Livv
Décisions

CJCE, 11 novembre 1987, n° 259-85

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

République française

Défendeur :

Commission des Communautés européennes, République fédérale d'Allemagne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents de chambre :

MM. Due, De Président, Moitinho De Almeida

Avocat général :

M. Mancini.

Juges :

MM. Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot, O'Higgins

CJCE n° 259-85

11 novembre 1987

LA COUR,

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 20 août 1985, la République française a introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 1, du traité CEE, un recours visant à l'annulation de la décision 85-380 de la Commission, du 5 juin 1985, déclarent incompatible avec le Marché commun, en vertu de l'article 92 du traité, un projet d'aides au secteur textile/habillement en France, financé au moyen de taxes parafiscales (JO L 217, p. 20).

2. Il ressort du dossier que, le 22 mai 1984, le Gouvernement français a adopté les décrets n° 84-388, relatif au comité de développement et de promotion du textile et de l'habillement, 84-389, relatif à la taxe parafiscale des industries textiles, et 84-390, relatif à la taxe parafiscale des industries de l'habillement et de la maille (JORF 1984, p. 1650-1652). Ces décrets prescrivent que le produit des taxes parafiscales qui sont prélevées sur les livraisons des produits textiles, sauf ceux originaires des autres Etats membres ou mis en libre pratique dans l'un de ceux-ci, est transféré au comité de développement et de promotion du textile et de l'habillement, dénommé Défi. Ce comité a pour mission de promouvoir la recherche, l'innovation et la rénovation structurelle dans ce secteur d'industrie, et de repartir ses ressources entre les aides aux entreprises, les actions collectives de promotion et les centres techniques dans le secteur.

3. Le 5 juillet 1984, le Gouvernement français a notifié à la Commission ces trois décrets, qui constituent une modification d'un régime d'aides institué en 1982 et déclaré incompatible avec le Marché Commun par la décision 83-486 de la Commission, du 20 juillet 1983 (JO L 268, p. 48). Cette modification faisait suite à la lettre du 15 décembre 1983 dans laquelle le Gouvernement français, en réponse à cette décision, avait annoncé l'étude de nouvelles modalités d'intervention.

4. Le 30 juillet 1984, la Commission, considérant que le Gouvernement français avait rétabli le régime d'aides précédent, après n'y avoir apporté que des changements mineurs, a engagé la procédure de l'article 93, paragraphe 2, du traité. Par lettre du 31 août 1984, le Gouvernement français a répondu que, dans l'attente de l'examen des modalités d'intervention individuelles pour compatibilité avec les dérogations mentionnées à l'article 92, paragraphe 3, du traité, aucune aide individuelle n'avait été accordée sous le nouveau régime.

5. Après les réunions des 3 et 30 octobre 1984 et du 19 mars 1985 entre la Commission et les autorités françaises, le Gouvernement français a communiqué à la Commission, le 18 avril 1985, les nouvelles modalités du régime d'aides. Le comité Défi devrait affecter 150 millions de FF à une bonification d'intérêt de 6 points pour les crédits bancaires accordés en 1985 à des investissements en matériel de technologie avancée. Le montant de "l'équivalent subvention net", impute dans le prix de revient au prorata des amortissements des matériels concernés, a été estimé à une valeur médiane de 5,5 %. Les aides seraient destinées à accroître la productivité et la qualité des produits pour permettre au secteur textile/habillement de concurrencer plus particulièrement les importations de pays à bas coût de main-d'œuvre.

6. Le 5 juin 1985, après une nouvelle réunion bilatérale le 30 mai 1985 et après avoir reçu une lettre du 3 juin suivant du ministre français du Travail, la Commission a adopté la décision litigieuse. Les observations présentées à la Commission par les Gouvernements danois, allemand et britannique et par le Gesamtverband der Textilindustrie in der Bundesrepublik Deutschland (une fédération d'entreprises de l'industrie du textile allemande), sont résumées sous une forme anonyme dans cette décision.

7. A l'appui de son recours, le Gouvernement français fait valoir trois moyens :

- violation des droits de la défense;

- motivation insuffisante;

- application erronée de l'article 92, paragraphe 3, sous c), du traité.

8. Pour un plus ample expose des faits, de la procédure et des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

A - Sur les droits de la défense

9. Dans son premier moyen, le Gouvernement français fait valoir deux griefs. D'une part, la Commission aurait arrêté une décision négative de principe avant la notification des modalités du projet d'aide le 18 avril 1985, et la décision litigieuse aurait été prise en l'absence d'un dialogue préalable approfondi avec le Gouvernement français. D'autre part, ce Gouvernement aurait été empêché de répondre aux objections des trois Etats membres et d'une fédération d'entreprises de l'industrie textile, dont la teneur ne lui a pas été communiquée, mais qui sont cependant utilisées et mentionnées dans la décision.

10. En ce qui concerne le premier de ces griefs, il y a lieu de noter que la présente procédure s'inscrit dans la poursuite d'une série d'échanges de vues entre les parties concernant les aides à l'industrie textile en france. Le point de vue général de la Commission était connu du Gouvernement français depuis la décision du 20 juillet 1983 sur le régime précèdent. Apres la notification du régime, le 5 juillet 1984, et même après la notification, le 18 avril 1985, des modalités d'application de celui-ci, des entretiens ont eu lieu entre les parties dans le cadre de la procédure ouverte par la Commission le 30 juillet 1984.

11. Si, à juste titre, la Commission a apprécié le régime français dans le contexte de sa politique générale en matière d'aides à l'industrie textile dans l'ensemble de la Communauté, la motivation de la décision démontre qu'elle a examiné la situation de cette industrie en France ainsi que les modalités d'application du nouveau régime français. Aucun élément du dossier ne conforte la thèse selon laquelle la Commission a définitivement arrêté sa position dès avant la notification de ces modalités, ni ne fait apparaître que le Gouvernement français n'a pas eu l'occasion de défendre son point de vue à cet égard lors de la procédure administrative. Il s'ensuit que ce grief doit être écarté comme non fondé.

12. En ce qui concerne le second grief, il convient de souligner, ainsi que la Cour l'a déjà fait dans sa jurisprudence constante et notamment dans ses arrêts du 10 juillet 1986 (Royaume de Belgique/Commission, 234-84 et 40-85, Rec. p. 2263 et 2321), que le respect des droits de la défense dans toute procédure ouverte à l'encontre d'une personne et susceptible d'aboutir à un acte faisant grief à celle-ci constitue un principe fondamental de droit communautaire et doit être assuré même en l'absence d'une réglementation spécifique. Dans les arrêts précités, la Cour a reconnu que ce principe exige que l'Etat membre en cause soit mis en mesure de faire connaître utilement son point de vue sur les observations présentées par des tiers intéressés conformément à l'article 93, paragraphe 2, et sur lesquelles la Commission entend fonder sa décision. La Cour a précisé que, dans la mesure ou l'Etat membre n'a pas été mis en mesure de commenter de telles observations, la Commission ne peut pas les retenir dans sa décision contre cet état.

13. Pour qu'une telle violation des droits de la défense entraîne une annulation, il faut cependant que, en l'absence de cette irrégularité, la procédure ait pu aboutir à un résultat différent. A cet égard, il convient de constater que les observations en cause ne contiennent qu'une argumentation succincte. Dans la mesure où des éléments de cette argumentation se retrouvent dans la motivation de la Commission, ils ont été développés et étayés par des statistiques et des indicateurs économiques recueillis par la Commission et connus du Gouvernement français. Dans ces conditions, la circonstance que ce Gouvernement n'ait pas eu la possibilité de commenter lesdites observations n'a pas été de nature à influer sur le résultat de la procédure administrative. Ce grief doit donc également être écarté.

B - Sur la motivation de la décision

14. Le Gouvernement français fait valoir que la motivation de la décision est insuffisante aussi bien en ce qui concerne l'existence des conditions posées par l'article 92, paragraphe 1, du traité, ou la Commission se serait contentée d'une pétition de principe, que pour ce qui est du refus d'appliquer le paragraphe 3, sous c), de cet article.

15. En présence de ces griefs, il convient d'examiner la motivation de la Commission, telle qu'elle ressort de la décision litigieuse.

16. En ce qui concerne l'article 92, paragraphe 1, la Commission constate que l'industrie textile/habillement fait l'objet d'échanges entre Etats membres et que la concurrence y est fort vive. Elle constate en outre que l'industrie française produit environ 20 % de la valeur ajoutée totale du textile et de l'habillement dans la Communauté et qu'elle exporte près de 30 % de sa production vers d'autres Etats membres. La Commission en conclut que, dans ces conditions, les aides envisagées sont susceptibles d'affecter les échanges intracommunautaires et de fausser ou menacer de fausser la concurrence entre Etats membres, en renforçant la position de certaines entreprises par rapport à d'autres qui leur font concurrence dans la Communauté.

17. Pour ce qui est de l'article 92, paragraphe 3, sous c), la Commission souligne, notamment, que les industries communautaires du secteur, après des années de crise, provoquées par la dépression générale du marché et des importations accrues en provenance de pays à bas coût de main-d'œuvre, se trouvent nettement sur la voie du redressement. Grâce à la croissance rapide de la productivité, à l'amélioration des techniques de commercialisation et de gestion, à une gamme de produits de qualité supérieure et à l'application d'une nouvelle génération de matériel techniquement avance, ces industries auraient atteint les objectifs de la restructuration et rejoint, dans une large mesure, le niveau de compétitivité requis pour assurer leur succès économique et leur viabilité sur le Marché communautaire. Pour la Commission, ces conditions de marché sont aptes à assurer un développement normal des industries textiles sans intervention de l'Etat.

18. En ce qui concerne l'industrie française en particulier, la Commission cite un certain nombre d'indicateurs économiques relatifs à la croissance des investissements, de la production et des exportations, qui démontreraient que la situation de cette industrie permet également aux entreprises d'investir en utilisant leurs propres ressources sans avoir recours aux aides de l'Etat. La Commission ajoute que la restructuration massive, le remplacement de l'outil et l'application accrue des technologies les plus récentes ont rendu l'industrie française beaucoup plus apte à fabriquer des produits de haute qualité et, dès lors, à affronter la concurrence sur le plan international.

19. En examinant les modalités des aides envisagées, la Commission relève qu'elles sont destinées à faciliter des investissements réduisant les coûts normalement prévus dans les budgets des entreprises visées. L'intensité spécifique de ces aides (5,5 %) serait appréciable au regard du coût total des investissements et les aides permettraient aux entreprises bénéficiaires du régime de réduire sensiblement ce coût et de modifier leurs prix en conséquence.

20. De ces considérations, la Commission conclut que les aides spécifiques aux industries du textile et de l'habillement dans la Communauté ne se justifient plus en principe et que tout nouveau programme d'aides à ce secteur n'aboutirait qu'à déplacer d'un Etat membre à l'autre les problèmes structurels et de chômage qui subsistent. Le projet du Gouvernement français ne démontrerait pas l'existence de problèmes spécifiques aux industries françaises du textile et de l'habillement et, compte tenu du volume des exportations françaises vers les autres Etats membres, il en découlerait une distorsion des échanges que les modalités des aides ne contribueraient pas à compenser.

21. Il convient de constater que cette motivation est suffisamment explicite et circonstanciée pour permettre au Gouvernement français de connaître et d'apprécier les motifs de la Commission, et à la Cour de contrôler le bien-fondé de la décision. Il s'ensuit que le moyen dirige contre cette motivation doit être rejeté.

C - Sur le refus d'appliquer l'article 92, paragraphe 3, sous c)

22. Selon le Gouvernement français, le projet d'aides en cause aurait dû bénéficier de la dérogation prévue à l'article 92, paragraphe 3, sous c), du traité, selon lequel les aides destinées à faciliter le développement de certaines activités peuvent être considérées comme compatibles avec le Marché commun quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l'intérêt commun. Au soutien de ce moyen, le Gouvernement français fait valoir notamment que le régime envisage consiste à organiser une redistribution des ressources à l'intérieur de l'industrie française et serait en réalité parfaitement neutre sur le plan des échanges intracommunautaires, que l'incidence des aides est particulièrement faible et que le régime bénéficie aux entreprises s'adaptant à la concurrence des pays tiers à main-d'œuvre bon marché.

23. En présence de ces arguments, il convient tout d'abord de souligner que le seul fait, pour un régime de subventions bénéficiant à certains opérateurs économiques d'un secteur donné, d'être financé par une taxe parafiscale prélevée sur toute livraison de produits nationaux de ce secteur ne suffit pas pour enlever à ce régime son caractère d'aide accordée par l'état au sens de l'article 92 du traité. Pour un tel régime également, l'appréciation au regard des dispositions de cet article dépend des modalités et des effets du régime. Lorsque, comme en l'espèce, le produit de la taxe sert à financer des investissements en matériel de technologie avancée en vue d'accroître la productivité et la qualité des produits pour permettre au secteur de concurrencer plus efficacement les importations, ce régime ne saurait être considéré comme étant neutre par rapport aux échanges.

24. Ainsi que la Commission l'a souligné dans sa décision, les aides envisagées permettraient aux entreprises bénéficiaires de réduire le coût de leurs investissements, et elles renforcent ainsi la position de ces entreprises par rapport à d'autres qui leur font concurrence dans la communauté. Compte tenu des informations figurant dans la décision sur la situation des industries en cause dans la communauté en général et en France en particulier, et sur les échanges intracommunautaires ainsi que du fait, souligné par la Commission devant la Cour, que les marges bénéficiaires du secteur sont toujours très étroites, la Commission n'a pas dépassé les limites de son pouvoir d'appréciation en estimant que même une aide d'une importance relativement faible allait altérer les conditions des échanges dans une mesure contraire à l'intérêt commun.

25. En ce qui concerne l'argument selon lequel le régime d'aides visé spécifiquement à renforcer le pouvoir concurrentiel des entreprises françaises vis-à-vis des importations provenant des pays tiers à bas coût de main-d'œuvre, il suffit de noter que, selon la Commission, qui sur ce point n'a pas été contredite par le Gouvernement français, 10,7 % seulement des importations françaises de produits textiles en 1984 étaient originaires de pays à bas coût de production, alors que 69,3 % provenaient des autres Etats membres.

26. Il s'ensuit que ce dernier moyen doit également être rejeté.

27. Aucun des moyens avancés par le Gouvernement français n'ayant pu être retenu, il y a lieu de rejeter le recours dans son ensemble.

Sur les dépens

28. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La République française ayant succombé, pour l'essentiel, en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LA COUR

Déclare et arrête :

1) le recours est rejeté.

2) la République française est condamnée aux dépens.