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Décisions

Conseil Conc., 11 juin 1996, n° 96-D-41

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques constatées lors d'un marché de construction d'un gymnase dans la commune du Tholy.

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport oral de M. Jean-Claude Facchin par M. Barbeau, président, , MM. Cortesse, Jenny, vice-présidents.

Conseil Conc. n° 96-D-41

11 juin 1996

Le Conseil de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 12 janvier 1996 sous le numéro F 842 par laquelle le ministre délégué aux Finances et au Commerce extérieur a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques anticoncurrentielles relevées lors d'un marché de travaux de bâtiment passé par le syndicat intercommunal scolaire et sportif du secteur du Tholy (Vosges) ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée relative à la liberté des prix et de la concurrence, et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu la lettre du président du Conseil de la concurrence en date du 29 février 1996 notifiant aux parties et au commissaire du Gouvernement sa décision de porter l'affaire devant la commission permanente, en application de l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; Vu les observations présentées par la société Curien et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés Adam-Pierrat et Curien entendus, la société Delaitre ayant été régulièrement convoquée ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et les motifs (II) ci-après exposés :

I. - CONSTATATIONS

A. - Le marché concerné

Afin de faire construire un gymnase dans la commune de Tholy, le syndicat intercommunal scolaire et sportif du secteur de Tholy a lancé, le 31 juillet 1995, une procédure d'appel d'offres ouvert. La date limite de remise des offres a été fixée au 6 octobre 1995, à 17 heures. Les entreprises étaient consultées pour une tranche ferme et une tranche optionnelle, en seize lots techniques différents séparés. Aucune variante n'était autorisée (art. 2, et notamment points 2-1 et 2-4 du règlement particulier d'appel d'offres).

La maîtrise d'œuvre a été confiée au bureau d'études Trigo, de Nancy, qui avait estimé à 5 670 000 francs hors TVA le coût global de l'opération, décomposé entre 440 000 francs pour les aménagements extérieurs, 770 000 francs pour la tranche optionnelle et 4 460 000 francs pour le gymnase lui-même (tranche ferme). Cette tranche ferme se décomposait à son tour comme suit :

Lot n° 2 Maçonnerie, gros œuvre : 1 100 000

Lot n° 3 et 4 Charpente, couverture, zinguerie : 870 000

Lot n° 5 Menuiserie extérieure, miroiterie : 580 000

Lot n° 7 Menuiserie bois : 70 000

Lot n° 8 Cloisonnement, plâtrerie, isolation : 220 000

Lot n° 9 Electricité : 320 000

Lot n° 11 Chauffage, ventilation : 480 000

Lot n° 10 Plomberie, sanitaire : 150 000

Lot n° 12 Carrelages et sols collés : 130 000

Lot n° 13 Sols coulés : 230 000

Lot n° 14 Peinture : 100 000

Lot n° 16 Equipement et matériel sportif : 210 000

Au terme des opérations d'ouverture des plis, qui se sont déroulées le 9 octobre 1995, la commission d'appel d'offres a déclaré l'appel d'offres infructueux pour plusieurs lots, en particulier pour les lots 'VRD', 'gros œuvre' et 'charpente', en raison notamment du fait que les offres déposées étaient supérieures aux estimations du maître d'œuvre.

Toutefois, l'estimation du bureau d'études Trigo s'est révélée erronée sur un certain nombre de points. En particulier, le poste 1.3.3.2.3 (p. 2 de l'estimatif) comporte une erreur de multiplication : 400 m3 x 2 500 francs le m3 est donné pour 100 000 francs au lieu de 1 000 000 francs, soit une différence de 900 000 francs pour l'estimation globale.

Le projet a donc été revu par les maîtres d'œuvre et d'ouvrage, et un nouvel appel d'offres, ouvert, a été lancé sur la base d'un projet nouveau. Selon les observations de la société Curien, c'est la société Petot, d'Epinal, qui aurait finalement été déclarée attributaire.

B. - Les pratiques relevées

Les offres présentées pour le lot n° 2 'gros œuvre et maçonnerie', exprimées en francs hors TVA ont été les suivantes :

<EMPLACEMENT TABLEAU>

Les cinq candidats, tous implantés dans le département des Vosges, ont déposé des offres supérieures à l'estimation du maître d'œuvre de 1,1 million de francs hors TVA, l'offre moins-disante de l'entreprise Bonne représentant le double de celle-ci, et l'offre plus-disante de la société Curien en représentant près du triple.

Les devis estimatifs des sociétés Adam-Pierrat, Curien et Delaitre comportent tous un poste intitulé 'étude BA' (pour béton armé), surajouté à la machine à écrire à la ligne 1.3.1 'Installation de chantier'. Ce poste supplémentaire figure pour 100 000 francs hors TVA (Adam-Pierrat), 120 000 francs (Delaitre) et 140 000 francs (Curien).

Ces mêmes devis estimatifs modifient, à la machine à écrire, le nombre de mètres linéaires de marches des escaliers intérieurs (ligne 1.3.3.2.4) donné pour 8,40 m et qui passe ainsi à 14,40 m pour les sociétés Adam-Pierrat, Delaitre et Curien, ainsi que le nombre de mètres linéaires de marches de l'escalier extérieur de la tranche optionnelle (ligne 1.3.5.10) qui, donné pour 14,40 m, passe ainsi à 37 m pour les trois sociétés. De plus, l'intitulé de ce poste 'Escalier extérieur-marches' a également été modifié à la machine à écrire par l'ajout de la mention 'murs' sur les offres des sociétés Adam-Pierrat et Delaitre.

Le tableau ci-après compare quelques-uns des prix unitaires qui figurent dans les devis estimatifs des cinq candidats.

(cf. document original)

On constate une certaine cohérence entre les offres des entreprises Adam-Pierrat, Delaitre et Curien et, au contraire, des écarts parfois considérables des offres des entreprises Peduzzi et Bonne, entre elles et vis-à-vis des offres des trois autres entreprises. Ainsi, l'entreprise Peduzzi est la seule dont les offres hors TVA comportent des centimes.

Un document communiqué à l'enquêteur par la société Adam-Pierrat constitue le bordereau des prix déposé par cette entreprise, mais les prix unitaires, les sous-totaux et les totaux y figurent de façon manuscrite. De même, sont portées de façon manuscrite, en haut à gauche de la première page, la mention 'Adam' et la mention 'Etude BA' au-dessus de la ligne dactylographiée '1.3.1 Installation de chantier'. A sa deuxième page, figure également la mention manuscrite '+ murs' à la suite de la ligne '1.3.5.10 Escalier extérieur, marches'.

M. Jean Adam, conducteur de travaux au sein de la SARL Adam-Pierrat, a déclaré : 'J'ai demandé le dossier d'appel d'offres pour la construction du gymnase (lot n° 1 'VRD' et lot n° 2 'gros œuvre') le 8 septembre 1995 (...). Après examen sommaire de ce dossier, j'ai contacté téléphoniquement un responsable de la SA Delaitre (...) à Vagney, afin de savoir s'il pensait répondre à cette affaire (...). La personne que j'ai eue au téléphone m'a (...) indiqué qu'elle répondrait à cet appel d'offres car elle était fortement intéressée du fait de sa structure (...). Souhaitant récupérer ma caution de 600 francs car le chantier était trop important pour mon entreprise, j'ai demandé à la personne que j'avais au téléphone de m'adresser (...) les prix que je devais faire figurer dans mon offre afin de ne pas 'les gêner'. Une ou deux journées avant la date limite de remise des offres fixée au 6 octobre 1995, M. Joël Delaitre a déposé à mon bureau l'offre de prix manuscrite pour le lot n° 2 dont ci-joint copie. J'ai fait dactylographier les prix figurant sur cette offre manuscrite (...) sans y apporter aucune correction.'

Ce document dont une copie a été remise à l'enquêteur est celui qui est mentionné ci-avant.

M. Nicolas Cuenot, ingénieur d'études au sein de la SA Curien, a déclaré : 'Le marché de la construction du gymnase du secteur du Tholy (lot n° 2 'gros œuvre') ne nous intéressait pas particulièrement (...). Nous avions au départ surestimé l'importance des travaux (...). Aussi, nous avons abandonné l'étude ce dossier. Par la suite, j'ai reçu un appel téléphonique direct de la part d'un interlocuteur qui s'est présenté mais dont je ne me souviens pas le nom, ni l'entreprise qu'il représentait. L'interlocuteur m'a dicté au téléphone les prix unitaires que j'ai portés sur l'offre de prix adressée au syndicat scolaire et sportif du secteur de Tholy pour le lot n° 2 de la construction d'un gymnase. Je n'ai pas modifié les prix qui m'ont été communiqués. (...) Le fait d'adresser cette offre de prix au syndicat intercommunal nous a permis de récupérer le chèque de caution.'

M. Michel Peltier, responsable du bureau d'études de la SA Curien, a déclaré : 'Je n'ai pas étudié en détail le marché relatif à la construction d'un gymnase (lot n° 2 'maçonnerie') dans le secteur du Tholy. J'ai seulement décidé de ne pas m'intéresser à ce dossier (...). Pour le reste, j'ai confié le dossier à M. Cuenot, ingénieur d'études, qui a tout de même adressé une offre de prix. Je savais que, préalablement à la remise de notre prix, nous avions eu un échange d'informations concernant les prix avec une entreprise concurrente dont je n'ai jamais connu le nom.'

M. André Delaitre, président de la SA Delaitre, a déclaré : 'J'ai répondu à l'appel d'offres du syndicat intercommunal scolaire et sportif du secteur du Tholy pour le lot 'maçonnerie'. J'ai procédé à une étude sérieuse et détaillée de ce lot au sein de mon entreprise. Les corrections et les ajouts apportés au devis quantitatif sont de mon fait, après consultation du maître d'œuvre (...). J'ai transmis à deux collègues, d'une part, l'entreprise Adam-Pierrat, d'autre part, l'entreprise Curien, le sous-détail chiffré de mon étude pour leur permettre de répondre à l'appel d'offres de manière qu'ils puissent récupérer leur chèque de caution. Ils ont en principe répondu au maître d'ouvrage en reprenant dans leurs offres les prix que je leur ai communiqués. A votre demande, je vous remets copie de mon étude de prix manuscrite.'

Ce document communiqué à l'enquêteur constitue en effet 'une étude sérieuse et détaillée' du lot de gros œuvre.

II. - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL

Sur la qualification des pratiques :

Considérant qu'en matière de marchés publics une entente anticoncurrentielle peut prendre la forme, notamment, d'une coordination des offres ou d'échanges d'informations entre entreprises antérieurs au dépôt des offres ; que l'existence de telles pratiques, qui sont de nature à limiter l'indépendance des offres, condition du jeu normal de la concurrence, peut être établie au moyen soit de preuves ou de déclarations se suffisant à elles-mêmes, soit d'un faisceau d'indices constitué par le rapprochement de divers éléments recueillis au cours de l'instruction, même si chacun de ces éléments pris isolément n'a pas un caractère suffisamment probant ;

Considérant que les sociétés Adam-Pierrat et Curien ne peuvent utilement soutenir qu'elles ont déposé les soumissions de couverture élaborées par la société Delaitre parce que 'le chantier était trop important' pour elles mais qu'elles voulaient néanmoins 'récupérer' leur chèque de caution de 600 francs et 'conserver toute crédibilité dans la perspective de marchés ultérieurs' ;qu'en premier lieu, en effet, l'importance des travaux leur était connue lorsqu'elles ont retiré leur dossier de candidature et déposé le chèque de caution ;qu'en second lieu, s'il est loisible à une entreprise de déposer unilatéralement une offre de principe dite 'offre carte de visite', constitue au contraire une pratique anticoncurrentielle le fait de se concerter avec ses concurrents, ou d'échanger avec eux des informations, pour présenter une telle offre ;

Considérant que la société Curien soutient encore que son offre ne saurait être considérée comme une soumission de couverture dès lors que l'entreprise moins-disante n'a pas été la société Delaitre, mais la société Bonne, non attraite en la cause, et qu'une 'réelle entente' aurait dû réunir tous les soumissionnaires ;

Mais considérant qu'il est constant, d'une part, que les sociétés Delaitre, Adam-Pierrat et Curien se sont concertées et ont échangé des informations en vue de faire en sorte que l'offre de la société Delaitre soit inférieure à celles des sociétés Adam-Pierrat et Curien à l'appel d'offres lancé par le syndicat intercommunal scolaire et sportif du secteur du Tholy pour la construction d'un gymnase dans la commune du Tholy et,d'autre part, que les deux autres sociétés ont effectivement déposé les soumissions 'de couverture' élaborées par la société Delaitre ;

Considérant en effet qu'il est établi, et non contesté par les entreprises en cause, que la société Delaitre qui, seule, avait réalisé une étude, a communiqué aux deux autres sociétés les prix qu'elles devaient remettre, téléphoniquement à la société Curien et sous forme d'un document écrit remis à la société Adam-Pierrat ;que ces deux dernières sociétés ont effectivement remis les offres qui leur avaient ainsi été dictées, y compris les modifications et ajouts apportés par la société Delaitre au bordereau descriptif établi par le maître d'œuvre ;

Considérant que ces pratiques des sociétés Delaitre, Curien et Adam-Pierrat, qui avaient pour objet et ont eu pour effet de restreindre le jeu de la concurrence sur le marché considéré, sont prohibées par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Sur les sanctions :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : 'Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos' ;

Considérant que l'importance du dommage causé à l'économie par ces pratiques résulte de ce qu'elles étaient destinées à faire obstacle à la concurrence sur le marché considéré, d'un montant de trois millions de francs environ ; que toutefois la gravité des pratiques d'échanges d'informations et de soumissions de couverture doit être appréciée en tenant compte du fait que ces agissements sont ponctuels, qu'ils concernent un seul des seize lots du marché et qu'ils n'ont pas été mis en œuvre par l'ensemble des soumissionnaires ;que les trois sociétés en cause ont joué un rôle comparable dans les pratiques constatées, l'initiative de leur mise en œuvre ne pouvant être spécialement imputée à l'une ou l'autre ;

Considérant que la SA Delaitre SCOP a réalisé en 1995, dernier exercice clos disponible, un chiffre d'affaires en France de 19 710 509 francs ; qu'il y a lieu dans ces conditions de lui infliger une sanction pécuniaire de 20 000 francs ;

Considérant que la SARL Adam-Pierrat a réalisé au cours de l'exercice de douze mois terminé le 30 juin 1995, dernier exercice clos disponible, un chiffre d'affaires en France de 4 192 938 francs ; qu'il y a lieu dans ces conditions de lui infliger une sanction pécuniaire de 4 500 francs ;

Considérant que la SA Curien a réalisé en 1995, dernier exercice clos disponible, un chiffre d'affaires en France de 95 243 670 francs ; qu'il y a lieu dans ces conditions de lui infliger une sanction pécuniaire de 95 500 francs,

Décide :

Article unique. - Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :

- 20 000 francs à la société Delaitre ;

- 4 500 francs à la société Adam-Pierrat ;

- 95 500 francs à la société Curien.