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Décisions

CJCE, 6e ch., 11 juin 1992, n° C-149/91

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Sanders Adour (SNC), Guyomarc'h Orthez Nutrition Animale (SA)

Défendeur :

Directeur des services fiscaux des Pyrenées-Atlantiques.

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Schockweiler

Avocat général :

M. Gulmann

Juges :

MM. Kapteyn, Mancini, Kakouris, Murray

Avocats :

SCPA Brin-Denis, Me Dibout.

CJCE n° C-149/91

11 juin 1992

LA COUR (sixième chambre),

1 Par deux jugements du 28 mai 1991, parvenus à la Cour le 3 juin suivant, le Tribunal de grande instance de Pau a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 92 et 95 du traité CEE ainsi que des règles de la politique agricole commune au regard de la perception d'une taxe parafiscale sur les céréales.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre de litiges opposant les sociétés Sanders Adour SNC (ci-après "Sanders") et Guyomarc'h Orthez Nutrition animale SA (ci-après "Guyomarc'h") au directeur des services fiscaux des Pyrénées-Atlantiques et concernant les demandes de restitution de sommes perçues au titre d'une taxe parafiscale sur les céréales, instituée par le décret n° 53-975, du 30 septembre 1953, relatif à l'organisation du marché des céréales et de l'Office national interprofessionnel des céréales (ci-après "ONIC", JORF du 1.10.1953, p. 8635).

3 Plusieurs fois reconduite et modifiée par la suite, cette taxe est actuellement régie par le décret n° 87-676, du 17 août 1987, relatif à la taxe parafiscale de stockage du secteur céréalier (JORF du 19.8.1987, p. 9520), et son recouvrement est autorisé chaque année par la loi de finances. Les modalités d'application dudit décret ont été fixées par l'arrêté du 14 mars 1988 relatif à la taxe de stockage et à la taxe destinée au budget annexe des prestations sociales agricoles en matière d'importation et d'exportation de céréales et produits dérivés.

4 En vertu de l'article 1er du décret n° 87-676, la taxe en question est perçue auprès des collecteurs agréés et des producteurs grainiers sur toutes les quantités de blé tendre, de blé dur, d'orge ou de maïs rétrocédées ou mises en œuvre, ainsi qu'auprès des importateurs pour les quantités de ces céréales importées. La taxe est supportée en totalité par les utilisateurs et son produit est attribué à l'ONIC. En sont notamment exonérées les céréales exportées, tandis que la taxe est remboursée sur les céréales utilisées pour la fabrication des produits bénéficiant des restitutions à la production prévues par l'article 11 du règlement (CEE) n° 2727-75 du Conseil, du 29 octobre 1975, portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales (JO L 281, p. 1).

5 Les produits dérivés des céréales ainsi que les produits transformés et les marchandises ne relevant pas de l'annexe II du traité dérivés des céréales imposées donnent lieu, à l'importation ou à l'exportation, respectivement à la perception ou au remboursement de la taxe compte tenu des quantités de céréales correspondantes prévues par les règlements communautaires.

6 Le taux de la taxe était fixé à 3 FF par tonne d'orge, de blé ou de maïs à l'époque des faits qui ont donné lieu au litige principal.

7 Sanders et Guyomarc'h fabriquent des aliments pour animaux en utilisant des céréales. Ayant supporté, lors de l'achat de ces céréales, la charge de la taxe qu'elles jugent contraire au droit communautaire, elles en ont sollicité la restitution pour la période allant du 1er juillet 1986 au 31 mars 1988. A défaut de réponse, elles ont assigné l'administration fiscale devant le Tribunal de grande instance de Pau afin de contester la décision implicite de rejet de leur réclamation et d'obtenir la restitution des montants payés.

8 C'est dans ce contexte que la juridiction nationale a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

"- La taxe de stockage telle qu'organisée par le décret n° 82-732 du 23 août 1982 et le décret n° 87-676 du 17 août 1987 peut-elle être qualifiée de taxe d'effet équivalant à un droit de douane voire, alternativement, d'imposition intérieure discriminatoire au sens de l'article 95 du traité institutif de la CEE ?;

- peut-elle, en raison de l'affectation de son produit à la couverture de dépenses nationales de stockage, être considérée comme contraire aux règles de la politique agricole commune ?;

- peut-elle être, en raison de l'affectation de son produit et des mécanismes de remboursement, qualifiée d'aide publique prohibée par l'article 92 du même traité ?"

9 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la compétence de la Cour

10 A titre liminaire, il convient de rappeler que, conformément à la jurisprudence constante de la Cour, celle-ci, dans le cadre de l'application de l'article 177 du traité CEE, n'est pas compétente pour statuer sur la compatibilité d'une disposition nationale avec le droit communautaire. La Cour peut cependant dégager du libellé des questions formulées par le juge national, eu égard aux données exposées par celui-ci, les éléments relevant de l'interprétation du droit communautaire, en vue de permettre à ce juge de résoudre le problème juridique dont il se trouve saisi (voir, en particulier, arrêt du 11 juin 1987, Pretore di Salò/X., 14-86, Rec. p. 2545).

Sur la deuxième question

11 En ce qui concerne la deuxième question, il y a lieu de rappeler également que, en réponse à une question préjudicielle posée par le Tribunal de grande instance de Morlaix, au sujet de la même taxe parafiscale que celle qui est en cause dans le litige au principal, la Cour, par arrêt du 19 novembre 1991, Morvan (C-235-90, Rec. p. I-5419), s'est déjà prononcée sur l'interprétation des règles de la politique agricole commune. Elle a ainsi dit pour droit que:

"Le droit communautaire et, en particulier, les mécanismes de la politique agricole commune tels qu'ils résultent notamment, dans le secteur des céréales, des dispositions du règlement (CEE) n° 2727-75 du Conseil, du 29 octobre 1975, portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales, s'opposent à la perception, par un État membre, d'une taxe frappant un nombre restreint de produits agricoles pendant une longue période dès lors que cette taxe est susceptible d'inciter les opérateurs économiques à modifier la structure de leur production ou de leur consommation. Il appartient à la juridiction nationale d'apprécier si la taxe sur laquelle porte un litige dont elle est saisie a eu de tels effets."

12 Les éléments de fait et de droit relatifs à la présente affaire étant identiques à ceux de l'affaire C-235-90, précitée, il y a lieu de répondre de la même manière à la deuxième question préjudicielle posée par la juridiction nationale de renvoi.

Sur la première question

13 Par sa première question, la juridiction nationale désire être éclairée sur la notion de taxe d'effet équivalant à des droits de douanes, visée aux articles 12 et suivants du traité CEE ainsi que sur celle d'imposition intérieure discriminatoire visée à l'article 95 du même traité, par rapport à la taxe parafiscale en cause, appliquée sur les produits importés, afin de vérifier la compatibilité de celle-ci avec ces dispositions.

14 Il y a lieu de rappeler, à cet égard, que, selon une jurisprudence constante de la Cour (voir notamment l'arrêt du 11 mars 1992, Société commerciale de l'Ouest, C-78-90 à C-83-90, Rec. p. I-0000), les dispositions relatives aux taxes d'effet équivalent et celles relatives aux impositions intérieures discriminatoires ne sont pas applicables cumulativement, de sorte qu'une même imposition ne saurait, dans le système du traité, appartenir simultanément à ces deux catégories.

15 En ce qui concerne les taxes d'effet équivalent, la Cour a maintes fois précisé (voir arrêt du 11 mars 1992, Société commerciale de l'Ouest, précité) que l'interdiction en question vise toute taxe exigée à l'occasion ou en raison de l'importation, frappant spécifiquement un produit importé à l'exclusion du produit national similaire, et que même les charges pécuniaires destinées à financer l'activité d'un organisme de droit public peuvent constituer des taxes d'effet équivalent.

16 Il convient de préciser que la notion de taxe d'effet équivalent inclut également l'hypothèse où une charge, grevant tant le produit importé que le produit national, est remboursée lorsqu'elle s'applique à ce dernier, par exemple, lors de sa transformation. Tel serait le cas d'une taxe remboursée pour des céréales mises en œuvre pour la fabrication de produits dérivés nationaux, alors qu'aucun remboursement n'est prévu pour les céréales contenues dans les produits dérivés importés, la charge fiscale ne grevant en définitive que ces derniers.

17 Une charge pécuniaire échappe cependant à la qualification de taxe d'effet équivalent si elle est perçue en raison de contrôles effectués pour se conformer à des obligations imposées par le droit communautaire (voir arrêt du 25 janvier 1977, Bauhuis, 46-76, Rec. p. 5), ou si elle constitue la contrepartie d'un service effectivement rendu à l'opérateur, d'un montant proportionné audit service (voir arrêt du 9 novembre 1983, Commission/Danemark, 158-82, Rec. p. 3573), ou encore si elle relève d'un régime général de redevances intérieures, appréhendant systématiquement les produits nationaux et les produits importés selon les mêmes critères (même arrêt). Cette hypothèse suppose toutefois que l'impôt frappe les deux catégories de produits au même stade de commercialisation et que le fait générateur de l'impôt soit identique pour les deux produits (voir arrêt du 31 mai 1979, Denkavit Loire/France, administration des douanes, 132-78, Rec. p. 1923).

18 En ce qui concerne l'exigence relative à l'identité du fait générateur de l'impôt, il convient de préciser que, dans un cas comme celui de l'espèce, l'on ne saurait voir une différence dans le fait que le produit importé est taxé au moment de l'importation et le produit national au moment de sa rétrocession ou mise en œuvre, car il apparaît que, dans la réalité économique, le stade de commercialisation est le même, l'une et l'autre opération étant effectuées en vue de l'utilisation du produit.

19 Dans l'hypothèse d'un régime général de redevances intérieures appréhendant systématiquement les produits nationaux et les produits importés selon des critères identiques, ce sont les dispositions de l'article 95 du traité qui s'appliquent. Celles-ci interdisent qu'un État membre frappe directement ou indirectement les produits des autres États membres d'impositions intérieures supérieures à celles qui frappent les produits nationaux similaires ou de nature à protéger d'autres productions nationales, le critère d'application de l'article 95 étant, par conséquent, le caractère discriminatoire ou protecteur desdites impositions.

20 En outre, selon une jurisprudence constante, il peut y avoir lieu de tenir compte de la destination du produit de la taxe, tant dans le cadre des articles 12 et suivants que dans celui de l'article 95 du traité. En effet, si ce produit est exclusivement destiné à alimenter des activités qui profitent spécifiquement aux produits nationaux appréhendés et compensent intégralement la charge qu'ils supportent, ladite imposition constitue néanmoins une taxe d'effet équivalant à un droit de douane, contraire aux articles 12 et suivants du traité. En revanche, si les avantages que comporte l'affectation du produit de l'imposition ne compensent qu'une partie de la charge grevant le produit national, la taxe en question est régie par l'article 95 du traité. Dans ce dernier cas, l'imposition est incompatible avec cet article dans la mesure où elle défavorise le produit importé en compensant partiellement la charge supportée par le produit national appréhendé (voir arrêt du 11 mars 1992, Société commerciale de l'Ouest, précité).

21 Dans un cas comme celui de l'espèce, le fait que les produits en cause puissent être livrés à l'intervention ne constitue pas un avantage au sens de cette jurisprudence, car ce droit découle directement de la législation communautaire. Il appartient à la juridiction nationale d'examiner s'il existe d'autres avantages, financés par les ressources provenant de la taxe en cause, en tenant compte de leur régime.

22 Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question posée par la juridiction nationale qu'une taxe parafiscale constitue une taxe d'effet équivalant à un droit de douane interdite par l'article 12 du traité CEE lorsque la taxe est définitivement perçue à l'importation de certains produits, alors qu'elle est remboursée à la fabrication de ces produits sur le territoire national, ou lorsque les ressources qui en découlent sont totalement affectées au financement d'avantages dont bénéficient exclusivement les produits nationaux, compensant ainsi intégralement la charge grevant ces derniers. Si lesdites ressources sont partiellement affectées à ces avantages, qui ne compensent dès lors qu'une partie de la charge supportée par les produits nationaux, la taxe en question constitue une imposition discriminatoire interdite par l'article 95 du traité.

Sur la troisième question

23 Par sa troisième question, la juridiction nationale s'interroge sur la compatibilité d'une taxe telle que celle en cause avec les dispositions du traité régissant les aides étatiques.

24 Il convient de relever à cet égard que, si ladite taxe entre sous certains aspects dans le champ d'application soit de l'article 12, soit de l'article 95 du traité, l'affectation de son produit ou les mécanismes de son remboursement peuvent néanmoins constituer une aide étatique, éventuellement incompatible avec le Marché commun, si les conditions d'application de l'article 92 du traité, telles qu'interprétées par la jurisprudence de la Cour, sont réunies.

25 Toutefois, selon une jurisprudence constante, l'incompatibilité des aides étatiques avec le Marché commun n'est ni absolue ni inconditionnelle. Le traité, en organisant par l'article 93 l'examen permanent et le contrôle des aides par la Commission, entend que la reconnaissance de l'incompatibilité éventuelle d'une aide avec le Marché commun résulte, sous le contrôle de la Cour, d'une procédure appropriée dont la mise en œuvre relève de la responsabilité de la Commission. Les particuliers ne sauraient, dès lors, en invoquant le seul article 92, contester la compatibilité d'une aide avec le droit communautaire devant les juridictions nationales ni demander à celles-ci de se prononcer, à titre principal ou incident, sur une incompatibilité éventuelle (voir, en dernier lieu, arrêt du 11 mars 1992, Société commerciale de l'Ouest, précité).

26 Il appartient néanmoins aux juridictions nationales de sauvegarder les droits des justiciables face à une éventuelle méconnaissance, de la part des autorités nationales, de l'interdiction de mise à exécution des aides, qui est visée à l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase, du traité et qui a un effet direct. Une telle méconnaissance, invoquée par les justiciables qui peuvent s'en prévaloir et constatée par les juridictions nationales, doit conduire celles-ci à en tirer toutes les conséquences, conformément à leur droit national, en ce qui concerne tant la validité des actes comportant mise à exécution des mesures d'aides que le recouvrement des soutiens financiers accordés. Lorsque lesdites juridictions prennent une décision à cet égard, elles ne se prononcent pas pour autant sur la compatibilité des mesures d'aides avec le Marché commun, cette appréciation finale étant de la compétence exclusive de la Commission, sous le contrôle de la Cour de justice(voir arrêt du 21 novembre 1991, Fédération nationale du commerce extérieur, C-354-90, Rec. p. I-5505).

27 Dès lors, il y a lieu de répondre à la troisième question préjudicielle que le remboursement d'une taxe parafiscale telle que celle de l'espèce ou l'affectation de son produit peuvent constituer une aide étatique incompatible avec le Marché commun si les conditions d'application de l'article 92 sont réunies, étant entendu qu'une telle appréciation relève de la compétence de la Commission, suivant la procédure prévue à cet effet par l'article 93 du traité.

Sur les dépens

28 Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal de grande instance de Pau, par jugements du 28 mai 1991, dit pour droit:

1) Le droit communautaire et, en particulier, les mécanismes de la politique agricole commune tels qu'ils résultent notamment, dans le secteur des céréales, des dispositions du règlement (CEE) n° 2727-75 du Conseil, du 29 octobre 1975, portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales, s'opposent à la perception, par un État membre, d'une taxe frappant un nombre restreint de produits agricoles pendant une longue période dès lors que cette taxe est susceptible d'inciter les opérateurs économiques à modifier la structure de leur production ou de leur consommation. Il appartient à la juridiction nationale d'apprécier si la taxe sur laquelle porte un litige dont elle est saisie a eu de tels effets.

2) Une taxe parafiscale constitue une taxe d'effet équivalant à un droit de douane interdite par l'article 12 du traité CEE lorsque la taxe est définitivement perçue à l'importation de certains produits, alors qu'elle est remboursée à la fabrication de ces produits sur le territoire national, ou lorsque les ressources qui en découlent sont totalement affectées au financement d'avantages dont bénéficient exclusivement les produits nationaux, compensant ainsi intégralement la charge grevant ces derniers. Si lesdites ressources sont partiellement affectées à ces avantages, qui ne compensent dès lors qu'une partie de la charge supportée par les produits nationaux, la taxe en question constitue une imposition discriminatoire interdite par l'article 95 du traité.

3) Le remboursement d'une taxe parafiscale telle que celle de l'espèce ou l'affectation de son produit peuvent constituer une aide étatique incompatible avec le Marché commun si les conditions d'application de l'article 92 du traité sont réunies, étant entendu qu'une telle appréciation relève de la compétence de la Commission, suivant la procédure prévue à cet effet par l'article 93 du traité.