CJCE, 9 février 1982, n° 270-80
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Polydor Limited, RSO Records Inc.
Défendeur :
Harlequin Records Shops Limited, Simons Records Limited
LA COUR,
1. Par ordonnance du 15 mai 1980, parvenue à la Cour le 8 décembre suivant, la Court of appeal d'Angleterre et du Pays de Galles a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, quatre questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 14, paragraphe 2, et 23 de l'accord entre la Communauté économique européenne et la République portugaise, signé à Bruxelles le 22 juillet 1972, conclu et approuvé, au nom de la Communauté, par le règlement n° 2844-72 du Conseil, du 19 décembre 1972 (JO L 301, p. 165).
2. Le litige au principal concerne une action en violation du droit d'auteur dirigée contre deux entreprises britanniques, Harlequin et Simons, spécialisées dans l'importation et la vente de disques phonographiques, qui auraient importé, en provenance du Portugal, et mis en vente au Royaume-Uni, des disques de musique populaire du groupe " The Bee Gee's ", sans avoir obtenu l'autorisation du titulaire des droits d'auteur ou de son licencié exclusif au Royaume-Uni.
3. Le titulaire des droits d'auteur sur les enregistrements en question, RSO, a octroyé à une société affiliée, Polydor, une licence exclusive pour fabriquer et pour distribuer sur le territoire britannique des disques et des cassettes reproduisant ces enregistrements. Des disques et des cassettes reproduisant les mêmes enregistrements ont été fabriqués et mis en vente au Portugal par deux sociétés de droit portugais qui étaient les licenciés de RSO au Portugal. Simons a acheté des disques comportant ces enregistrements au Portugal pour les importer en Grande-Bretagne en vue de leur vente ; Harlequin lui a acheté une partie de ces disques pour les vendre au détail.
4. La Court of appeal a constaté que, d'après le droit anglais, Harlequin et Simons avaient ainsi violé l'article 16, paragraphe 2, du copyright act, 1956 (loi sur le droit d'auteur). Cette disposition prévoit qu'un droit d'auteur est violé par celui qui, sans avoir obtenu l'autorisation du titulaire du droit d'auteur, importé au Royaume-Uni un article en sachant que la fabrication de cet article constitue une violation de ce droit d'auteur ou aurait constitué une telle violation si l'article avait été fabriqué dans le pays ou il a été importé.
5. Harlequin et Simons ont cependant soutenu que le titulaire d'un droit d'auteur ne saurait invoquer ce droit contre l'importation d'un produit dans un Etat membre de la communauté, si ce produit a été licitement mis en circulation au Portugal par lui ou avec son consentement. A cet effet, ces sociétés se sont appuyées sur les articles 14, paragraphe 2, et 23 de l'accord entre la CEE et le Portugal de 1972 (ci-après : l'accord), qui seraient fondés sur les mêmes principes que les articles 30 et 36 du traité CEE et devraient, par conséquent, être interprétés de façon similaire.
6. C'est en vue d'être en mesure d'apprécier ce moyen de défense que la Court of appeal a posé les questions préjudicielles suivantes :
" 1) l'exercice, par une compagnie A, de ses droits d'auteur au Royaume-Uni contre un disque pour gramophone légalement réalisé et vendu en République portugaise par des licenciés au titre des droits d'auteur portugais équivalents, constitue-t-il une mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation au sens de l'article 14, paragraphe 2, de l'accord daté du 22 juillet 1972 entre la Communauté économique européenne et la République portugaise ?
2) si la réponse à la première question est affirmative
a) cet exercice par la compagnie a est-il justifié au sens de l'article 23 de l'accord du 22 juillet 1972 pour des raisons de protection des droits d'auteur au Royaume-Uni ?
b) cet exercice par la compagnie a constitue-t-il un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée au commerce entre la République portugaise et la Communauté économique européenne ?
3) l'article 14, paragraphe 2, dudit accord du 22 juillet 1972 confère-t-il directement des droits aux individus à l'intérieur de la Communauté économique européenne, eu égard notamment au règlement du Conseil de la Communauté européenne du 19 décembre 1972 donnant effet audit accord ?
4) un importateur à l'intérieur du Royaume-Uni des disques pour gramophone visés à la question 1 peut-il invoquer l'article 14, paragraphe 2, dudit accord du 22 juillet 1972 comme moyen de défense, lorsqu'il est poursuivi par la compagnie a pour atteinte à ses droits d'auteur au Royaume-Uni ? "
7. Selon une jurisprudence constante de la Cour, l'exercice de son droit par le titulaire d'un droit de propriété industrielle et commerciale - comprenant l'exploitation commerciale d'un droit d'auteur - en vue d'empêcher l'importation dans un Etat membre d'un produit en provenance d'un autre Etat membre, ou ce produit a été licitement mis en circulation par ce titulaire ou avec son consentement, constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, au sens de l'article 30 du traité, non justifiée par la protection de la propriété industrielle et commerciale au sens ou l'entend l'article 36 du traité.
8. Les deux premières questions, qu'il convient d'examiner ensemble, visent en substance a savoir si la même interprétation doit être donnée aux articles 14, paragraphe 2, et 23 de l'accord. Pour y répondre, il y a lieu d'analyser ces dispositions à la lumière tant de l'objet et du but de l'accord que de son contexte.
9. L'accord a pour effet, en vertu de l'article 228 du traité, d'engager au même titre la communauté et ses Etats membres. Les dispositions pertinentes de l'accord sont libellées comme suit :
Article 14.2. Les restrictions quantitatives à l'importation sont supprimées le 1 janvier 1973 et les mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation, le 1 janvier 1975 au plus tard.
Article 23. L'accord ne fait pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation... Justifiées par des raisons de... Protection de la propriété industrielle et commerciale... Toutefois, ces interdictions ou restrictions ne doivent pas constituer un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce entre les parties contractantes.
10. D'après son préambule, l'accord à pour objet de consolider et d'étendre les relations économiques existant entre la Communauté et le Portugal et d'assurer, dans le respect des conditions équitables de concurrence, le développement harmonieux de leur commerce dans le but de contribuer à l'œuvre de la construction européenne. A cet effet, les parties contractantes ont décidé d'éliminer progressivement les obstacles pour l'essentiel de leurs échanges, en conformité avec les dispositions de l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) relatives à l'établissement de zones de libre-échange.
11. Au sens de l'article XXIV, paragraphe 8, de cet accord général, il y a lieu d'entendre par zone de libre-échange " un groupe de deux ou plusieurs territoires douaniers entre lesquels les droits de douane et les autres réglementations commerciales restrictives... Sont éliminés pour l'essentiel des échanges commerciaux portant sur les produits originaires des territoires constitutifs de la zone de libre-échange ".
12. En vue de l'objectif rappelé ci-dessus, l'accord vise à une libéralisation des échanges de marchandises entre la communauté et le Portugal. D'après son article 2, l'accord s'applique, sous réserve des régimes particuliers prévus pour certains produits, aux produits originaires de la Communauté et du Portugal et relevant des chapitres 25 à 99 de la nomenclature de Bruxelles.
13. Dans ce cadre, les articles 3 à 7 de l'accord prévoient la suppression des droits de douane et des taxes d'effet équivalent dans les échanges entre la communauté et le Portugal. Le même principe est appliqué aux restrictions quantitatives et aux mesures d'effet équivalent par l'article 14. Ces dispositions sont complétées à l'article 21 par l'interdiction de mesures et pratiques fiscales de nature discriminatoire et à l'article 22 par la suppression de toutes restrictions aux paiements afférents aux échanges de marchandises. En outre, l'accord comporte dans ses articles 26 et 28 certaines règles relatives à la concurrence, aux aides publiques et aux pratiques de dumping. En vertu de l'article 32, il est institué un comité mixte qui est chargé de la gestion de l'accord et qui veille à sa bonne exécution.
14. Les dispositions de l'accord relatives à la suppression des restrictions aux échanges entre la Communauté et le Portugal sont conçues à plusieurs égards de façon comparable à celles du traité CEE relatives à l'abolition des restrictions au commerce intracommunautaire. Les sociétés Harlequin et Simons ont relevé en particulier la similitude des termes des articles 14, paragraphe 2, et 23 de l'accord, d'une part, et des articles 30 et 36 du traité CEE, d'autre part.
15. Toutefois, cette similitude des termes n'est pas une raison suffisante pour transposer au système de l'accord la jurisprudence ci-dessus rappelée qui détermine, dans le cadre de la Communauté, le rapport entre la protection des droits de propriété industrielle et commerciale et les règles relatives à la libre circulation des marchandises.
16. La portée de cette jurisprudence doit en effet être appréciée dans la perspective des objectifs et des actions de la Communauté tels qu'ils sont définis par les articles 2 et 3 du traité CEE. Ainsi que la Cour a eu l'occasion de le souligner dans des contextes divers, le traité visé, par l'établissement d'un Marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des Etats membres, à la fusion des marchés nationaux dans un marché unique ayant les caractéristiques d'un marché intérieur.
17. C'est compte tenu de ces objectifs que la Cour a, notamment dans son arrêt du 22 juin 1976 (Terrapin, 119-75, recueil p. 1039), interprété les articles 30 et 36 du traité en ce sens que la protection territoriale résultant des lois nationales en matière de propriété industrielle et commerciale ne saurait avoir pour effet de consacrer l'isolement des marchés nationaux et d'aboutir à un cloisonnement artificiel des marchés et que, partant, le titulaire d'un droit de propriété industrielle ou commerciale protégé par la législation d'un Etat membre ne saurait invoquer cette législation pour s'opposer à l'importation d'un produit qui a été écoulé licitement sur le marché d'un autre Etat membre par le titulaire lui-même ou avec son consentement.
18. Les considérations qui ont conduit à cette interprétation des articles 30 et 36 du traité ne se retrouvent pas dans le cadre des relations entre la Communauté et le Portugal telles qu'elles ont été définies par l'accord. L'examen de l'accord permet en effet de constater que ses dispositions,bien qu'établissant la suppression inconditionnelle de certaines restrictions aux échanges entre la Communauté et le Portugal, telles les restrictions quantitatives et les mesures d'effet équivalent, n'ont pas la même finalité que le traité CEE, en ce que celui-ci vise, ainsi qu'il vient d'être dit, à la formation d'un marché unique réalisant des conditions aussi proches que possible de celles d'un marché intérieur.
19. Il en découle que, dans le cadre de l'accord, des restrictions aux échanges de marchandises peuvent être considérées comme justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale dans une situation ou leur justification ne saurait être admise à l'intérieur de la Communauté.
20. En l'espèce, une telle distinction s'impose d'autant plus que les instruments dont dispose la Communauté pour parvenir, à l'intérieur du Marché commun, à l'application uniforme du droit communautaire et à l'abolition progressive des disparités législatives, ne trouvent pas d'équivalent dans le cadre des relations entre la communauté et le Portugal.
21. Il résulte de ce qui précède qu'une interdiction d'importation dans la Communauté d'un produit originaire du Portugal, basée sur la protection du droit d'auteur, est justifiée dans le cadre du régime de libre-échange institué par l'accord, en vertu de la première phrase de son article 23.Les constatations faites par la juridiction nationale ne révèlent aucun élément qui permettrait de qualifier l'exercice du droit d'auteur, dans un cas comme celui de l'espèce, de moyen de discrimination arbitraire ou de restriction déguisée du commerce au sens de la deuxième phrase du même article.
22. Pour toutes ces raisons, il y a lieu de répondre aux deux premières questions que l'exercice des droits d'auteur protéges par la législation d'un Etat membre, par le titulaire ou ses ayants droit, contre l'importation et la commercialisation de disques phonographiques licitement fabriqués et mis en circulation en République portugaise par des licenciés du titulaire, est justifié par des raisons tenant à la protection de la propriété industrielle et commerciale au sens de l'article 23 de l'accord et ne constitue donc pas une restriction aux échanges entre la Communauté et le Portugal interdite par l'article 14, paragraphe 2, de l'accord. Un tel exercice ne constitue pas un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre la Communauté et le Portugal.
23. Eu égard aux réponses données aux deux premières questions, il n'y a pas lieu de répondre aux troisième et quatrième questions.
Sur les dépens
24. Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume-Uni, par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, par le Gouvernement du Royaume de Danemark, par le Gouvernement de la République française, par le Gouvernement du Royaume des Pays-Bas, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la demande à elle soumise par la Court of appeal, par ordonnance du 15 mai 1980, dit pour droit :
L'exercice des droits d'auteur protégés par la législation d'un Etat membre, par le titulaire ou ses ayants droit, contre l'importation et la commercialisation de disques phonographiques licitement fabriqués et mis en circulation en République portugaise par des licenciés du titulaire, est justifié par des raisons tenant à la protection de la propriété industrielle et commerciale au sens de l'article 23 de l'accord entre la Communauté économique européenne et la République portugaise du 22 juillet 1972 (JO L 301, p. 165) et ne constitue donc pas une restriction aux échanges interdite par l'article 14, paragraphe 2, du même accord. Un tel exercice ne constitue pas un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre la Communauté et le Portugal au sens du même article 23.