CJCE, 6 octobre 1982, n° 262-81
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Coditel (SA), Compagnie Générale pour la Diffusion de la Télévision, Coditel Brabant (SA), Coditel Liège (SA), Compagnie Liégeoise pour la Diffusion de la Télévision, Intermixt, Union Professionnelle de Radio et de Télédistribution, Inter-Régies
Défendeur :
Ciné-Vog Films (SA), Chambre syndicale Belge de la Cinématographie, Les Films La Boétie (SA), Serge Pinon, Syndic au règlement judiciaire de la SA Les Films La Boétie, Chambre Syndicale des Producteurs et Exportateurs de Films Français
LA COUR,
1. Par arrêt du 3 septembre 1981, parvenu à la Cour le 30 septembre suivant, la Cour de cassation de Belgique a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question relative à l'interprétation de l'article 85 au regard de l'article 36 dudit traité.
2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige entre trois sociétés belges de télédistribution, collectivement dénommées ci-après les sociétés Coditel, demanderesses en cassation, et une société belge de distribution de films cinématographiques, la SA Ciné-Vog films, une société française de production de films, La Boétie, et d'autres représentants de l'industrie cinématographique, défenderesses en cassation.
3. L'action qui est à l'origine de ce litige visait à la réparation du préjudice allégué par Ciné-Vog en raison de la retransmission en Belgique d'une émission de la télévision allemande consacrée à la projection du film " Le Boucher ", dont Ciné-Vog avait obtenu de la Boétie l'exclusivité de distribution en Belgique.
4. Il ressort du dossier que les sociétés Coditel assurent, avec l'autorisation de l'administration belge, un service de télédistribution qui couvre une partie du territoire belge. Les postes récepteurs de télévision des abonnés à ce service sont reliés par câble à une antenne centrale présentant des caractéristiques techniques spéciales, qui permettent de capter les émissions belges et certaines émissions étrangères que l'abonné ne pourrait pas capter dans tous les cas sur une antenne individuelle, et qui améliorent en outre la qualité des images et du son reçus par l'abonné.
5. Le Tribunal de première instance de Bruxelles, saisi en premier lieu de la demande, a condamné les sociétés Coditel à payer des dommages-intérêts à Ciné-Vog. Les sociétés Coditel ont interjeté appel de ce jugement et la cour d'appel, après avoir déclaré que l'article 85 n'était pas d'application dans ce litige, a déféré à la Cour de justice deux questions qui, en substance, soulevaient le problème de savoir si les articles 59 et 60 du traité s'opposent à une cession, limitée au territoire d'un Etat membre, d'un droit d'auteur sur un film, étant donné qu'une série des cessions pareilles pourrait avoir comme résultat de cloisonner le Marché commun du point de vue de l'exercice des activités économiques en matière cinématographique.
6. Par arrêt en date du 18 mars 1980 (recueil p. 881), la Cour a dit pour droit que :
' Les dispositions du traité relatives à la libre prestation de services ne s'opposent pas à ce qu'un cessionnaire des droits de représentation d'un film cinématographique dans un Etat membre invoque son droit pour faire interdire la représentation de ce film dans cet état, sans son autorisation, par voie de télédistribution, si le film ainsi représenté est capté et transmis après avoir été diffusé dans un autre Etat membre par un tiers, avec le consentement du titulaire originaire du droit.'
7. Mais, dans les délais légaux de pourvoi en cassation, les sociétés Coditel avaient déféré à la Cour de cassation l'arrêt de la cour d'appel, en faisant valoir, entre autres moyens, que cette juridiction aurait décidé à tort que l'article 85 du traité n'était pas applicable au cas d'espèce. Elles ont soutenu, d'une part, que l'article 36 ne saurait limiter le champ d'application de l'article 85 et, d'autre part, que si le droit d'auteur en tant que statut légal échappe aux éléments contractuels ou de concertation envisagés par l'article 85, son exercice pourrait être l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente et qu'un contrat comportant une licence exclusive ou une cession d'un droit d'auteur peut constituer une telle entente au sens de l'article 85, non seulement en raison des droits et obligations découlant des clauses de l'accord, mais encore du contexte économique et juridique au sein duquel celui-ci se situe et notamment de l'existence éventuelle d'accords similaires passés entre les mêmes parties ou même entre des tiers et de l'effet cumulatif de tels accords parallèles.
8. La Cour de cassation a estimé que ce moyen soulève une question d'interprétation du droit communautaire et a déféré à la Cour la question suivante :
"Lorsqu'une société propriétaire des droits d'exploitation d'un film cinématographique accorde par contrat à une société d'un autre Etat membre un droit exclusif de représentation de ce film dans cet état, pendant un délai déterminé, ce contrat est-il susceptible, en raison des droits et obligations qu'il contient et du contexte économique et juridique dans lequel il se situe, de constituer une entente interdite entre entreprises par application de l'article 85, paragraphes 1 et 2, du traité ou ces dispositions sont-elles inapplicables, soit parce que le droit de représentation du film ferait partie de l'objet spécifique du droit d'auteur et que, des lors, l'article 36 du traité ferait obstacle à l'application de l'article 85, soit parce que le droit que fait valoir le cessionnaire du droit de représentation résulte d'un statut légal lui conférant une protection erga omnes, qui échappe aux éléments contractuels et de concertation visés par ledit article 85 ?"
9. La question posée vise essentiellement à situer, par rapport aux interdictions que comporte l'article 85 du traité, un contrat par lequel le titulaire du droit d'auteur sur un film concédé un droit de représentation exclusif de cette œuvre, sur le territoire d'un Etat membre et pour un délai déterminé. Il est notamment demande si une telle concession serait éventuellement susceptible d'échapper au champ d'application de l'article 85 en raison de la spécificité reconnue à ce droit par l'article 36 du traité ou par le statut légal national qui protège ce droit.
10. Il y a lieu de remarquer à titre préliminaire que l'article 36 du traité autorise les interdictions ou restrictions relatives aux échanges de marchandises entre Etats membres, si elles sont justifiées notamment par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, expression incluant la protection de la propriété littéraire et artistique dont le droit d'auteur, alors que le litige principal concerne la question des interdictions ou restrictions à là libre circulation des services.
11. A cet égard, comme l'a considéré la Cour dans son arrêt du 18 mars 1980 (affaire 62-79, Coditel, recueil p. 881), les problèmes que comporte le respect du droit du producteur d'un film cinématographique par rapport aux exigences du traité ne sont pas les mêmes que ceux qui concernent le droit d'auteur d'œuvres littéraires et artistiques dont la mise à la disposition du public se confond avec la circulation du support matériel de l'œuvre, comme c'est le cas du livre ou du disque, alors que le film appartient à la catégorie des œuvres littéraires et artistiques mises à la disposition du public par la voie de représentations qui peuvent se répéter à l'infini et dont la commercialisation relève de la circulation des services, quel que soit son mode de diffusion publique, cinéma ou télévision.
12. La Cour a en outre constaté, dans cet arrêt, que la faculté, pour le titulaire du droit d'auteur sur un film et ses ayants droit, d'exiger des redevances pour toute représentation de cet ouvrage fait partie de la fonction essentielle du droit d'auteur.
13. La distinction sous-jacente à l'article 36, entre l'existence d'un droit reconnu par là législation d'un Etat membre en matière de protection de la propriété artistique et intellectuelle qui ne peut être affecté par les dispositions du traité, et son exercice qui pourrait constituer une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres, vaut également lorsque ce droit s'exerce dans le cadre de la circulation des services.
14. Pas plus qu'il ne saurait être exclu que certaines modalités de cet exercice se révèlent incompatibles avec les dispositions des articles 59 et 60, pas plus il ne saurait être exclu que des modalités d'exercice puissent se révéler incompatibles avec les dispositions de l'article 85, dès lors que celles-ci constitueraient le moyen d'une entente susceptible d'avoir pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun.
15. La seule circonstance que le titulaire du droit d'auteur sur un film ait concédé à un licencié unique le droit exclusif de représenter ce film sur le territoire d'un Etat membre, et donc d'en interdire la diffusion par d'autres, pendant une période déterminée ne suffit toutefois pas pour constater qu'un tel contrat doit être considéré comme l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente interdite par le traité.
16. En effet, les traits qui caractérisent l'industrie et les marchés cinématographiques dans la Communauté, notamment ceux relatifs au doublage ou au sous-titrage pour des publics aux expressions culturelles différentes, aux possibilités d'émission télévisée, et au système de financement de la production cinématographique en Europe, font apparaître qu'une licence de représentation exclusive n'est pas, en soi, de nature à empêcher, restreindre ou fausser la concurrence.
17. Si le droit d'auteur sur un film et le droit de représentation d'un film qui découle du droit d'auteur ne tombent pas ainsi par nature sous les interdictions de l'article 85, leur exercice peut cependant, dans un contexte économique ou juridique dont l'effet serait de restreindre d'une manière sensible la distribution de films ou de fausser la concurrence sur le marché cinématographique, eu égard aux particularités de celui-ci, relever desdites interdictions.
18. Ni la question posée ni les éléments du dossier ne fournissant d'indications à cet égard, il appartient à la juridiction nationale de procéder, éventuellement, aux vérifications nécessaires.
19. Des lors, il doit être précisé qu'il appartient aux juridictions nationales de procéder, éventuellement, à ces vérifications, et en particulier de relever si l'exercice du droit exclusif de représentation d'un film cinématographique ne crée pas de barrières artificielles et injustifiées au regard des nécessités de l'industrie cinématographique, ou la possibilité de redevances dépassant une juste rémunération des investissements réalisés, ou une exclusivité d'une durée excessive par rapport à ces exigences, et si, d'une manière générale, cet exercice dans une aire géographique déterminée n'est pas de nature à empêcher, à restreindre, ou à fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun.
20. En conséquence, il doit être répondu à la question posée qu'un contrat concédant un droit exclusif de représentation d'un film pour une période déterminée sur le territoire d'un Etat membre, par le titulaire du droit d'auteur sur cette œuvre, ne relève pas, en soi, des interdictions prévues par l'article 85 du traité, maisqu'il appartient, le cas échéant, à la juridiction nationale de vérifier si, dans un cas d'espèce, les modalités d'exercice du droit exclusif concède par ce contrat se placent dans un contexte économique ou juridique dont l'objet ou l'effet serait d'empêcher ou de restreindre la distribution de films ou de fausser la concurrence sur le marché cinématographique, eu égard aux particularités de celui-ci.
Sur les dépens
21. Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume-Uni, par le Gouvernement de la République française, par le Gouvernement du Royaume des Pays-Bas et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement. La procédure revêtant à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question a elle soumise par la Cour de cassation de Belgique par arrêt du 3 septembre 1981, dit pour droit :
Un contrat concédant un droit exclusif de représentation d'un film pour une période déterminée, sur le territoire d'un Etat membre, par le titulaire du droit d'auteur sur cette œuvre, ne relève pas, en soi, des interdictions prévues par l'article 85 du traité, mais il appartient, le cas échéant, à la juridiction nationale de vérifier si, dans un cas d'espèce, les modalités d'exercice du droit exclusif concède par ce contrat, se placent dans un contexte économique ou juridique dont l'objet ou l'effet serait d'empêcher ou de restreindre la distribution de films ou de fausser la concurrence sur le marché cinématographique, eu égard aux particularités de celui-ci.