a été signé le 11 juillet 1995 et notifié à ces derniers le 31 août suivant.

29 Il est constant que, jusqu'au 30 octobre 1995, toutes les demandes des époux Savas avaient été présentées sur le fondement du seul droit national.

30 Le 30 octobre 1995, les avocats de M. Savas ont, pour la première fois, fait valoir que l'article 41 du protocole additionnel faisait obstacle à l'instauration par le Royaume-Uni de limitations au droit des ressortissants turcs de s'établir sur son territoire plus restrictives que celles qui étaient applicables à la date de l'adhésion de cet État membre à la Communauté. Le Secretary of State aurait en conséquence dû se borner à apprécier la situation des époux Savas au regard des règles en matière d'immigration en vigueur à cette date, soit le 1er janvier 1973, à savoir la HC 510, et notamment son paragraphe 21, aux termes duquel:

"Les personnes admises au Royaume-Uni comme touristes peuvent solliciter du Secretary of State l'autorisation de s'y établir en vue de créer une entreprise, soit à titre indépendant, soit en tant que partenaires d'une nouvelle société ou d'une société existant déjà. Il convient d'examiner toute demande de ce type, compte tenu des caractéristiques qu'elle présente ... Lorsque l'autorisation est accordée, le séjour du demandeur peut être prolongé pour une période allant jusqu'à douze mois assortie de conditions limitant sa liberté de prendre un emploi..."

31 Le 1er mai 1996, le Secretary of State a rejeté cette nouvelle argumentation en considérant que, à la date à laquelle il avait introduit sa demande en vue d'obtenir la régularisation de son séjour au Royaume-Uni, M. Savas n'était plus titulaire d'une autorisation de séjour dans cet État membre et qu'il ne pouvait donc en aucun cas bénéficier des dispositions de la HC 510 alors applicable en matière d'immigration.

32 M. Savas a alors saisi la juridiction de renvoi d'une demande de contrôle juridictionnel de cette décision, demande qui a été acceptée le 11 juillet 1996.

33 Devant cette juridiction, M. Savas a soutenu que l'article 41 du protocole additionnel a un effet direct et qu'il imposait au Secretary of State d'examiner sa demande du 30 octobre 1995 au regard du paragraphe 21 de la HC 510. Selon lui, il convient d'interpréter cette disposition comme visant toutes les personnes qui ont été admises au Royaume-Uni avec un visa de tourisme, indépendamment de leur statut en matière d'immigration au moment de l'introduction de leur demande. À tout le moins, le Secretary of State aurait dû, lors de l'examen de la demande de M. Savas, tenir compte de l'article 13 de l'accord d'association, des premier et quatrième considérants du préambule de celui-ci, ainsi que de l'article 41 du protocole additionnel, pour en déduire que l'expulsion était en l'occurrence disproportionnée.

34 En revanche, selon le Secretary of State, l'accord d'association ne saurait être invoqué par une personne qui ne séjourne pas légalement sur le territoire d'un État membre. En tout état de cause, l'article 41 du protocole additionnel n'aurait pas d'effet direct et ne saurait avoir pour effet d'obliger les autorités du Royaume-Uni à appliquer, en matière d'immigration, les règles en vigueur au 1er janvier 1973. En outre, le paragraphe 21 de la HC 510 ne viserait que les personnes séjournant légalement au Royaume-Uni comme touristes au moment où elles introduisent leur demande et l'expulsion ne constituerait pas une sanction disproportionnée pour un étranger qui, tel M. Savas, s'est maintenu durant une aussi longue période en infraction à la réglementation en matière d'immigration.

35 La juridiction nationale, si elle n'éprouve que très peu de doutes sur l'effet direct de l'article 41 du protocole additionnel, s'interroge toutefois sur le point de savoir si l'accord d'association a pour effet de conférer des droits à des étrangers qui, comme M. Savas, se trouvent illégalement sur le territoire d'un État membre.

Les questions préjudicielles

36 Estimant que, dans ces conditions, la solution du litige nécessitait une interprétation de l'accord d'association et du protocole additionnel, la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les six questions préjudicielles suivantes:

"1) L'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, signé à Ankara le 12 septembre 1963, ainsi que le protocole additionnel, signé à Bruxelles le 23 novembre 1970, doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils octroient des droits à un ressortissant national qui est (a) entré et (b) demeuré sur le territoire d'un État membre en violation de la législation applicable dans cet État membre en matière d'immigration ?

2) Si la réponse à l'une ou l'autre des deux branches de la première question est affirmative, (a) l'article 13 de l'accord, (b) l'article 41 du protocole additionnel ont-ils un effet direct dans le cadre des dispositions légales nationales applicables dans les États membres ?

3) Les dispositions combinées de l'accord et du protocole additionnel font-elles obstacle à l'application par un État membre d'une disposition de législation nationale qui refuse à un ressortissant turc l'autorisation de rester sur le territoire dudit État membre au seul motif que son autorisation d'entrer sur le territoire ou d'y séjourner a expiré ?

4) Lorsque, nonobstant les dispositions du droit national applicable, les autorités compétentes d'un État membre examinent, dans l'exercice de leur pouvoir d'appréciation, une demande introduite par un ressortissant turc pour rester sur le territoire de cet État membre, l'autorité compétente est-elle tenue de prendre en considération l'existence de l'accord en même temps que celle du protocole additionnel ?

5) Si la réponse à la question 4 est affirmative, l'autorité compétente de l'État membre est-elle tenue de tenir compte du principe de proportionnalité lorsqu'elle fait usage de son pouvoir discrétionnaire ?

6) Si la réponse à la question 5 est affirmative, quels sont les facteurs qui doivent être pris en considération par l'autorité nationale compétente lorsqu'elle détermine si l'expulsion est une mesure proportionnelle ?"

Sur les trois premières questions

37 Par ses trois premières questions, qu'il convient d'examiner conjointement, la juridiction de renvoi demande en substance si les articles 13 de l'accord d'association et 41 du protocole additionnel sont de nature à conférer à un ressortissant turc un droit d'établissement et, corrélativement, un droit de séjour dans l'État membre sur le territoire duquel il est demeuré et a exercé des activités professionnelles en tant que travailleur indépendant en violation de la législation nationale en matière d'immigration.

38 En vue de répondre utilement à ces questions ainsi reformulées, il y a lieu d'examiner d'abord si les dispositions auxquelles elles se réfèrent peuvent être invoquées par un particulier devant une juridiction nationale et, dans l'affirmative, de déterminer ensuite leur portée.

Sur l'effet direct des dispositions en cause au principal

39 À titre liminaire, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence constante de la Cour, une disposition d'un accord conclu par la Communauté avec des pays tiers doit être considérée comme étant d'application directe lorsque, eu égard à ses termes ainsi qu'à l'objet et à la nature de l'accord, elle comporte une obligation claire et précise qui n'est subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l'intervention d'aucun acte ultérieur (voir, notamment, arrêt du 4 mai 1999, Sürül, C-262-96, Rec. p. I-2685, point 60).

40 Il y a lieu dès lors de vérifier si les articles 13 de l'accord d'association et 41 du protocole additionnel répondent à ces critères.

Sur l'effet direct de l'article 13 de l'accord d'association

41 À cet égard, il importe de relever que la Cour a déjà jugé que l'article 12 de l'accord d'association revêt une portée essentiellement programmatique et que ses dispositions ne sont pas suffisamment précises et inconditionnelles pour constituer des règles de droit communautaire directement applicables dans l'ordre interne des États membres (arrêt du 30 septembre 1987, Demirel, 12-86, Rec. p. 3719, points 23 et 25).

42 Or, force est de constater que, à l'instar dudit article 12, relatif à la libre circulation des travailleurs, l'article 13 de l'accord d'association se borne à prévoir, dans des termes généraux et en faisant référence aux dispositions correspondantes du traité CE, le principe de l'élimination entre les parties contractantes des restrictions à la liberté d'établissement, sans que cette disposition établisse par elle-même des règles précises aux fins d'atteindre cet objectif.

43 En application de l'article 22, paragraphe 1, de l'accord d'association, qui confère un pouvoir de décision au conseil d'association pour la réalisation des objectifs fixés par ledit accord, l'article 41, paragraphe 2, du protocole additionnel attribue ainsi au conseil d'association compétence pour déterminer, conformément au principe énoncé à l'article 13 de l'accord d'association, le rythme et les modalités de la suppression progressive des restrictions à la liberté d'établissement entre les parties contractantes.

44 Le conseil d'association n'a toutefois adopté aucune mesure au titre de cette dernière disposition aux fins de mettre concrètement en œuvre le principe général de l'élimination graduelle entre les parties contractantes des obstacles au droit d'établissement.

45 Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que l'article 13 de l'accord d'association, pas plus d'ailleurs que l'article 41, paragraphe 2, du protocole additionnel, également évoqué par la juridiction de renvoi, n'est pas susceptible de régir directement la situation juridique des particuliers et ne saurait, dès lors, se voir attribuer un effet direct.

Sur l'effet direct de l'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel

46 À cet égard, il convient de constater que, ainsi qu'il ressort de son libellé même, cette disposition énonce, dans des termes clairs, précis et inconditionnels, une clause non équivoque de "standstill", qui interdit aux parties contractantes d'introduire de nouvelles restrictions à la liberté d'établissement à compter de la date d'entrée en vigueur du protocole additionnel.

47 En effet, la Cour a déjà jugé que l'article 53 du traité CE (abrogé par le traité d'Amsterdam), aux termes duquel les États membres n'introduisent pas de nouvelles restrictions à l'établissement sur leur territoire des ressortissants des autres États membres, comporte une obligation souscrite par les États membres qui se résout juridiquement en celle d'une simple abstention. Selon la Cour, une prohibition aussi formellement exprimée, qui n'est assortie d'aucune condition ni subordonnée, dans son exécution ou ses effets, à l'intervention d'aucun autre acte, est complète, juridiquement parfaite et, en conséquence, susceptible de produire des effets directs dans les relations entre les États membres et leurs justiciables (arrêt du 15 juillet 1964, Costa, 6-64, Rec. p. 1141, 1162).

48 Or, le libellé de l'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel étant quasi identique à celui de l'article 53 du traité, il doit, pour les mêmes motifs, être considéré comme étant d'application directe.

49 S'agissant plus particulièrement de l'association CEE-Turquie, cette interprétation est au demeurant corroborée par la jurisprudence de la Cour selon laquelle les clauses de "standstill", énoncées aux articles 7 de la décision n° 2-76 du conseil d'association, du 20 décembre 1976, relative à la mise en œuvre de l'article 12 de l'accord d'Ankara (non publiée) et 13 de la décision n° 1-80 du conseil d'association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l'association (non publiée), ont un effet direct entre les États membres en ce qui concerne l'introduction de nouvelles restrictions à l'accès à l'emploi des travailleurs se trouvant en situation régulière quant à leur séjour et leur emploi sur le territoire des États contractants (arrêt du 20 septembre 1990, Sevince, C-192-89, Rec. p. I-3461, points 18 et 26).

50 Dans ces conditions, il n'existe aucun motif pour refuser un tel effet direct à l'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel qui est, en ce qui concerne la liberté d'établissement, une disposition de même nature que celles mentionnées au point précédent.

51 Par ailleurs, la constatation selon laquelle l'interdiction de nouvelles restrictions à la liberté d'établissement, prévue à l'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, est susceptible de régir directement la situation juridique des particuliers n'est pas infirmée par l'examen de l'objet et de la finalité de l'accord d'association dans le cadre duquel cette disposition doit être interprétée.

52 Ledit accord a, en effet, pour objet d'instituer une association destinée à promouvoir le développement des relations commerciales et économiques entre les parties contractantes, y compris dans le domaine des activités indépendantes, par la suppression progressive des restrictions à la liberté d'établissement, en vue d'améliorer le niveau de vie du peuple turc et de faciliter ultérieurement l'adhésion de la République de Turquie à la Communauté (voir quatrième considérant du préambule et article 28 de l'accord d'association).

53 En outre, la circonstance que l'accord d'association vise essentiellement à favoriser le développement économique de la Turquie et comporte dès lors un déséquilibre dans les obligations assumées par la Communauté à l'égard de l'État tiers concerné n'est pas de nature à empêcher la reconnaissance par la Communauté de l'effet direct de certaines de ses dispositions (voir arrêts Sürül, précité, point 72, et, par analogie, du 5 février 1976, Bresciani, 87-75, Rec. p. 129, point 23; du 31 janvier 1991, Kziber, C-18-90, Rec. p. I-199, point 21, et du 12 décembre 1995, Chiquita Italia, C-469-93, Rec. p. I-4533, point 34).

54 Il résulte des considérations qui précèdent que l'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel établit un principe précis et inconditionnel suffisamment opérationnel pour être appliqué par un juge national et, dès lors, susceptible de régir la situation juridique des particuliers. L'effet direct qu'il convient donc de reconnaître à cette disposition implique que les justiciables auxquels elle s'applique ont le droit de s'en prévaloir devant les juridictions des États membres.

55 Il importe en conséquence de déterminer la portée de ladite disposition.

Sur la portée de l'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel

56 Dans ses observations écrites devant la Cour, M. Savas a fait valoir en substance que ladite disposition du protocole additionnel est de nature à lui conférer un droit d'établissement ainsi qu'un droit corrélatif de séjour dans l'État membre sur le territoire duquel il a été autorisé à entrer, nonobstant le fait qu'il y est demeuré et y a exercé des activités professionnelles en tant que travailleur indépendant en violation de la législation nationale en matière d'immigration.

57 Lors de l'audience, M. Savas a précisé à cet égard qu'il ne soutient plus qu'il peut tirer directement de l'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel des droits en matière d'établissement et de séjour dans un État membre; en revanche, il a prétendu que l'effet direct de cette disposition implique que le ressortissant turc concerné peut demander à une juridiction nationale de vérifier si la réglementation interne, sur le fondement de laquelle l'expulsion de l'intéressé a été décidée, est plus sévère en ce qui concerne la liberté d'établissement et le droit de séjour que celle qui était applicable à la date de l'entrée en vigueur du protocole additionnel dans l'État membre dont il s'agit et a, de ce fait, été adoptée en méconnaissance de la clause de "standstill" énoncée par ladite disposition.

58 En premier lieu, s'agissant de la thèse défendue par M. Savas dans ses observations écrites, il convient de rappeler, tout d'abord, la jurisprudence constante selon laquelle, en l'état actuel du droit communautaire, les dispositions relatives à l'association CEE-Turquie n'empiètent pas sur la compétence des États membres de réglementer tant l'entrée sur leur territoire des ressortissants turcs que les conditions de leur premier emploi, mais règlent uniquement la situation des travailleurs turcs déjà régulièrement intégrés au marché du travail des États membres (voir, notamment, arrêt du 23 janvier 1997, Tetik, C-171-95, Rec. p. I-329, point 21).

59 Ensuite, la Cour a itérativement jugé que les travailleurs turcs, contrairement aux ressortissants des États membres, n'ont pas le droit de circuler librement à l'intérieur de la Communauté, mais ne bénéficient que de certains droits dans l'État membre d'accueil sur le territoire duquel ils sont entrés légalement et ont exercé un emploi régulier pendant une durée déterminée (voir, notamment, arrêt Tetik, précité, point 29).

60 Enfin, il est vrai que les droits ainsi conférés aux travailleurs turcs sur le plan de l'emploi impliquent nécessairement, sous peine de priver de tout effet le droit d'accéder au marché du travail et d'exercer un emploi, l'existence d'un droit corrélatif de séjour dans le chef des intéressés (voir arrêts Sevince, précité, point 29; du 16 décembre 1992, Kus, C-237-91, Rec. p. I-6781, point 29; du 6 juin 1995, Bozkurt, C-434-93, Rec. p. I-1475, point 28, et du 10 février 2000, Nazli, C-340-97, non encore publié au Recueil, point 28) et que ces derniers peuvent donc prétendre à la prorogation de leur séjour dans l'État membre concerné afin de continuer à y exercer une activité salariée régulière (voir, notamment, arrêts Kus, précité, point 36; du 30 septembre 1997, Günaydin, C-36-96, Rec. p. I-5143, point 55, et Ertanir, C-98-96, Rec. p. I-5179, point 62, et du 26 novembre 1998, Birden, C-1-97, Rec. p. I-7747, point 69). Toutefois, il ressort de cette même jurisprudence que la régularité de l'emploi d'un ressortissant turc dans l'État membre d'accueil suppose une situation stable et non précaire sur le marché du travail dudit État membre et implique, à ce titre, un droit de séjour non contesté (arrêts précités Sevince, point 30, Kus, points 12 et 22, et Bozkurt, point 26).

61 Dans ce contexte, la Cour a déjà jugé que les périodes d'emploi exercées par un ressortissant turc sous le couvert d'une autorisation de séjour qui ne lui avait été délivrée que grâce à un comportement frauduleux de ce dernier, ayant donné lieu à sa condamnation, ne se fondent pas sur une situation stable et doivent être considérées comme n'ayant été accomplies qu'à titre précaire, du fait que, pendant les périodes concernées, l'intéressé n'avait pas légalement bénéficié d'un droit de séjour (arrêt du 5 juin 1997, Kol, C-285-95, Rec. p. I-3069, point 27).

62 Au point 28 de l'arrêt Kol, précité, la Cour a considéré plus particulièrement qu'il est exclu que l'exercice d'un emploi par un ressortissant turc sous le couvert d'une autorisation de séjour obtenue dans de telles conditions de fraude puisse faire naître des droits au profit de ce dernier.

63 Or, ces principes, établis dans le cadre de l'interprétation des dispositions de l'association CEE-Turquie visant à réaliser progressivement la libre circulation des travailleurs turcs dans la Communauté, doivent valoir également, par analogie, dans le contexte des dispositions de ladite association relatives au droit d'établissement.

64 Il en résulte, ainsi que la Commission l'a relevé à juste titre, que la clause de "standstill" énoncée à l'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel n'est pas par elle-même de nature à conférer à un ressortissant turc le bénéfice du droit d'établissement ainsi que du droit de séjour qui en constitue le corollaire.

65 Ainsi, la première admission d'un ressortissant turc sur le territoire d'un État membre est exclusivement régie par le droit national dudit État et l'intéressé ne peut faire valoir, au titre du droit communautaire, certains droits en matière d'exercice d'un emploi ou d'une activité indépendante et, corrélativement, en matière de séjour que pour autant qu'il se trouve en situation régulière dans l'État membre concerné.

66 Or, dans l'affaire au principal, il ressort de l'ordonnance de renvoi que, après l'expiration de son visa de tourisme dont la validité était limitée à un mois, M. Savas n'a plus obtenu d'autorisation de séjour au Royaume-Uni et a donc continué à y résider en violation de la réglementation nationale. En outre, son visa lui interdisait expressément d'exercer une quelconque activité professionnelle dans cet État membre.

67 Dans ces conditions, la circonstance que M. Savas n'a pas quitté le Royaume-Uni postérieurement à l'expiration de son visa et a, en réalité et sans avoir reçu d'autorisation à cet effet, exercé une activité professionnelle indépendante dans cet État membre n'est pas de nature à faire naître dans son chef un droit d'établissement ni un droit de séjour directement tirés de la réglementation communautaire.

68 En second lieu, s'agissant de l'argumentation que M. Savas a fait valoir lors de l'audience devant la Cour, il importe de rappeler, d'une part, que l'effet direct qu'il convient de reconnaître à l'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel implique que cette disposition confère aux particuliers des droits individuels que les juridictions nationales doivent sauvegarder.

69 Il convient de constater, d'autre part, que la clause de "standstill" énoncée à ladite disposition du protocole additionnel fait obstacle à l'adoption par un État membre de toute mesure nouvelle qui aurait pour objet ou pour effet de soumettre l'établissement et, corrélativement, le séjour d'un ressortissant turc sur son territoire à des conditions plus restrictives que celles qui étaient applicables lors de l'entrée en vigueur dudit protocole additionnel à l'égard de l'État membre concerné.

70 Il s'ensuit qu'il incombe à la juridiction de renvoi, seule compétente pour interpréter le droit national, de déterminer si la réglementation interne appliquée par les autorités compétentes à M. Savas a pour conséquence d'aggraver sa situation par rapport aux règles qui lui étaient applicables au Royaume-Uni à la date d'entrée en vigueur du protocole additionnel à l'égard de cet État membre.

71 Au vu de l'ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre de la manière suivante aux trois premières questions:

- L'article 13 de l'accord d'association et l'article 41, paragraphe 2, du protocole additionnel ne constituent pas des règles de droit communautaire directement applicables dans l'ordre juridique interne des États membres.

- L'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel a un effet direct dans les États membres.

- Ledit article 41, paragraphe 1, n'est pas par lui-même de nature à conférer à un ressortissant turc un droit d'établissement et, corrélativement, un droit de séjour dans l'État membre sur le territoire duquel il est demeuré et a exercé des activités professionnelles en tant que travailleur indépendant en violation de la législation nationale en matière d'immigration.

- En revanche, l'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel prohibe l'introduction de nouvelles restrictions nationales à la liberté d'établissement et au droit de séjour des ressortissants turcs à compter de la date d'entrée en vigueur dudit protocole dans l'État membre d'accueil. Il incombe à la juridiction nationale d'interpréter le droit interne aux fins de déterminer si la réglementation appliquée au requérant au principal est moins favorable que celle qui était applicable lors de l'entrée en vigueur du protocole additionnel.

Sur les quatrième, cinquième et sixième questions

72 Eu égard à la réponse donnée aux trois premières questions, il n'y a pas lieu de répondre aux autres questions.

Sur les dépens

73 Les frais exposés par les Gouvernements du Royaume-Uni, allemand, hellénique, français et italien, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

statuant sur les questions à elle soumises par la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division, par ordonnance du 24 avril 1997, dit pour droit:

- L'article 13 de l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, signé le 12 septembre 1963 à Ankara par la République de Turquie, d'une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d'autre part, et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par la décision 64-732-CEE du Conseil, du 23 décembre 1963, et l'article 41, paragraphe 2, du protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970 à Bruxelles et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n° 2760-72 du Conseil, du 19 décembre 1972, ne constituent pas des règles de droit communautaire directement applicables dans l'ordre juridique interne des États membres.

- L'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel a un effet direct dans les États membres.

- Ledit article 41, paragraphe 1, n'est pas par lui-même de nature à conférer à un ressortissant turc un droit d'établissement et, corrélativement, un droit de séjour dans l'État membre sur le territoire duquel il est demeuré et a exercé des activités professionnelles en tant que travailleur indépendant en violation de la législation nationale en matière d'immigration.

- En revanche, l'article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel prohibe l'introduction de nouvelles restrictions nationales à la liberté d'établissement et au droit de séjour des ressortissants turcs à compter de la date d'entrée en vigueur dudit protocole dans l'État membre d'accueil. Il incombe à la juridiction nationale d'interpréter le droit interne aux fins

de déterminer si la réglementation appliquée au requérant au principal est moins favorable que celle qui était applicable lors de l'entrée en vigueur du protocole additionnel.