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Décisions

CJCE, 30 janvier 1985, n° 35-83

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

BAT Cigaretten-Fabriken GmbH, République fédérale d'Allemagne

Défendeur :

Commission des Communautés européennes, Antonius ICM Segers, Industriel

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Avocats :

Mes Klosterfelde, Vieregge, Alexander

CJCE n° 35-83

30 janvier 1985

LA COUR,

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 3 mars 1983, la société BAT Cigaretten-Fabriken GmbH, ayant son siège social à Hambourg, a introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 2, du traité CEE, un recours visant à l'annulation de la décision de la Commission, du 16 décembre 1982, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/C-30.128 Toltecs-Dorcet), publiée au Journal officiel L 379, p. 19. La République fédérale d'Allemagne est intervenue à l'appui des conclusions de la requérante, en raison des questions de principe soulevées par cette procédure au regard du droit des marques dans le cadre tant du droit national que du droit communautaire. Pour sa part, la Commission, partie défenderesse, a été appuyée par MAICM Segers, fabricant de tabacs, dont l'entreprise est établie aux Pays-Bas. Il est à rappeler qu'une plainte de Segers est à l'origine de la décision litigieuse.

2. La décision de la Commission a pour objet essentiel un accord conclu, le 16 janvier 1975, entre BAT et Segers, dont les termes doivent être rappelés : ' article 1er la BAT est le titulaire de la marque allemande 865 058 Dorcet.

Article 2 Segers est titulaire de la marque internationale 395 536 (marque nominative et emblématique) Toltecs special.

Article 3 Segers s'engage à limiter pour la République fédérale d'Allemagne la liste des produits couverts par l'enregistrement international de la marque IR 395 536 au tabac chevelu (Shag) ainsi qu'a n'exploiter la marque nominative et emblématique Toltecs special, après obtention de sa protection en République fédérale d'Allemagne, que pour cet article special, et à ne revendiquer à l'égard de la BAT aucun droit au titre du dépôt et de l'exploitation de la marque, même si celle-ci n'utilise pas sa marque Dorcet 865 058 pendant plus de cinq ans ou si elle dépose à nouveau cette marque ou toute autre marque pouvant prêter à confusion avec celle-ci au sens de l'article 31 de la loi allemande sur les marques (WZG), à l'exception de Toltecs special.

Article 4 Segers s'engage en outre, pour le tabac vendu sous la marque IR 395 536, à ne pas indiquer dans sa publicité que ce tabac est approprié ou recommandé pour la confection de cigarettes. Segers est cependant autorisé à utiliser la dénomination " coupe fine " ou " Shag hollandais ".

Article 5 La BAT s'engage, après la signature de l'accord par Segers, à lever son opposition à l'égard de la protection de la marque IR 395 536 et a n'élever aucune objection contre l'utilisation de la marque IR 395 536 pour le tabac chevelu dans la République fédérale d'Allemagne.' 3. La Commission considère que cet accord, tel qu'il a été appliqué par les parties, a pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence à l'intérieur du Marché commun (point ii, 3, de la motivation de la décision) et qu'il est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres du fait qu'il empêche la libre exportation entre les Pays-Bas et l'Allemagne des produits visés par l'accord, au point que les exportations de Segers à destination du marché allemand auraient pratiquement cessé depuis 1978 (point ii, 4).

4. La Commission a également examiné la question d'une éventuelle application de l'article 85, paragraphe 3, du traité. Apres avoir rappelé que l'accord en question n'a pas été notifié, elle constate que l'accord ne contribue d'aucune manière à améliorer la production ou la distribution des produits, bien loin de la, et qu'il a pour effet d'empêcher ou d'entraver la distribution, en Allemagne, de la production de Segers (point iii). Elle a, en conséquence, écarté l'application de cette disposition.

5. Enfin, la Commission a exposé les motifs qui, a son avis, justifient l'application, à BAT, d'une amende en raison d'un aspect particulièrement grave de l'infraction constatée (point iv).

6. En conséquence, la Commission a arrêté la décision suivante (extrait): article 1er Le contenu et l'application de l'accord conclu le 16 janvier 1975 entre les entreprises visées à l'article 5 constituent des infractions à l'article 85, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté économique européenne dans la mesure où : 1) Segers s'oblige a ne pas vendre de la coupe fine sur le marché allemand sous la marque Toltecs special (marque IR 395 536) ou bien à la vendre uniquement par l'intermédiaire d'importateurs agrées par la BAT ou sous certaines autres conditions ;

2) Segers s'oblige a ne revendiquer, à l'égard de la BAT, aucun droit au titre de l'enregistrement et de l'exploitation de la marque Toltecs special, même si la BAT n'utilise pas sa marque Dorcet pendant plus de cinq ans ou si elle dépose à nouveau cette marque ou toute autre marque pouvant prêter à confusion avec celle-ci au sens de l'article 31 de la loi allemande sur les marques, à l'exception de Toltecs special.

Article 2 Les entreprises visées. .. Sont tenues de mettre fin sans délai aux infractions indiquées à l'article 1er. En particulier, la BAT doit cesser d'exercer sur Segers ou les importateurs toute pression économique visant à empêcher ou entraver l'importation et la distribution de tabac Toltecs en Allemagne.

Article 3 Une amende de 50 000 (cinquante mille) écus est infligée à l'entreprise BAT Cigaretten-Fabriken GmbH pour l'infraction qui est constatée à l'article 1er, point 2, dans la mesure où la clause de non-contestation est étendue au cas de la non-exploitation de la marque Dorcet pendant une période de plus de cinq ans. Cette amende représente un montant de 115 635 marks allemands.

Sur les antécédents de l'affaire 7. Il résulte de la décision litigieuse et des renseignements communiqués en cours de procédure que Segers exploite légalement, aux Pays-Bas, la marque Toltecs special pour la vente de son tabac, qui est un tabac de coupe fine, destiné à la confection de cigarettes. Le 31 janvier 1973, Segers a procédé au dépôt international de sa marque, sous la classe 34 : " tabacs bruts et tabacs fabriques ", en comprenant l'Allemagne dans la sphère de protection recherchée.

8. Le 25 juillet 1973, BAT a fait opposition à l'enregistrement de la marque de Segers pour le marché allemand, en faisant valoir l'antériorité de sa propre marque Dorcet, enregistrée le 15 janvier 1970. Il y a lieu de noter qu'il s'agit d'une marque dite " de réserve ", c'est-à-dire enregistrée, mais non utilisée à des fins commerciales.

9. Segers n'a pas contesté cette opposition devant les juridictions allemandes. Il indique comme motif de son attitude le désir de ne pas être impliqué dans un procès contre une entreprise aussi puissante que BAT. En conséquence, il s'est engagé dans des négociations avec BAT en vue d'obtenir un règlement transactionnel ; à cet effet, il a offert à BAT de limiter l'utilisation de la marque Toltecs à la vente " d'une espèce déterminée de tabac ", celle-ci étant, apparemment, dans son intention, le tabac de coupe fine qu'il fabriquait. Cette négociation a été menée pour Segers par des intermédiaires spécialises en la matière.

10. Il est a noter qu'a partir du 15 janvier 1975, ainsi qu'il est rappelé dans la décision de la Commission, la marque Dorcet pouvait faire l'objet d'une demande de radiation par tout intéressé, conformément à la législation allemande, la marque n'ayant pas été utilisée pendant un délai de cinq ans. Segers n'a pas fait usage de cette possibilité.

11. Le lendemain, 16 janvier 1975, Segers a signé avec BAT l'accord dont la teneur a été rappelée ci-dessus. Il résulte de la décision de la Commission et des indications figurant au dossier que, pour l'essentiel, les termes de l'accord ont été proposés par Segers et acceptés tels quels par BAT. Il apparaît aussi de la décision et du dossier qu'une erreur rédactionnelle a été commise lors de la conclusion de cet accord, le tabac pour lequel Segers se réservait l'utilisation de sa marque étant désigné simultanément par les expressions " coupe chevelue " et " Shag ", la première expression désignant la coupe grossière et la seconde, selon l'usage néerlandais, la coupe fine.

12. Segers déclare qu'il ne s'est aperçu de cette erreur qu'à la suite de la signature de l'accord. Il est à noter qu'il n'a pas fait usage des voies de droit ouvertes devant les juridictions allemandes en vue de faire tirer au clair cette erreur et ses conséquences. La Commission explique à ce sujet, dans la motivation de sa décision, que Segers n'aurait pas pu risquer " d'être entraîné dans des litiges coûteux, qui, financièrement, n'auraient pas été supportables pour lui, avec une entreprise économiquement aussi puissante que la BAT " (point ii, 3, a, a), 3e alinéa, de la motivation).

13. Il apparaît du dossier qu'à la suite de cet accord, Segers a repris la commercialisation de ses produits en République fédérale d'Allemagne, par l'intermédiaire d'un distributeur exclusif, Muller-Broders. BAT a autorise Muller-Broders à utiliser la marque Toltecs pour la commercialisation de produits de coupe fine.

14. Le 16 août 1978, Segers a annoncé à BAT son intention de changer d'importateur et lui a demandé de déclarer par écrit que le nouvel importateur pourrait utiliser la marque Toltecs de la même façon que Muller-Broders. BAT a répondu, le 23 août 1978, qu'aux termes de l'accord, Segers est uniquement autorise à vendre du tabac chevelu ; ce droit pourrait être librement transmis à un nouvel importateur. Quant au droit d'usage de la marque Toltecs pour la coupe fine, BAT l'aurait accordé à Muller-Broders et considèrerait que cette firme reste l'importateur de ce produit.

15. Il est a noter que, par la suite, Muller-Broders a cesse ses affaires, qui ont été reprises par Pétér Grassmann GmbH. Pour sa part, Segers a entrepris des négociations avec un autre importateur potentiel, Planta ; ces négociations n'ont cependant pas abouti en raison des incertitudes pesant sur la marque. Apres une brève collaboration avec Grassmann, Segers a pris une nouvelle fois contact avec Planta. Suite à la demande de Segers d'autoriser son nouvel intermédiaire, Planta, à commercialiser les produits Toltecs de la même façon que Grassmann, BAT, dans une lettre du 14 août 1979, s'est déclarée disposée à étendre l'accord à la coupe fine, mais à condition que Segers reprenne les stocks Toltecs de Grassmann. Segers n'ayant pas réagi a cette exigence, BAT l'a informé, par lettre du 14 décembre 1979, qu'elle mettrait fin à la vente de coupe fine Toltecs par des tiers sur le marché allemand et qu'elle avait adressé copie de cette lettre à Planta. Cette communication a été confirmée par une lettre du 14 janvier 1980 dans laquelle BAT manifeste son intention d'empêcher désormais toute vente ultérieure de Toltecs sur le marché allemand.

16. En raison des difficultés avec BAT, Segers avait, déjà au cours de l'année 1978, suspendu ses ventes de Toltecs en Allemagne. Le 12 juin 1980, il a adressé à la Commission une demande, en application de l'article 3 du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962 (JO L 13, p. 204), visant à faire constater une infraction aux dispositions de l'article 85 ou de l'article 86 du traité.

17. La Commission a décidé d'engager la procédure et a communiqué ses griefs à BAT par lettre du 16 décembre 1981. La suite de la procédure est rappelée dans la décision litigieuse.

Sur le fond 18. Dans sa requête, BAT développe quatre ordres de moyens : méconnaissance, par la Commission, du véritable contenu de l'accord du 16 janvier 1975 ; qualification erronée, par la Commission, de cet accord et de ses clauses ; refus, par la Commission, d'exempter l'accord en vertu de l'article 85, paragraphe 3 ; enfin, illégalité de l'amende infligée à BAT. Quant au moyen tire de la méconnaissance, par la Commission, de la portée de l'accord litigieux 19. BAT fait valoir à cet égard, en substance, premièrement, qu'elle aurait entre-temps renonce à l'accord litigieux qui, pour elle, ne présenterait plus d'intérêt et que cette renonciation aurait été manifestée par elle au cours de l'audition par la Commission ; deuxièmement, que la Commission aurait méconnu le contenu de l'accord litigieux en ce que celui-ci n'aurait jamais comporté une interdiction, pour Segers, de commercialiser le tabac de coupe fine sous la marque Toltecs, et ceci en dépit de l'erreur rédactionnelle intervenue lors de la conclusion de l'accord.

20. En ce qui concerne le premier point, la Commission ne conteste pas la déclaration intervenue au cours de l'audition, mais elle maintient que la révocation de l'accord aurait exigé, de la part de BAT, une déclaration formelle à l'égard de l'autre partie contractante, ainsi que des indications prouvant que BAT aurait informé à tout le moins le dernier intermédiaire auquel Segers s'est adressé, à savoir la firme Planta, de ce que rien ne s'opposait plus à la commercialisation du tabac de coupe fine Toltecs. En l'absence de toute indication à cet égard, l'accord devrait être considéré comme étant toujours en vigueur.

21. Pour ce qui est du deuxième point, la Commission semble considérer que la mention du " tabac chevelu " a été consciemment voulue dans l'accord par BAT, qui aurait eu connaissance du fait que Segers ne produisait pas cette marchandise, son but étant de pouvoir entièrement contrôler l'importation de tabac de coupe fine sous la marque Toltecs.

22. Sur le premier point, la position de la Commission apparaît justifiée. Une déclaration d'intention de la part de BAT au cours de l'audition par la Commission ne saurait mettre fin à un accord conclu avec un tiers. L'accord du 16 janvier 1975 doit donc être considéré comme existant toujours au moment de la décision prise par la Commission.

23. Quant au point de savoir si l'accord litigieux visait ou non le tabac de coupe fine, il suffit de constater que l'accord est objectivement ambigu et sujet à des interprétations contradictoires. S'il est vrai que cette ambiguïté est, en premier lieu, imputable à Segers, qui a lui-même proposé le texte en question, il n'en reste pas moins que BAT, pour sa part, a tiré parti de cette ambiguïté en vue d'atteindre son objectif, qui a été d'interdire la vente, par Segers, du seul type de tabac qu'il fabriquait effectivement.

24. BAT n'est donc pas fondée à reprocher à la Commission d'avoir attribué à l'accord la portée qu'elle-même lui attribuait par son comportement.

25. Ce moyen doit donc être rejeté.

Quant aux moyens tirés de la qualification erronée de l'accord litigieux par la Commission 26. La requérante considère que l'appréciation juridique, par la Commission, de l'accord du 16 janvier 1975 est inexacte et incompatible avec l'état actuel du droit communautaire. Il s'agit, selon elle, d'un " accord de délimitation " entre marques, accompagné d'une clause dite de " non-contestation ", destinée à consolider la marque Dorcet, même après l'échéance du délai légal de protection. La requérante estime que la question de la licéité de telles conventions est régie par le droit national ; elle explique que des clauses de ce genre sont courantes dans la pratique et considérées comme parfaitement légales selon le droit allemand. Elle conteste, en conséquence, le droit de la Commission de porter une appréciation sur le risque de confusion entre deux marques. Elle critique, plus particulièrement, la prétention de la Commission de fixer, au nom du droit communautaire, un critère d'appréciation différent de celui de la législation nationale lorsqu'elle affirme, au point ii, 3, a, f), des motifs de sa décision, qu'elle ne saurait admettre l'existence d'un risque " sérieux " de confusion entre les deux marques. BAT conteste que l'appréciation de ce risque puisse être soumise à une dualité de critères, au niveau national et au niveau communautaire. Elle expose que, selon les conceptions du droit allemand, un tel risque existerait effectivement, entre les expressions Toltecs et Dorcet, ce qui aurait d'ailleurs été reconnu par Segers lui-même, sinon il n'aurait pas pris l'initiative d'offrir à la requérante la conclusion d'un accord de délimitation.

27. La position de la requérante est appuyée, sur ce point, par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, qui relève la grande importance pratique des " accords de délimitation " dans le domaine du droit de marques. Selon le Gouvernement allemand, de tels accords, compte tenu de la multiplicité des marques existantes, jouent un rôle important dans la prévention de conflits judiciaires en permettant aux parties intéressées de délimiter à l'amiable les sphères réciproques de leurs droits. La délimitation en fonction des marchandises en cause serait la base de presque toutes les conventions de ce genre. Il en serait de même des clauses dites de " non-contestation " ou de " priorité " qui, elles aussi, feraient partie du contenu typique de telles conventions.

28. Le Gouvernement allemand souligne que la question de la validité de tels accords relève du droit national ; dans le cas particulier, il considère que, selon les critères d'appréciation appliqués en Allemagne, on ne saurait exclure la possibilité d'une confusion entre les deux marques. La Commission elle-même aurait, lors de l'audition, admis que, du point de vue phonétique, un tel risque devait effectivement être reconnu. Le Gouvernement allemand conteste que la Commission puisse substituer sa propre appréciation à celle des parties à un tel accord.

29. Le Gouvernement allemand considère donc qu'en principe, les " accords de délimitation " ne constituent pas une restriction de la concurrence au sens de l'article 85. Il admet toutefois qu'un tel accord, s'il ne servait pas véritablement à la solution d'un conflit entre marques, mais avait pour but et pour objet une restriction à la concurrence, pourrait constituer une infraction à l'article 85 ; à cet égard, il mentionne, en particulier, l'utilisation de tels accords en vue d'opérer des partages de marché.

30. La Commission expose ce qui suit pour la défense de sa décision. Elle admet que l'appréciation du risque de confusion entre marques relève du droit national, mais elle estime aussi que la portée du droit d'exclusivité résultant de la marque est restreinte par l'incidence des règles du droit communautaire. Ces restrictions découlent, selon la Commission, tant des règles de concurrence que de l'article 36 du traité qui n'admet des restrictions d'importation que dans la mesure ou elles sont " justifiées " par la protection de la propriété industrielle et commerciale ; ce serait cette double limitation que la Commission aurait exprimée par l'exigence d'un risque " sérieux " de confusion afin d'éviter qu'une interprétation extensive de la notion du risque de confusion, soit par les juridictions nationales, soit dans le cadre d'accords de délimitation entre détenteurs de marques, entraîne des limitations à la libre circulation des marchandises qui ne seraient pas justifiées par l'objet spécifique de la marque. Pour la Commission, une comparaison de l'image visuelle des deux marques, reproduite dans la motivation de la décision litigieuse, éliminerait tout risque de confusion.

31. La Commission ne conteste pas l'utilité et le caractère licite des " accords de délimitation ", mais elle relève le danger de tels accords du point de vue du droit de la concurrence, spécialement dans le cas d'accords purement fictifs, caractérisés par le fait que le détenteur d'une marque plus ancienne soulève, à l'égard d'une marque nouvelle, une opposition manifestement non fondée en vue d'amener un déposant, mal conseillé et souvent plus faible du point de vue économique, a régler par un accord de délimitation ce conflit artificiellement provoqué. La Commission rappelle que cette conception a trouvé expression au point iv, 2 a), de sa décision, ou elle utilise l'expression : accords " dits " de délimitation.

32. Dans ce contexte, la Commission attache une importance particulière à la clause dite de " non-contestation ", en soulignant toutefois que son appréciation ne porte que sur l'hypothèse où cette clause a été convenue à un moment où le délai de protection d'une " marque de réserve " était déjà expiré. La Commission considère que la libération des registres des inscriptions de marques non utilisées est dans l'intérêt de l'ouverture des marchés et de la concurrence. Elle considère des lors que le fait que Segers ait reconnu l'antériorité d'une marque déjà susceptible d'être radiée, y compris le droit, pour BAT, de faire enregistrer d'autres marques similaires, éventuellement même plus proches de la marque Toltecs, constitue une atteinte particulièrement sensible à la liberté de concurrence.

33. La Cour reconnaît, ainsi qu'il est exposé par la requérante et le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne et admis également par la Commission, la légalité et l'utilité des accords servant à délimiter, dans l'intérêt réciproque des parties, les sphères d'utilisation respectives de leurs marques en vue d'éviter des confusions ou des conflits, dits " accords de délimitation ". Cette constatation n'est cependant pas de nature à faire échapper de tels accords à l'application de l'article 85 du traité s'ils visent également à réaliser des partages de marché ou d'autres restrictions à la concurrence. La Cour rappelle que, déjà dans son arrêt du 13 juillet 1966 (Consten et Grundig, affaires jointes 56 et 58-64, recueil 1966, p. 429), elle a dit que le système communautaire de la concurrence " n'admet pas l'emploi abusif des droits découlant de l'un ou de l'autre droit national des marques, pour mettre en échec l'efficacité du droit communautaire des ententes ".

34. A cet égard, il apparaît de l'analyse de l'accord du 16 janvier 1975 que celui-ci ne comporte que des obligations et des désavantages à charge de Segers, à savoir :

- la limitation de l'usage de la marque Toltecs à la vente d'un type déterminé de tabac, l'identité de celui-ci ne pouvant d'ailleurs pas être déterminée avec certitude, ainsi qu'il a été exposé ci-dessus ;

- la renonciation, par Segers, à faire valoir l'antériorité de sa marque à l'égard de la marque Dorcet, même après l'expiration du délai de protection légale de cinq ans ;

- la renonciation, par Segers, à indiquer dans la publicité le fait que son tabac est approprié ou recommandé pour la confection de cigarettes.

Il y a lieu de remarquer que cette dernière clause n'a pas même l'apparence d'un rapport avec la question de l'utilisation de la marque proprement dite.

35. En contrepartie, BAT assume une seule obligation qui, à l'examen, s'avère purement fictive : elle consent à lever son opposition contre la protection de la marque Toltecs sur le marché allemand. Sans qu'il soit nécessaire de trancher la question de savoir selon quels critères le risque de confusion entre les deux marques doit être apprécie, il suffit de constater que, s'agissant, d'une part, dans le chef de Segers, d'une marque légalement acquise et exploitée dans un Etat membre et, d'autre part, dans le chef de BAT, d'une marque de réserve non exploitée et susceptible d'être radiée à la demande de tout tiers, l'opposition soulevée par BAT dans le cadre de ses efforts de contrôler la distribution des produits de Segers constitue un usage abusif des facultés que lui procurait son droit de marque.

36. Le même comportement de BAT est confirmé par les indications, non contestées, contenues dans la décision et les pièces versées au dossier en ce qui concerne la manière dont BAT a appliqué l'accord avec Segers. Même si les difficultés éprouvées par Segers avec ses intermédiaires peuvent être attribuées pour partie à des causes étrangères aux rapports entre lui-même et BAT, il est vrai aussi que BAT est intervenue à plusieurs reprises dans les relations de Segers avec les intermédiaires qu'il avait choisis. Au surplus, il est établi que BAT a exploité à son profit l'ambiguïté intervenue dans la rédaction de l'accord. La lettre adressée par BAT à Segers, le 14 janvier 1980, ne laisse pas de doute sur l'objectif réel de BAT : il ne s'agissait nullement pour elle de protéger l'intérêt inhérent à sa marque de réserve, dépourvue de toute réalité économique, mais d'empêcher la commercialisation, sur le marché allemand, du produit de Segers.

37. Il apparaît ainsi que l'accord du 16 janvier 1975, à la faveur d'un conflit provoqué sur le plan du droit des marques, a permis à BAT d'intervenir dans les rapports de concurrence. S'agissant d'importations des Pays-Bas vers l'Allemagne, il n'y a pas de doute que le commerce intracommunautaire a été affecte. Les faits relatés par la Commission dans sa décision montrent également que cet accord n'a pas servi d'autre but que de permettre à BAT de contrôler et, en fin de compte, d'empêcher la commercialisation, sur le marché allemand, du tabac produit par Segers.

38. Il en résulte que les moyens tirés par la requérante de la méconnaissance, par la Commission, de la qualification de l'accord litigieux doivent être écartés.

Quant au moyen tiré de la non-application de l'article 85, paragraphe 3

39. Au point iii de sa décision, la Commission expose les raisons pour lesquelles elle n'a pas pris en considération la possibilité d'exempter l'accord litigieux de l'application de l'article 85. Elle constate que l'accord n'a pas été notifié, qu'il ne tombe pas sous la dérogation de l'article 4, paragraphe 2, point 2, sous b), du règlement n° 17 et qu'il ne contribue d'aucune manière à améliorer la production ou la distribution des produits en cause.

40. La requérante fait valoir à cet égard que la Commission n'aurait pas suffisamment motivé son refus d'appliquer l'article 85, paragraphe 3, du traité. L'accord, en tant qu'il se borne à apporter des limitations à l'exercice d'un droit de marque, aurait été exempté de notification en vertu de la disposition citée du règlement n° 17. Au surplus, l'accord aurait contribue à l'amélioration de la distribution de tabac sur le marché allemand, alors que sans celui-ci, Segers se serait trouve dans l'impossibilité de commercialiser sa marchandise sous la désignation Toltecs.

41. Cette argumentation se trouve en opposition ouverte à la fois avec le contenu de l'accord du 16 janvier 1975, tel qu'il a été analysé ci-dessus, et avec le comportement manifeste par BAT, qui a eu pour seul but d'empêcher la commercialisation du tabac de Segers sur le marché allemand. L'accord en question ne remplissait donc pas, de toute évidence, les conditions posées par l'article 85, paragraphe 3. 42. Ce moyen doit, en conséquence, être également rejeté.

Quant à l'amende 43. Aux termes de l'article 3 de la décision, une amende de 50 000 écus est infligée à BAT en raison de l'insertion, dans l'accord litigieux, de la clause dite de " non-contestation ". L'application de cette amende est motivée dans les termes suivants, au point iv, 1 b), alinéas 2 et 3, du préambule de la décision : En effet, après l'introduction, en Allemagne, de l'obligation d'exploitation par la loi du 4 décembre 1967, la BAT savait pertinemment que toute convention visant à interdire à Segers de faire valoir les droits acquis par lui, même en cas de non-exploitation de la marque Dorcet pendant plus de cinq ans, était contraire à l'esprit et au but de l'obligation légale d'exploitation, qui a pour objet d'éliminer du registre des marques celles qui ne sont pas exploitées et de faciliter l'accès de nouveaux déposants.

Dans ces conditions, il est particulièrement grave que la marque Dorcet ait été enregistrée le 15 janvier 1970 et que la BAT ait signé l'accord le 16 janvier 1976, c'est-à-dire un jour après l'expiration de ce délai de déchéance de cinq ans prévu par le droit allemand des marques. La BAT n'ignorait donc pas qu'elle s'assurait par convention une position juridique déjà indéfendable en droit.

44. A l'alinéa 6 du même point, la Commission indique les raisons pour lesquelles elle a renoncé à infliger une amende à Segers, bien que cette entreprise ait participé à l'accord reconnu incompatible avec l'article 85. Cette différence de traitement est justifiée par les termes suivants : En revanche, la Commission renonce à infliger une amende à Segers, bien que cette entreprise ait commis elle aussi une infraction à l'article 85, paragraphe 1. Segers est une petite entreprise néerlandaise qui, lorsque son conflit avec la BAT a commencé, ne connaissait suffisamment ni le droit allemand ni le droit communautaire. Le manque d'expérience de Segers dans le domaine juridique ressort également du déroulement de son conflit avec la BAT, puisque Segers a laissé jouer contre lui un accord dont la formulation comportait des contradictions manifestes.

45. La requérante se plaint à cet égard essentiellement de l'inégalité du traitement réservé, par la Commission, aux parties à un même accord. Elle considère que l'accord a été conclu de la même manière par les deux parties qui doivent donc en assumer la responsabilité au même titre. Elle expose, au surplus, que le fait que l'accord litigieux ait été conclu un jour après l'échéance du délai de protection légale de la marque de réserve Dorcet, ce que la Commission considère comme une circonstance aggravante, aurait été purement fortuit et du au retard de Segers dans la correspondance relative à la conclusion de l'accord. Enfin, BAT conteste toute culpabilité dans son chef, étant donné qu'au moment ou l'accord litigieux a été conclu, il n'y aurait pas eu d'indications faisant apparaître que celui-ci serait contraire soit aux règles du droit allemand, soit aux règles du droit communautaire.

46. Sans qu'il soit nécessaire d'examiner la gravité des infractions commises par les deux entreprises et la question du degré respectif de leurs responsabilités, il suffit de constater que l'amende n'a pas été infligée en raison des obligations faites à Segers de ne pas vendre ses produits ou de les vendre par l'intermédiaire d'importateurs agrées par BAT (article 1er, sous 1, de la décision), mais en raison des obligations de Segers en ce qui concerne l'utilisation de la marque dont il était titulaire (article 1er, sous 2, de la décision). Ces dernières obligations ne sauraient toutefois avoir de pertinence dans le cadre du droit communautaire de concurrence qu'en combinaison avec celles relatives à la commercialisation des produits de Segers.

47. Pour cette raison, les articles 3 et 4 de la décision portant fixation d'une amende a charge de BAT doivent être annules.

Sur les dépens 48. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Toutefois, selon le paragraphe 3, alinéa 1, du même article, la Cour peut compenser les dépens en totalité ou en partie si les parties succombent respectivement sur un ou plusieurs chefs. La décision ayant donne lieu a une annulation partielle, il convient de partager les dépens en ce sens que chacune des parties, principales et intervenantes, supportera les frais par elle exposés.

Par ces motifs, LA COUR déclare et arrête : 1) les articles 3 et 4 de la décision 82-897 de la Commission, du 16 décembre 1982, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité (IV/C-30.128 Toltecs-Dorcet) sont annulés.

2) le recours est rejeté pour le surplus.

3) chacune des parties supportera ses propres dépens.