CJCE, 2 février 1988, n° 309-85
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Bruno Barra
Défendeur :
État belge et Ville de Liège
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mackenzie Stuart
Présidents de chambre :
MM. Bosco, Due, Moitinho De Almeida, Rodriguez Iglesias
Avocat général :
Sir Gordon Slynn
Juges :
MM. Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot, Kakouris, Joliet, O'higgins, Schockweiler
Avocats :
Mes Misson, Deltenre, Mchenry, Mummery,
LA COUR,
1. Par ordonnance du 9 octobre 1985, parvenue à la Cour le 14 octobre suivant, le Président du Tribunal de première instance de Liège a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles portant sur l'interprétation de certains principes du droit communautaire en vue d'apprécier la compatibilité, avec ces principes, d'une loi limitant la possibilité d'obtenir le remboursement de droits d'inscription dont la contrariété avec l'article 7 du traité CEE résulte d'un arrêt préjudiciel.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une citation en référé formée par M. Barra et seize autres demandeurs au principal (ci-après "demandeurs ") contre le refus de l'état belge, défendeur au principal, de leur rembourser les droits d'inscription complémentaires (ci-après "minerval ") qu'ils ont payes avant le 13 février 1985, date du prononce de l'arrêt gravier (293-83, Rec. p. 606). Au cours de cette procédure, les demandeurs ont appelé la ville de Liège en la cause, par le moyen d'une citation en intervention.
3. Il ressort du dossier que les demandeurs sont tous des ressortissants français ayant poursuivi des études secondaires techniques et professionnelles à la section armurerie de l'institut communal d'enseignement technique de la fine mécanique, de l'armurerie et de l'horlogerie, organisées par la ville de Liège. Au cours de leurs études à cet institut, ils ont été tenus de payer chaque année un minerval, qui n'était pas exigé des étudiants de nationalité belge. Suivant les circonstances et le nombre d'années d'études accomplies, les demandeurs ont payé chacun entre 21 000 et 136 558 BFR au titre du minerval.
4. Devant la juridiction nationale, il n'a pas été contesté que l'institut d'enseignement concerné, et spécialement sa section armurerie, est une école professionnelle. La juridiction nationale à des lors considéré, à la lumière de l'arrêt de la Cour du 13 février 1985 précité, que les demandeurs avaient payé un minerval qui n'était pas du.
5. La Cour a en effet dit pour droit, dans cet arrêt, que l'imposition d'une redevance, d'un droit d'inscription ou d'un minerval, comme condition pour l'accès au cours d'enseignement professionnel aux étudiants ressortissants des autres Etats membres, alors qu'une même charge n'est pas imposée aux étudiants nationaux, constitue une discrimination en raison de la nationalité prohibée par l'article 7 du traité.
6. Toutefois, aux termes de la loi belge du 21 juin 1985 concernant l'enseignement (moniteur belge du 6.7.1985), les minervals perçus entre le 1er septembre 1976 et le 31 décembre 1984 ne seront en aucune façon remboursés, à l'exception de ceux perçus des élèves et étudiants ressortissants d'un Etat membre de la communauté ayant suivi une formation professionnelle, qui seront rembourses sur la base des décisions de justice rendues à la suite d'une action en remboursement introduite devant les cours et tribunaux avant le 13 février 1985, date du prononcé de l'arrêt gravier, précité.
7. C'est dans ces circonstances que la juridiction nationale, en vue d'apprécier la compatibilité du refus de rembourser le minerval payé avec le droit communautaire, a sursis à statuer et a posé à la Cour les questions suivantes :
"par son arrêt gravier, prononce le 13 février 1985 dans l'affaire 293-83, la Cour de justice a déclaré que l'imposition d'une redevance, d'un droit d'inscription ou d'un minerval, comme condition pour l'accès aux cours d'enseignement professionnel, aux étudiants ressortissants des autres Etats membres, alors qu'une même charge n'est pas imposée aux étudiants nationaux, constitue une discrimination en raison de la nationalité, prohibée par l'article 7 du traité.
1) cette interprétation du traité est-elle limitée aux demandes d'accès aux cours d'enseignement professionnel postérieures au prononce de l'arrêt ou s'applique-t-elle aussi à la période qui se situe entre le 1er septembre 1976 et le 31 décembre 1984?
2) si l'interprétation s'applique également à cette période antérieure du prononcé de l'arrêt, est-il conforme au droit communautaire que les élèves et étudiants des autres Etats membres, qui ont paye indûment une redevance, un droit d'inscription ou un minerval, soient privés par une loi nationale du droit d'en obtenir la restitution, lorsqu'ils n'ont pas introduit une action judiciaire en remboursement avant le prononcé de cet arrêt?"
8. Pour un plus ample exposé du cadre juridique et des faits de l'affaire au principal ainsi que des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la première question
9. Les demandeurs et la Commission s'accordent pour reconnaître que les arrêts de la Cour rendus dans le cadre d'une procédure préjudicielle ont en principe un effet rétroactif. Des lors, l'interprétation de l'article 7 du traité CEE donnée dans l'arrêt du 13 février 1985, précité, devrait être respectée par les juridictions nationales aussi en ce qui concerne des demandes d'accès aux cours d'enseignement professionnel pour la période comprise entre le 1er septembre 1976 et le 31 décembre 1984. Un Etat membre ne saurait adopter une loi qui aboutit à limiter les effets dans le temps d'un tel arrêt, alors que la Cour n'en avait pas décidé ainsi dans cet arrêt.
10. Sans contester le principe de l'effet rétroactif des arrêts préjudiciels, le Royaume de Belgique soutient qu'en l'espèce toutes les conditions pour une limitation dans le temps des effets de l'arrêt du 13 février 1985 sont réunies.
11. Il y a lieu de rappeler à cet égard la jurisprudence de la Cour (voir, notamment, l'arrêt du 27 mars 1980, Amministrazione delle finanze dello stato/Denkavit italiana, 61-79, Rec. p. 1205), selon laquelle l'interprétation qu'elle donne d'une règle du droit communautaire, dans l'exercice de la compétence que lui confère l'article 177, éclaire et précise, lorsque besoin en est, la signification et la portée de cette règle, telle qu'elle doit ou aurait du être comprise et appliquée depuis le moment de sa mise en vigueur. Il en résulte que la règle ainsi interprétée peut et doit être appliquée par le juge même a des rapports juridiques nés et constitués avant l'arrêt statuant sur la demande d'interprétation, si, par ailleurs, les conditions permettant de porter devant les juridictions compétentes un litige relatif à l'application de ladite règle se trouvent réunies.
12. Ce n'est qu'a titre exceptionnel que la Cour peut, ainsi qu'elle l'a reconnu dans son arrêt du 8 avril 1976 (Defrenne/Sabena, 43-75, Rec. p. 455), par application d'un principe général de sécurité juridique inhérent à l'ordre juridique communautaire, en tenant compte des troubles graves que son arrêt pourrait entraîner pour le passe dans les relations juridiques établies de bonne foi, être amenée à limiter la possibilité pour tout intéréssé d'invoquer la disposition ainsi interprétée en vue de remettre en cause ces relations juridiques.
13. Pareille limitation ne saurait toutefois être admise, selon la jurisprudence constante de la Cour, que dans l'arrêt même qui statue sur l'interprétation sollicitée. L'exigence fondamentale d'une application uniforme et générale du droit communautaire implique qu'il appartient à la seule Cour de décider des limitations dans le temps à apporter à l'interprétation qu'elle donne.
14. Selon l'ordonnance de renvoi, la Cour doit se prononcer, dans ce contexte, sur le point de savoir si la portée de l'interprétation de l'article 7 du traité CEE donnée dans son arrêt du 13 février 1985, précité, s'applique également à la période antérieure à cet arrêt. La Cour n'ayant pas limité la portée dans le temps de son arrêt du 13 février 1985, rendu dans ladite affaire, une telle limitation ne saurait intervenir dans le présent arrêt.
15. Il y a donc lieu de répondre à la première question que la portée de l'interprétation de l'article 7 du traité CEE donnée par la Cour dans son arrêt précité du 13 février 1985 n'est pas limitée aux demandes d'accès aux cours d'enseignement professionnel postérieures au prononcé dudit arrêt et s'applique également à la période antérieure audit prononcé.
Sur la seconde question
16. La seconde question du juge national tend en substance à savoir si le droit communautaire rend inopposable aux élèves et étudiants des autres Etats membres, qui ont paye indûment un droit d'inscription complémentaire, une loi nationale les privant du droit d'en obtenir la restitution lorsqu'ils n'ont pas introduit une action judiciaire en remboursement avant le prononce de l'arrêt du 13 février 1985, précité.
17. Il y a lieu de faire remarquer à ce sujet que le droit d'obtenir le remboursement des sommes perçues par un Etat membre en violation des règles du droit communautaire est la conséquence et le complément des droits confères aux justiciables par les dispositions communautaires telles qu'elles ont été interprétées par la Cour.
18. S'il est vrai que le remboursement ne peut être poursuivi que dans le cadre des conditions, de fond et de forme fixées par les différentes législations nationales en la matière, il n'en reste pas moins, ainsi qu'il résulte d'une jurisprudence constante de la Cour (voir, notamment, l'arrêt du 9 novembre 1983, San Giorgio, 199-82, Rec. p. 3595), que ces conditions ne sauraient être moins favorables que celles qui concernent des réclamations semblables de nature interne, et qu'elles ne sauraient être aménagées de manière à rendre pratiquement impossible l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire.
19. Puisqu'une disposition législative comme celle en cause dans l'affaire au principal qui limite le remboursement aux seuls demandeurs ayant introduit une action en remboursement avant le prononce de l'arrêt du 13 février 1985, précité, prive purement et simplement les individus qui ne remplissent pas cette condition du droit d'obtenir le remboursement des sommes indûment payées, une telle disposition rend impossible l'exercice des droits conférés par l'article 7 du traité CEE.
20. Des lors, la juridiction nationale, qui à l'obligation d'appliquer intégralement le droit communautaire et de protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers, doit laisser inappliquée une telle disposition de la loi nationale.
21. Il y a donc lieu de répondre à la seconde question que le droit communautaire rend inopposable aux élèves et étudiants des autres Etats membres, qui ont paye indûment un droit d'inscription complémentaire, une loi nationale les privant du droit d'en obtenir la restitution lorsqu'ils n'ont pas introduit une action judiciaire en remboursement avant le prononcé de l'arrêt du 13 février 1985, précité.
Sur les dépens
22. Les frais exposés par le Royaume de Belgique, par le Royaume-uni et par la Commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur les questions a elle soumises par le Président du Tribunal de première instance de Liège, par ordonnance du 9 octobre 1985, dit pour droit :
1) la portée de l'interprétation de l'article 7 du traité CEE donnée par la Cour dans son arrêt du 13 février 1985 (gravier, 293-83, Rec. p. 606) n'est pas limitée aux demandes d'accès aux cours d'enseignement professionnel postérieures au prononcé dudit arrêt et s'applique également à la période antérieure audit prononcé.
2) le droit communautaire rend inopposable aux élèves et étudiants des autres Etats membres, qui ont payé indûment un droit d'inscription complémentaire, une loi nationale les privant du droit d'en obtenir la restitution lorsqu'ils n'ont pas introduit une action judiciaire en remboursement avant le prononce de l'arrêt du 13 février 1985, précité.