CJCE, 14 octobre 1987, n° 248-84
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
République fédérale d'Allemagne
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mackenzie Stuart
Président de chambre :
M. Moitinho de Almeida
Avocat général :
M. Darmon.
Juges :
MM. Koopmans, Everling, Kakouris, Joliet, Schockweiler
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 16 octobre 1984, la République fédérale d'Allemagne a introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 1, du traité CEE, un recours visant à l'annulation de la décision de la Commission, du 23 juillet 1984, pour autant qu'elle interdit, à partir du 30 juin 1985, l'attribution dans les bassins d'emploi de Borken-Bocholt et de Siegen des aides prévues par les directives pour l'attribution d'aides aux investissements destinées à l'amélioration des structures économiques régionales du Land Nordrhein-Westfalen dans la version de la circulaire du ministre de l'Economie, des Classes moyennes et des Transports du 10 juin 1982.
2. En République fédérale d'Allemagne, les aides à finalité régionale sont, en principe, accordées par les différents Laender (Etats fédérés). Toutefois, depuis une modification de la Grundgesetz (loi fondamentale) intervenue en 1969, un nouvel article 91 bis prévoit que le Bund (Etat fédéral) contribue à l'amélioration des structures économiques régionales par les différents Laender. Sur la base de cet article 91 bis, une loi fédérale intitulée "gesetz ueber die gemeinschaftsaufgabe 'verbesserung der regionalen wirtschaftsstruktur'" (loi sur les taches communes pour l'amélioration des structures économiques régionales, ci-après "tâche commune ") a été adoptée le 6 octobre 1969.
3. Cette loi a mis en place un comité de planification composé des ministres fédéraux de l'Economie et des Finances et d'un ministre pour chacun des onze Laender, l'Etat fédéral disposant toutefois du même nombre de voix que l'ensemble des Laender. Ce comité a divisé la République fédérale d'Allemagne en 179 "zones de développement" (ou bassins d'emploi). Il a aussi choisi un certain nombre d'indicateurs économiques sur la base desquels les zones ont été classées, ce qui a permis de déterminer celles où la situation économique était la moins favorable. Pour les zones s'écartant le plus de la moyenne fédérale, des programmes d'aides ont été mis sur pied sous la forme de plans-cadres adoptés régulièrement en commun par le Bund et les Laender depuis 1972. Les aides versées en exécution de ces plans-cadres sont financées à la fois par l'Etat fédéral et par les Laender. En 1981, le comité de planification a modifié la délimitation des zones de développement relevant de la "tâche commune" et a adopté de nouveaux indicateurs économiques.
4. Parallèlement aux plans-cadres adoptés en vertu de la "tâche commune", le Land Nordrhein-Westfalen a depuis longtemps prévu des programmes d'aides à finalité régionale au profit des entreprises investissant sur son territoire. Il s'est servi à cet effet de la délimitation des zones de développement et des indicateurs prévus dans la "tâche commune ". C'est sur cette base qu'il a classé les zones de développement situées sur son territoire. Dans le cadre de son programme, le Land a cependant accordé des aides aux investissements effectués dans des zones se trouvant dans une situation plus défavorable que la moyenne du Land, même si ces zones ne pouvaient bénéficier des plans-cadres de la "tâche commune" parce qu'elles ne s'écartaient pas suffisamment de la moyenne fédérale. Au départ, le montant maximal des aides pouvant être ainsi versées était de 7,5 % du montant des investissements effectués par les entreprises. En 1982, le Land Nordrhein-Westfalen a incorporé dans son programme d'aides les modifications intervenues dans la "tâche commune" qui concernaient la délimitation des zones de développement et le choix des indicateurs économiques. Il a décidé, à cette occasion, de porter le montant maximal des aides pouvant être accordées à 10 % des investissements réalisés par les entreprises.
5. Les différents plans-cadres élaborés en application de la "tâche commune" ont été notifiés à la Commission. Celle-ci a parfois émis des objections à l'encontre de certains d'entre eux, mais elle n'a pris aucune décision d'interdiction. Quant aux programmes d'aides du Land Nordrhein-Westfalen, ils ont aussi été notifiés à la Commission, qui n'a cependant formulé de remarques qu'au sujet du programme concernant l'année 1982, notifié le 21 juillet 1982, qui est en cause dans la présente affaire.
6. Dans le cas de ce dernier, la Commission a fait savoir, par lettre du 17 décembre 1982, qu'elle ouvrait la procédure prévue à l'article 93 du traité. Par la suite, toutefois, il n'y a plus eu aucune autre prise de position de sa part. Le Land Nordrhein-Westfalen affirme qu'en raison de ce silence il a supposé qu'il pouvait appliquer son programme et a adopté chaque année des plans-cadres calqués sur celui de 1982.
7. Par décision du 23 juillet 1984, la Commission a considéré que les aides accordées par le Land Nordrhein-Westfalen, dans la mesure où elles concernaient les zones de Borken-Bocholt et de Siegen, étaient incompatibles avec le Marché commun et devaient cesser d'être octroyées à partir du 30 juin 1985. Elle a motivé sa décision de la manière suivante.
8. En ce qui concerne l'application de l'article 92, paragraphe 1, du traité, la Commission a estimé que "les aides accordées par le Land Nordrhein-Westfalen étaient de nature à affecter les échanges entre les Etats et a fausser ou menacer de fausser la concurrence au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité, en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ".
9. La Commission a, en outre, considéré que les aides en cause ne pouvaient bénéficier ni de la dérogation prévue dans l'article 92, paragraphe 3, sous a), pour les "aides destinées à favoriser le développement économique des régions dans lesquelles le niveau de vie est anormalement bas ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi", ni de celle prévue dans l'article 92, paragraphe 3, sous c), pour les "aides destinées a faciliter le développement *... De certaines régions économiques, quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l'intérêt commun ".
10. Selon la Commission, l'article 92, paragraphe 3, sous a), ne peut jouer pour le Land Nordrhein-Westfalen, en raison de la situation économique favorable de ce Land par rapport à celle de l'ensemble de la Communauté. Par ailleurs, pour déterminer si le programme du Land pouvait bénéficier, en ce qui concerne les zones de Borken-Bocholt et de Siegen, de la dérogation prévue à la lettre c) de l'article 92, paragraphe 3, du traité, la Commission a d'abord replacé les régions en cause dans le contexte communautaire en comparant le produit intérieur brut par habitant et la situation du chômage dans ces régions avec les moyennes communautaires correspondantes. Elle a ensuite recherché si des disparités existaient entre toutes les régions au niveau national qui pouvaient justifier l'octroi des aides. A cette fin, elle a utilisé essentiellement des données sur le revenu et le potentiel économique, le chômage, la demande d'emploi et le solde migratoire. A l'issue de cet examen, elle a estimé que la situation économique dans les zones de Borken-Bocholt et de Siegen ne permettait pas à ces zones de bénéficier de la dérogation de l'article 92, paragraphe 3, sous c), du traité, étant donné que les taux du chômage dans ces zones ne s'écartaient pas suffisamment de la moyenne fédérale.
11. Pour un plus ample exposé des faits et des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
12. A l'appui de son recours, le Gouvernement allemand fait valoir que la décision n'est pas suffisamment motivée au regard des exigences de l'article 190 du traité, viole l'article 92 du traité, est constitutive de détournement de pouvoir et, enfin, contient des inexactitudes matérielles.
13. Dans son premier moyen, le Gouvernement allemand soutient que la décision attaquée enfreint l'article 190 du traité en ce qu'elle ne procède à aucune constatation de fait faisant ressortir que les conditions d'application de la règle de droit sont rempliés. La motivation de la décision n'expliquerait en effet ni pourquoi les aides accordées par le Land Nordrhein-Westfalen faussent ou menacent de fausser la concurrence et altèrent les échanges, ni pourquoi la dérogation de l'article 92, paragraphe 3, sous a), du traité ne peut jouer pour le Land Nordrhein-Westfalen, ni pourquoi la dérogation prévue à la lettre c) ne s'applique pas au programme en cause dans la mesure ou il concerne les zones de Borken-Bocholt et de Siegen.
14. Dans son deuxième moyen, le Gouvernement allemand considère que la Commission a violé l'article 92, paragraphe 1, du traité, en ce qu'elle n'a fourni dans sa décision ni les critères utilises pour déterminer la compatibilité d'un programme d'aide à finalité régionale avec le traité ni les faits permettant d'apprécier le programme en cause au regard de ces critères. Par ailleurs, le Gouvernement allemand, rappelant qu'il n'a jamais reconnu que les aides à finalité régionale tombaient automatiquement sous le coup de l'interdiction de l'article 92, paragraphe 1, du traité, estime que la Commission aurait dû expliquer dans sa décision pourquoi le programme d'aides en cause remplissait les conditions de cette disposition. Enfin, le Gouvernement allemand considère que la décision attaquée ne fournit aucune explication claire sur les raisons pour lesquelles les aides en cause ne pouvaient bénéficier des dérogations prévues par l'article 92, paragraphe 3, du traité.
15. Il convient de constater, d'abord, que les deux premiers moyens invoques par le Gouvernement allemand reviennent en substance a soutenir que la Commission n'a pas suffisamment expliqué dans sa décision pourquoi le programme d'aides régionales du Land Nordrhein-Westfalen remplissait les conditions de l'article 92, paragraphe 1, du traité, et ne pouvait bénéficier ni de la dérogation prévue à la lettre a) du troisième paragraphe de cet article, ni de celle prévue à la lettre c) en ce qui concerne les zones de Borken-Bocholt et de Siegen. Il y a donc lieu d'examiner simultanément ces deux moyens.
16. Pour apprécier leur bien-fondé, il apparaît nécessaire de mettre au préalable en exergue certains principes concernant l'application de l'article 92 du traité à un programme d'aides comme celui en cause dans la présente affaire.
17. Tout d'abord, le fait que ce programme d'aides ait été adopté par un Etat fédéré ou une collectivité territoriale, et non par le pouvoir fédéral ou central, n'empêche pas l'application de l'article 92, paragraphe 1, du traité, dès lors que les conditions de cet article sont remplies. En effet, celui-ci, en mentionnant les aides accordées par "les Etats ou au moyen de ressources de l'Etat sous quelque forme que ce soit", vise toute aide financée au moyen de ressources publiques. Il s'ensuit que les aides accordées par des entités régionales et locales des Etats membres, quels que soient le statut et la désignation de celles-ci, sont soumises à l'examen de conformité à l'article 92 du traité.
18. Il importe de rappeler aussi que les programmes d'aides peuvent soit concerner tout un secteur économique, soit avoir une finalité régionale et être ainsi destinés à inciter les entreprises à investir dans une région déterminée. L'article 92, paragraphe 1, du traité n'établit aucune distinction entre les différents types d'aides et ne prévoit pas que l'un d'eux tombe automatiquement dans son champ d'application. S'il peut ressortir, dans certains cas, des circonstances mêmes dans lesquelles l'aide a été accordée qu'elle est de nature à affecter les échanges entre Etats membres et à fausser ou à menacer de fausser la concurrence, il incombe à tout le moins à la Commission d'évoquer ces circonstances dans les motifs de sa décision (voir l'arrêt du 13 mars 1985, Leeuwarder Papierwarenfabriek, affaires jointes 296 et 318-82, Rec. p. 817). Dans le cas d'un programme d'aides, la Commission peut se borner à étudier les caractéristiques du programme en cause pour apprécier si, en raison des montants ou pourcentages élevés des aides, des caractéristiques des investissements soutenus ou d'autres modalités que ce programme prévoit, celui-ci assure un avantage sensible aux bénéficiaires par rapport à leurs concurrents et est de nature à profiter essentiellement à des entreprises qui participent aux échanges entre Etats membres.
19. Lorsqu'un programme d'aides à finalité régionale remplit les conditions de l'article 92, paragraphe 1, du traité, il importe alors de vérifier dans quelle mesure il peut bénéficier de l'une des dérogations prévues dans l'article 92, paragraphe 3, sous a) et c), du traité. A cet égard, l'emploi des termes "anormalement" et "grave" dans la dérogation contenue dans la lettre a) montre que celle-ci ne concerne que des régions où la situation économique est extrêmement défavorable par rapport à l'ensemble de la Communauté. En revanche, la dérogation contenue dans la lettre c) a une portée plus large en ce qu'elle permet le développement de certaines régions, sans être limitée par les conditions économiques prévues à la lettre a), pourvu que les aides qui y sont destinées "n'altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l'intérêt commun ". Cette disposition donne à la Commission le pouvoir d'autoriser des aides destinées à promouvoir le développement économique des régions d'un Etat membre qui sont défavorisées par rapport à la moyenne nationale.
20. Sur la base des principes ainsi formulés, il convient d'examiner si la décision est insuffisamment motivée, comme le fait valoir la requérante, et donc illégale en vertu de l'article 190 du traité.
21. A cet égard, il y a lieu de souligner que la Commission s'est bornée dans sa décision à reproduire le texte de l'article 92, paragraphe 1, du traité, sans s'appuyer sur les caractéristiques du programme d'aides accordées par le Land Nordrhein-Westfalen pour montrer que celui-ci était incompatible avec le Marché commun au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité. Or, ainsi qu'il a été souligné ci-dessus, la Commission doit satisfaire en toute hypothèse à l'obligation de motivation qui lui incombe en vertu de l'article 190 du traité, même s'il s'agit d'un programme d'aides et si ce programme concerne des aides à finalité régionale.
22. Dans ces conditions, il convient de constater que la décision attaquée ne satisfait pas à l'obligation de motivation prescrite par l'article 190 du traité et d'en prononcer l'annulation, dans la mesure demandée, pour violation des formes substantielles, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens soulevés par la requérante.
Sur les dépens
23. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La Commission ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR
Déclare et arrête :
1) la décision de la Commission du 23 juillet 1984 est annulée pour autant qu'elle interdit, à partir du 30 juin 1985, l'attribution dans les bassins d'emploi de Borken-Bocholt et de Siegen des aides prévues par les directives pour l'attribution d'aides aux investissements destinées à l'amélioration des structures économiques régionales du Land Nordrhein-Westfalen dans la version de la circulaire du ministre de l'Economie, des classes moyennes et des transports du 10 juin 1982.
2) la Commission est condamnée aux dépens.