CJCE, 21 mai 1980, n° 73-79
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République italienne
LA COUR,
1. Par requête enregistrée au greffe le 2 mai 1979, la Commission a saisi la Cour, en application de l'article 169 du traité CEE, d'un recours visant à faire constater que la République italienne, en frappant le sucre de production nationale et le sucre importé des autres Etats membres d'une imposition spéciale non uniforme, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 95 du traité.
2. Il ressort du dossier que l'imposition nationale qui fait l'objet du présent litige, appelée " sovraprezzo ", est une taxe sur le sucre blanc mis à la consommation en Italie. Elle frappe d'un montant égal par kilogramme net de sucre blanc de tout type et qualité tant le sucre de production nationale que celui en provenance des autres Etats membres. La taxe est payée à la caisse de péréquation du sucre, qui est un établissement public institué pour effectuer les opérations de péréquation liées à l'insertion de l'économie sucrière italienne dans l'organisation commune du marché du sucre telle qu'elle fonctionne depuis 1968. La recette du " sovraprezzo " est destinée principalement au financement des aides d'adaptation dont bénéficient les industries du sucre et les producteurs de betteraves en Italie conformément à la réglementation communautaire applicable. L'octroi de ces aides d'adaptation est actuellement basé sur l'article 38 du règlement n° 3330-74 du Conseil du 19 décembre 1974, portant organisation commune des marchés dans le secteur du sucre (JO n° L 359, p. 1).
3. La Commission estime que l'imposition du " sovraprezzo " est contraire à l'article 95, alinea 1, du traité, dans la mesure où cette taxe est destinée à financer des aides accordées en faveur des produits nationaux, à l'exclusion des produits en provenance des autres Etats membres. Bien que la taxe frappe le sucre national et le sucre importé sur la base de critères identiques, la charge fiscale pesant sur le sucre national serait partiellement neutralisée par l'octroi des aides ainsi financées. Cette neutralisation serait d'autant plus manifeste que les producteurs de sucre établis en Italie pourraient payer le montant de " sovraprezzo " dû après déduction des aides auxquelles ils ont droit.
4. Le Gouvernement italien admet que la recette du " sovraprezzo " est principalement, mais non exclusivement, destinée à financer les aides d'adaptation autorisées par la réglementation communautaire, mais il précise que, depuis 1976, la compensation opérée par la caisse de péréquation entre le montant de la taxe et le montant de l'aide en faveur des producteurs italiens n'est qu'une compensation partielle.
5. Le Gouvernement italien fait valoir que le recours n'est pas recevable, et il conteste en outre que le système ainsi mis en place soit incompatible avec l'article 95 du traité.
Sur la recevabilité
6. Le Gouvernement italien, après avoir rappelé que le " sovraprezzo " est appliqué de façon uniforme aux produits nationaux et aux produits importés, constate que la Commission ne considère pas l'imposition intérieure en question comme discriminatoire du point de vue fiscal, mais seulement pour autant qu'elle sert à financer les produits nationaux. Selon le Gouvernement italien, l'examen de la légalité du régime de financement d'une aide ne peut toutefois avoir lieu que dans le cadre de la procédure particulière prévue à cette fin à l'article 93 du traité. La jurisprudence de la Cour, telle qu'elle résulte notamment de l'arrêt du 25 juin 1970 (affaire 47-69, République française/Commission, Recueil p. 487), aurait en effet mis en lumière que le mode de financement d'une aide ne peut pas être isolé de l'examen de l'aide proprement dite. Par conséquent, les mesures nationales visées par la Commission ne pourraient pas être appréciées dans le cadre d'un recours fondé sur l'article 169 du traité mais uniquement selon la procédure de l'article 93 du traité.
7. Le Gouvernement italien fait valoir au surplus que la Commission a déjà entamé la procédure prévue à l'article 93 en vue d'examiner le système de financement de l'ensemble des aides accordées aux producteurs de betteraves et aux transformateurs de sucre et que cette procédure englobe le financement des aides d'adaptation par la voie de l'imposition du " sovraprezzo ". La procédure ainsi déclenchée serait susceptible de conduire à la modification ou à la suppression du système de financement actuel et de rendre ainsi le recours fondé sur l'article 169 sans objet ; ce recours serait dès lors irrecevable.
8. Le premier moyen d'irrecevabilité doit être rejeté. Un rapprochement entre, d'une part, les articles 92 et 93 du traité et, d'autre part, l'article 95, alinea 1, montre que ces dispositions poursuivent un objectif identique, consistant à éviter que les deux ordres d'interventions d'un Etat membre - à savoir l'octroi d'aides d'une part et l'imposition d'une taxation discriminatoire d'autre part - aient pour effet de fausser les conditions de concurrence sur le Marché commun. Cependant, comme la Cour l'a déjà précisé pour un cas comparable dans son arrêt du 13 mars 1979 (affaire 91/78, Hansen, recueil p. 935), ces dispositions tablent sur des conditions d'application distinctes, spécifiques aux deux ordres de mesures étatiques qu'elles ont respectivement pour objet de régler, et, de plus, diffèrent par leurs conséquences juridiques, en ce sens surtout que la mise en œuvre des articles 92 et 93 fait une large place a l'intervention de la Commission, à la différence de l'article 95, alinea 1.
9. Ces constatations n'empêchent pas qu'une mesure réalisée par l'intermédiaire d'une taxation discriminatoire, qui est susceptible d'être en même temps considérée comme faisant partie d'une aide au sens de l'article 92, soit assujettie cumulativement aux dispositions de l'article 95, alinea 1, et à celles relatives aux aides d'Etat. Il s'ensuit que les pratiques de discrimination fiscale ne sont pas exemptées de l'application de l'article 95 du fait qu'elles peuvent être qualifiées simultanément de mode de financement d'une aide d'Etat, et qu'elles peuvent dès lors faire l'objet d'une procédure distincte en vertu de l'article 169.
10. Dans ces conditions, le deuxième moyen d'irrecevabilité doit également être rejeté. Si la Commission reproche à un Etat membre des pratiques qui constituent une violation de l'article 95, et si elle a entamé la procédure de l'article 169 à ce titre, cette procédure ne perd pas son objet par le fait que la Commission, estimant que ces mêmes pratiques font partie d'un régime d'aides incompatible avec le Marché commun, ouvre la procédure prévue aux articles 92 et 93.
11. Il est à observer, par ailleurs, que si la procédure prévue aux articles 92 et 93 laisse une large marge d'appréciation à la Commission, et dans certaines conditions au Conseil, pour porter un jugement sur la compatibilité d'un régime d'aides d'Etat avec les exigences du Marché commun, il résulte de l'économie générale du traité que cette procédure ne doit jamais aboutir à un résultat qui serait contraire aux dispositions spécifiques du traité concernant, par exemple, les impositions intérieures. Au cas où la Cour serait amenée à déclarer l'imposition du " sovraprezzo " contraire aux dispositions de l'article 95, la procédure que la Commission a engagée en vertu des articles 92 et 93 ne saurait, en conséquence, conduire au maintien de cette imposition dans sa forme actuelle. Par conséquent, le recours intenté au titre de l'article 169 contre un Etat membre ne peut pas être de nature à nuire à l'intérêt que cet Etat peut avoir de maintenir un régime d'aides jugé compatible avec les exigences du Marché commun à la suite d'une procédure introduite en vertu des articles 92 et 93.
Sur la violation de l'article 95 du traité
12. L'article 95, alinea 1, du traité interdit aux Etats membres de frapper directement ou indirectement les produits en provenance des autres Etats membres d'impositions intérieures, de quelque nature qu'elles soient, supérieures à celles qui frappent directement ou indirectement les produits nationaux similaires.
13. Le Gouvernement italien fait valoir d'abord que le " sovraprezzo " pèse de manière identique sur le sucre produit en Italie et sur le sucre importé et que la discrimination alléguée par la Commission réside dans le montant de l'aide octroyée au sucre national. Or, cette aide serait autorisée en vertu de l'article 38 du règlement n° 3330-74 ; elle aurait pour objectif de combler l'écart économique dans le secteur du sucre entre l'Italie et les autres Etats membres, en vue d'assurer la pleine insertion de l'économie sucrière italienne dans l'économie communautaire. Dès lors, l'aide en question devrait représenter une différence nette et constante à l'avantage du sucre italien.
14. Sur ce dernier point, il y a lieu de rappeler que la Cour a déjà dit, dans son arrêt du 25 mai 1977 (affaire 105-78, interzuccheri, Recueil p. 1029) que l'autorisation de l'article 38 du règlement n° 3330-74 d'octroyer les aides qui y sont prévues ne saurait être comprise comme impliquant la conformité avec le droit communautaire de tout mode de financement de ces aides, quelles qu'en soient la nature ou les modalités, et que, dans le financement de l'aide accordée, les autorités nationales restent notamment soumises aux obligations résultant du traité.
15. Il est vrai que le " sovraprezzo " est une taxe qui frappe les produits nationaux et importés sur la base de critères identiques. Toutefois, dans l'interprétation de la notion d' " impositions intérieures " au sens de l'article 95, il peut y avoir lieu de tenir compte de la destination du produit de l'imposition. En effet, lorsque le produit d'une telle imposition est destiné à alimenter des activités qui profitent spécialement aux produits nationaux imposés, il peut en résulter que la contribution prélevée selon les mêmes critères constitue néanmoins une taxation discriminatoire, dans la mesure où la charge fiscale grevant les produits nationaux est neutralisée par des avantages qu'elle sert à financer, tandis que celle grevant les produits importés représente une charge nette.
16. Il en résulte qu'une imposition intérieure est de nature à frapper indirectement les produits en provenance des autres Etats membres plus lourdement que les produits nationaux, si cette imposition sert exclusivement ou principalement à financer des aides dont bénéficient les seuls produits nationaux.
17. Le Gouvernement italien objecte qu'un tel point de vue conduirait, en l'espèce, a une vision formaliste de l'article 95. En effet, il serait loisible à la République italienne de maintenir le " sovraprezzo " tel qu'il est appliqué actuellement, si la recette de cette taxe était versée au trésor italien pour entrer dans le budget général de l'Etat ; le Gouvernement pourrait alors prélever sur ce budget les fonds destinés au financement des aides autorisées par l'article 38 du règlement n° 3330-74. Dans ce cas également, le produit importé ne bénéficierait d'aucun avantage par rapport à la situation existante, puisqu'il continuerait à être soumis au " sovraprezzo " , sans bénéficier des aides accordées au produit national.
18. Il convient d'observer que la situation envisagée par le Gouvernement italien n'est pas comparable à celle qui fait l'objet du présent recours. Celui-ci concerne le " sovraprezzo " en tant qu'imposition intérieure qui, bien que frappant d'un montant égal le sucre national et le sucre importé, est affectée au financement des aides en faveur du sucre national. Si le " sovraprezzo " ne revêtait pas le caractère de taxe affectée au financement des aides à la production nationale, les conditions d'application de l'article 95 ne seraient pas réunies. Dans ce cas, toutefois, l'octroi des aides d'adaptation ne serait plus le résultat automatique d'un système de péréquation grevant le seul secteur de la production et de l'importation du sucre, mais il aurait son origine dans des décisions au niveau législatif ou gouvernemental, ou les différents intérêts professionnels en cause seraient mis en balance.
19. Enfin, le Gouvernement italien souligne que le " sovraprezzo " est prélevé sur le sucre mis à la consommation et que la charge qu'il représente fait partie intégrante du prix de vente du sucre. Il en résulte à son avis que la taxe en question repose en définitive sur le consommateur du produit et que les producteurs et les importateurs du sucre agissent, en acquittant le montant de la taxe, pour le compte du consommateur.
20. Toutefois, comme la Commission le remarque à juste titre, le fait que les charges financières résultant de l'imposition d'une taxe soient répercutées sur les consommateurs ne modifie pas la nature juridique de la taxation en cause. Le Gouvernement italien n'a d'ailleurs pas contesté que le " sovraprezzo " est prélevé sur les producteurs et sur les importateurs de sucre. Le fait, allegué par le Gouvernement italien, que les prix de vente du sucre en Italie, aux divers stades de commercialisation, incluraient le montant du " sovraprezzo " est sans pertinence pour la qualification de cette taxe au regard de l'article 95 du traité.
21. Il résulte de ce qui précède que les arguments avancés par le Gouvernement italien ne sauraient être retenus.
22. Dès lors, le " sovraprezzo " doit être considéré comme une taxe qui, bien que perçue au même taux sur le sucre produit en Italie et celui en provenance des autres Etats membres, ne pèse pas de façon uniforme sur ces produits, étant donné qu'elle constitue une charge inégale pour les produits nationaux qui bénéficient de sa perception et pour les produits importés qui en supportent la charge sans en tirer les avantages.
23. Il y a donc lieu de constater que la République italienne, en frappant le sucre d'une imposition intérieure dont la charge pèse inégalement sur le sucre produit en Italie et sur celui importé des autres Etats membres, a manqué à une obligation qui lui incombe en vertu de l'article 95 du traité.
Sur les dépens
24. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. En l'espèce, la partie défenderesse a succombé en ses moyens ; il y a donc lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR
déclare et arrête :
1) La République italienne, en frappant le sucre d'une imposition intérieure dont la charge pèse inégalement sur le sucre produit en Italie et sur celui importé des autres Etats membres, a manqué à une obligation qui lui incombe en vertu de l'article 95 du traité.
2) La partie défenderesse est condamnée aux dépens.