CA Versailles, 12e ch. sect. 2, 7 octobre 2004, n° 03-02078
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Orange France (SA)
Défendeur :
Cégétel Entreprises (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Laporte
Conseillers :
MM. Fedou, Coupin
Avoués :
SCP Debray-Chemin, SCP Lissarrague Dupuis Boccon Gibod
Avocats :
Mes Clarenc, Freget
Faits et procédure:
La SA Cégétel a lancé à destination des entreprises une offre à prix réduit intitulée "Convergence" sur les communications entre les postes fixes de son réseau et les téléphones mobiles qui leur sont rattachés, d'un ensemble de personnes reliées à un même autocommutateur et l'a réservée aux seuls téléphones dont l'abonnement est fourni par sa société soeur SFR.
Arguant de ce que l'offre "Convergence" constituait en ses conditions tarifaires appliquées aux appels internes fixes vers les mobiles SFR, une pratique discriminatoire prohibée par l'article L. 442-6-I 1° du Code de commerce, la SA France Télécom Mobiles, devenue Orange France, l'a assignée devant le Tribunal de commerce de Nanterre aux fins d'obtenir sous astreinte les mêmes modalités au bénéfice des abonnés Itinéris et l'interdiction de commercialisation de l'offre "Convergence" jusqu'à la mise en œuvre effective de cette modification, outre la réparation de son préjudice.
Par jugement rendu le 14 janvier 2003, cette juridiction a débouté la société Orange de toutes ses prétentions, déclaré la société Cégétel recevable mais non fondée en sa demande reconventionnelle et l'a rejetée, alloué à cette dernière une indemnité de 23 000 euro en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et condamné la société Orange aux dépens.
Appelante de cette décision, la société Orange soutient que l'offre Convergence de Cégétel constitue bien une discrimination tarifaire avantageant de manière injustifiée SFR et interdite par l'article L. 442-6-I 1° du Code de commerce en soulignant qu'elle doit nécessairement être regardée comme un partenaire économique au sens de ce texte pour l'acheminement des appels fixes vers un mobile dans la mesure où il n'existe aucune raison de refuser de transposer aux opérateurs de téléphonie mobile le raisonnement appliqué par l'autorité de régulation des télécommunications - ART - à ceux de téléphonie fixe et où, l'existence d'une relation de concurrence directe ou contractuelle entre deux opérateurs n'est pas une condition d'un partenariat économique. Elle fait valoir que l'offre Convergence qui génère un écart de prix de 30 % au détriment des appels vers les mobiles Orange alors même que la charge de terminaison pratiquée par SFR est supérieure à la sienne, est une discrimination indirecte par l'intermédiaire des clients finals au sens de la jurisprudence de la Cour de cassation.
Elle ajoute que l'application de l'article L. 442-6-I 1° n'est pas subordonnée à la constatation d'un comportement anticoncurrentiel.
Elle allègue l'absence de contrepartie personnelle, réelle et proportionnée à l'offre de Convergence en relevant que la stratégie de groupe avancée par l'intimée ne saurait s'analyser en une justification à la discrimination pratiquée par la société Cégétel.
Elle estime que l'offre Convergence a manifestement pour objet et pour effet de la désavantager au profit de la société SFR dans la concurrence entre elles sur le marché de la téléphonie mobile en provoquant un basculement de celle-ci des entreprises clientes de l'offre Convergence vers les mobiles SFR.
Elle considère le raisonnement du tribunal erroné en droit et en fait et prétend que la société Cégétel procède à une confusion avec le droit des pratiques anticoncurrentielles.
Elle dénie, en tout état de cause, avoir commis un abus de procédure en faisant état de ses raisons sérieuses, précises et motivées pour rechercher l'infirmation du jugement déféré et en relevant que les enjeux juridiques de la présente affaire dépassent le strict cadre du présent litige.
Elle indique que la position dominante imputée à la société France Télécom n'est pas pertinente et dément tout abus de sa part sur ce point.
Elle demande donc à la cour eu égard au caractère discriminatoire de l'offre Convergence, d'enjoindre la société Cégétel de modifier dans un délai maximum de 15 jours à compter de l'arrêt à intervenir les conditions de cette offre afin d'appliquer aux appels internes fixes vers les mobiles Orange les mêmes conditions tarifaires, sous astreinte définitive de 76 000 euro par jour de retard et de lui interdire, depuis le prononcé de la présente décision jusqu'à la mise en œuvre effective de ladite modification, de commercialiser l'offre Convergence sous astreinte d'un montant identique par infraction constatée et de lui ordonner de supprimer toute référence à l'offre Convergence sur son site internet sous les mêmes astreinte et conditions de délai.
Elle sollicite aussi la publication de l'arrêt sur les sites internet des sociétés Cégétel, SFR ainsi que dans une édition nationale de son choix aux frais de l'intimée à concurrence de 7 000 euro par insertion et parution.
Elle réclame 300 000 euro de dommages et intérêts assortis des intérêts légaux, l'entier débouté de la société Cégétel et une indemnité de 30 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Cégétel décrit en exergue l'offre Convergence en exposant qu'il s'agit d'une offre de téléphone fixe par elle commercialisée afin de pénétrer ce marché pour les entreprises, secteur sur lequel elle détient une part d'environ 11 % alors que son principal concurrent France Télécom le domine et que la société Orange tente de déplacer le débat en se prétendant un partenaire prétendument lésé d'elle-même.
Elle précise que l'offre Convergence se veut l'extension aux mobiles, des facilités de téléphonie existant entre postes fixes au sein d'une entreprise et que l'ensemble des communications qui ne sont pas déclarées dans le plan de numérotation interne est facturé à l'entreprise sans aucune condition financière particulière et non les seuls appels vers les mobiles Orange.
Elle affirme que l'offre Convergence ne peut manifestement pas correspondre aux conditions d'application de l'article L. 442-6-I 1° du Code de commerce et que la société Orange ne pouvait légitimement le considérer.
Elle oppose que la société Orange ne peut feindre d'ignorer qu'aucun partenariat n'a jamais existé entre elles puisque, le 18 décembre 2000, celle-ci lui a adressé une lettre pour en solliciter l'instauration.
Elle conteste l'existence d'une discrimination tarifaire non démontrée, selon elle par la société Orange qui procède à sa propre interprétation de l'avis n° 02-901 de l'ART et de l'arrêt de la Cour de cassation du 21 octobre 1997.
Elle fait valoir que relativement à l'absence alléguée de contrepartie réelle à son profit, l'appelante reprend pour l'essentiel l'argumentation développée par la société mère France Télécom devant l'ART en 1998 qui avait alors déjà échoué à la convaincre, l'autorité dans sa décision n° 98-416 du 24 juin 1998 ayant considéré que les avantages concédés aux clients finaux dans le cadre de son offre trouvaient leur contrepartie pour l'entreprise dans son mode de commercialisation ainsi que dans le comportement des clients auxquels elle était destiné, en soulignant que l'offre Convergence vise le même objectif.
Elle ajoute que loin de constituer un choix philanthropique, sa décision de diminuer ses marges commerciales au titre de l'offre en cause correspond à un choix de politique commerciale et économique ayant notamment pour contrepartie de favoriser sa pénétration sur le marché de la téléphonie fixe des entreprises en s'appuyant sur la synergie du groupe et en sensibilisant et fidélisant certains consommateurs aux marques Cégétel, de permettre une réduction des coûts de coordination en raison de l'intégration des mobiles en question dans le plan privé de numérotation et de réduire le coût d'acquisition des clients.
Elle rappelle que l'article L. 442-6-I 1° du Code de commerce ne prescrit qu'une seule et unique condition : l'existence d'une contrepartie réelle.
Elle prétend que la présente procédure s'inscrit dans le cadre d'une stratégie judiciaire organisée de concert par les sociétés France Télécom et Orange, totalement contrôlée par cette dernière qui sont toutes les deux en position dominante pour éliminer la concurrence, difficilement mise en place, aux fins d'empêcher un opérateur alternatif de se différencier commercialement et de faire étendre aux concurrents de la société France Télécom, les contraintes et interdictions que le législateur communautaire lui a imposées en raison de sa position dominante et de son passé de monopole de droit, en détournant de sa finalité l'article L. 442-6-I 1°.
Elle considère que la stratégie du groupe France Télécom constitue un abus de position dominante et d'ester en justice.
Elle fait état, en toute hypothèse, de la possibilité pour une entreprise ne détenant pas de pouvoir de marché de consentir un avantage tarifaire à un client final afin de gagner des parts de marché et de se démarquer de l'opérateur historique en pouvant choisir de ne contracter qu'avec certains tiers, sans se voir imposer de contracter contre son gré avec un cocontractant qu'elle ne souhaite pas avoir comme partenaire commercial.
Elle soutient que l'offre Convergence donne un avantage au consommateur final qui, ayant la possibilité d'appeler selon une numérotation simplifiée, les mobiles déclarés comme "internes" à l'entreprise, bénéficie de conditions avantageuses et que cette circonstance ne peut être considérée comme une discrimination au sens de l'article L. 442-6-I 1° du Code de commerce.
Elle observe que seul l'effet négatif sur le jeu concurrentiel existant sur le marché en cause peut conduire à qualifier une pratique d'abusivement discriminatoire.
La société Cégétel conclut, en conséquence, à la confirmation du jugement déféré en ce qu'il a débouté la société Orange de toutes ses prétentions et déclaré recevable sa demande reconventionnelle mais forme appel incident en ce qu'il l'a rejetée et réclame 80 000 euro de dommages et intérêts pour procédure abusive conformément à l'article 32-1 du nouveau Code de procédure civile, la publication de la décision à intervenir dans les quotidiens "Les Echos", "01 Informatique", "Télécoms et réseaux" et "Libération" à hauteur de 6 100 euro par insertion ainsi qu'une indemnité de 40 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Motifs de la décision:
Sur la demande principale de la société Orange:
Considérant que la société Orange soutient que les conditions tarifaires de l'offre Convergence de la société Cégétel sont discriminatoires au sens de l'article L. 442-6-I 1° du Code de commerce, lequel dispose que le fait de pratiquer, à l'égard d'un partenaire économique, ou d'obtenir de lui des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d'achat discriminatoires et non justifiées par des contreparties réelles en créant ainsi pour lui un désavantage ou un avantage dans la concurrence, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice subi ;
Considérant que ce texte proscrit les pratiques restrictives qui sont incompatibles avec le libre exercice de la concurrence, lequel postule un régime d'égalité applicable à tous les partenaires économiques et vise à la protection des concurrents dans leurs rapports interindividuels ;
Considérant que son applicabilité est subordonnée à la qualité de partenaire économique de la victime de la discrimination qui en constitue le fondement ;
Considérant que le terme de partenaire économique n'a pas été défini par la loi mais qu'il a toujours été maintenu dans le texte en cause depuis son introduction par la loi du 30 décembre 1985, en dépit des modifications législatives successivement intervenues sans que le législateur n'ait donc entendu y substituer une autre notion qui eût pu être plus large telle que celle d'agent économique de laquelle il doit donc être distingué ou plus étroite telle celle de cocontractant ;
Considérant qu'un partenaire au sens étymologique est une personne avec laquelle on est associé dans une action quelconque induisant une volonté commune et réciproque d'effectuer de concert des actes ensemble ;
Considérant que l'expression partenaire économique énoncée par l'article L. 442-6 du Code de commerce implique l'existence de relations commerciales avec l'auteur de la prétendue pratique discriminatoire et recouvre une notion incluant tout professionnel exerçant une activité de production, de distribution ou de service;
Considérant qu'il n'est pas allégué, ni démontré qu'une telle situation existe entre les sociétés Cégétel et Orange, laquelle ne discute pas avoir au contraire sollicité, par lettre du 18 décembre 2000, adressée à la société Cégétel la mise en œuvre d'un partenariat entre elles;
Considérant que l'offre litigieuse Convergence au demeurant de téléphonie fixe pour le type de laquelle la société Cégétel est en concurrence avec la société France Télécom et non pas avec la société Orange est particulière et destinée aux entreprises en ne permettant une réduction tarifaire des appels fixes que vers les seuls mobiles SFR, appartenant au plan de numérotation de l'entreprise ;
Considérant que la société Orange ne peut utilement invoquer une relation de partenariat économique avec la société Cégétel dans le cadre de l'offre Convergence, en raison de l'obligation d'interconnexion entre réseaux alors d'ailleurs que l'avis de l'ART n° 02-901 dont elle se prévaut a été émis au sujet de relations entre opérateurs mobiles;
Qu'en effet, cette obligation d'interconnexion d'ordre purement technique imposant aux opérateurs d'acheminer les communications en raison de l'interopérabilité entre réseaux, édictée par le 90 de l'article L. 32 et I de l'article L. 34-8 du Code des postes et des télécommunications, ne saurait ériger obligatoirement l'un en partenaire de l'autre en dehors de toute intention volontaire de la part de la société Cégétel d'initier une quelconque relation de partenariat économique avec la société Orange;
Considérant qu'à défaut, en l'espèce, pour la société Orange de démontrer être le partenaire économique de la société Cégétel au sens de l'article L. 442-6-I 1° du Code de commerce, ce texte ne peut recevoir application en la cause;
Que la société Orange sera dès lors déboutée de toutes ses prétentions en confirmant le jugement par substitution de motifs.
Sur la demande reconventionnelle de la société Cégétel:
Considérant que le tribunal, selon des motifs entièrement adoptés par la cour, a estimé, à juste titre, que la procédure de la société Orange n'était pas abusive;
Que la demande en dommages et intérêts de la société Cégétel sera donc rejetée.
Sur les demandes accessoires:
Considérant qu'eu égard au montant particulièrement conséquent de l'indemnité accordée par le tribunal à la société Cégétel au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, il n'y a pas lieu d'allouer une nouvelle somme sur ce fondement à l'intimée;
Considérant que la société Orange qui succombe à titre principal, supportera les dépens d'appel.
Par ces motifs, Statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, Confirme le jugement déféré par substitution partielle de motifs, Déboute la SA Orange France de toutes ses prétentions, Rejette la demande en dommages et intérêts de la SA Cégétel, Dit n'y avoir lieu à application en cause d'appel de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la SA Orange France aux dépens d'appel qui seront recouvrés par la SCP Lissarrague-Dupuis & Boccon-Gibod, avoués, conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.