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Décisions

CJCE, 2e ch., 24 janvier 1991, n° C-339/89

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Alsthom Atlantique (SA)

Défendeur :

Compagnie de construction mécanique Sulzer (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. O'Higgins

Avocat général :

M. Van Gerven

Juges :

MM. Mancini, Schockweiler

Avocats :

Mes Normand, Tinayre

CJCE n° C-339/89

24 janvier 1991

LA COUR (deuxième chambre),

1 Par jugement du 10 mai 1989, parvenu au greffe de la Cour le 3 novembre suivant, le Tribunal de commerce de Paris a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle concernant l'interprétation des articles 2, 3, sous f), 34 et 85, paragraphe 1, du traité CEE.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la société Alsthom Atlantique SA (ci-après "Alsthom ") à la société Compagnie de construction mécanique Sulzer SA (ci-après "Sulzer "), en présence de l'Union des assurances de Paris, appelée en garantie par Sulzer, à propos du mauvais fonctionnement des moteurs pour bateaux fournis par Sulzer à Alsthom et installés dans deux paquebots de croisière livrés à la compagnie néerlandaise Holland & America Tours (ci-après "HAT ").

3 L'une des principales questions débattues devant le juge national concerne l'article 1643 du Code civil français, qui est rédigé comme suit :

"Le vendeur 'est tenu des vices cachés, quand même il ne les aurait pas connus, à moins que, dans ce cas, il n'ait stipulé qu'il ne sera obligé à aucune garantie'."

4 Par sa jurisprudence, la Cour de cassation française a interprété cet article en ce sens que le fabricant ou le vendeur professionnel est soumis à une présomption irréfragable de la connaissance des défauts de la chose vendue et qu'il ne peut se dégager de cette présomption que s'il s'agit de relations contractuelles avec un professionnel de la même spécialité.

5 Devant le juge de renvoi saisi par Alsthom d'une demande en paiement des frais exposés pour remédier aux vices cachés des moteurs vendus par Sulzer, celle-ci fait valoir qu'une jurisprudence du type de celle de la Cour de cassation française n'existe dans aucun autre État membre et qu'elle est de nature à fausser le jeu de la concurrence et à entraver la libre circulation des marchandises.

6 Estimant que le litige soulève des questions d'interprétation des articles 2, 3, sous f), 34 et 85, paragraphe 1, du traité CEE, le Tribunal de commerce de Paris a décidé de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

"Les dispositions combinées des articles 2 et 3, sous f), et les articles 85, paragraphe 1, et 34 du traité de Rome doivent(-ils) être interprétés en ce sens qu'ils interdisent l'application d'une jurisprudence d'un État membre ayant pour effet, en interdisant aux vendeurs professionnels de faire la preuve qu'ils n'avaient pas connaissance du vice de leur fourniture à la date de livraison de celle-ci, de se prévaloir des dispositions de l'article 1643 du Code civil français leur permettant de limiter leur responsabilité lorsqu'ils n'ont pas connaissance du vice dans les mêmes termes que leurs concurrents des autres États membres peuvent le faire selon les dispositions de leur droit national?"

7 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

8 Il convient de rappeler, tout d'abord, que l'article 2 du traité décrit la mission de la Communauté économique européenne. Les objectifs énoncés par cette disposition sont rattachés à l'existence et au fonctionnement de la Communauté et leur réalisation doit être le résultat de l'établissement du Marché commun et du rapprochement progressif des politiques économiques des États membres qui sont également des objectifs dont la mise en œuvre constitue l'objet essentiel du traité (voir, en ce sens, arrêt du 29 septembre 1987, Gimenez Zaera, point 10, 126-86, Rec. p. 3697).

9 Ces objectifs, inspirateurs de la création de la Communauté, et plus particulièrement celui de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté, ne sauraient avoir pour effet de créer des obligations juridiques à la charge des États membres ni des droits au profit de particuliers. Il en résulte que les dispositions de l'article 2 du traité ne sont pas susceptibles d'être invoquées par un particulier devant une juridiction nationale.

10 L'établissement d'un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le Marché commun, énoncé à l'article 3, sous f), du traité, est un objectif précisé dans plusieurs autres dispositions relatives aux règles de concurrence (voir en ce sens notamment les arrêts des 13 février 1979, Hoffmann-La Roche, 85-76, Rec. p. 461, et 9 novembre 1983, Michelin, point 29, 322-81, Rec. p. 3461), dont l'article 85 du traité, lequel interdit les accords et pratiques concertées entre entreprises qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre les États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun.

11 Il convient de rappeler que, conformément à une jurisprudence constante de la Cour (voir, notamment, arrêt du 1er octobre 1987, Vereniging van Vlaamse Reisbureaus, point 10, 311-85, Rec. p. 3801), les articles 85 et 86 du traité concernent le comportement des entreprises, et non pas des mesures adoptées par les organes des États membres. Il n'en reste pas moins que le traité impose à ceux-ci de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures susceptibles d'éliminer l'effet utile de ces dispositions. Tel serait notamment le cas si la conclusion d'ententes contraires à l'article 85 du traité était favorisée ou voyait ses effets renforcés en vertu d'une jurisprudence nationale.

12 Pour ce qui est de la présente affaire, il y a lieu de constater que la présomption irréfragable de la connaissance des défauts de la chose vendue, dont le juge de renvoi fait état, a été développée par la jurisprudence pour des raisons de protection de l'acheteur et n'est pas susceptible de favoriser ou de faciliter la conclusion d'accords contraires à l'article 85.

13 En vertu de l'article 34 du traité, les restrictions quantitatives à l'exportation ainsi que toutes les mesures d'effet équivalent sont interdites entre États membres.

14 Selon une jurisprudence constante de la Cour (voir, en dernier lieu, l'arrêt du 27 mars 1990, Espagne/Conseil, point 21, C-9-89, Rec. p. I-1383), l'article 34 du traité vise les seules mesures qui ont pour objet ou pour effet de restreindre spécifiquement les courants d'exportation et d'établir ainsi une différence de traitement entre le commerce intérieur d'un État membre et son commerce d'exportation, de manière à assurer un avantage particulier à la production nationale ou au marché intérieur, au détriment de la production ou du commerce d'autres États membres.

15 Or, il y a lieu de constater que la jurisprudence de la Cour de cassation française, dont il est fait état dans la présente affaire, s'applique indistinctement à toutes lesrelations commerciales régies par le droit français et n'a ni pour objet ni pour effet de restreindre spécifiquement les courants d'exportation et de favoriser ainsi la production nationale ou le marché intérieur national. Par ailleurs, les parties à un contrat de vente international sont généralement libres de déterminer le droit applicable à leurs relations contractuelles et d'éviter ainsi d'être soumises au droit français.

16 Au vu de l'ensemble de ces considérations, il convient de répondre à la question préjudicielle que les dispositions combinées des articles 2, 3, sous f), 34 et 85, paragraphe 1, du traité CEE doivent être interprétées en ce sens qu'elles ne s'opposent pas à l'application d'une jurisprudence d'un État membre ayant pour effet, en interdisant aux vendeurs professionnels de faire la preuve qu'ils n'avaient pas connaissance du vice de leur fourniture à la date de livraison de celle-ci, de les empêcher de se prévaloir des dispositions législatives nationales leur permettant de limiter leur responsabilité lorsqu'ils n'ont pas connaissance du vice dans les mêmes termes que leurs concurrents des autres États membres peuvent le faire.

Sur les dépens

17 Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (deuxième chambre),

statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal de commerce de Paris, par jugement du 10 mai 1989, dit pour droit :

Les dispositions combinées des articles 2, 3, sous f), 34 et 85, paragraphe 1, du traité CEE doivent être interprétées en ce sens qu'elles ne s'opposent pas à l'application d'une jurisprudence d'un État membre ayant pour effet, en interdisant aux vendeurs professionnels de faire la preuve qu'ils n'avaient pas connaissance du vice de leur fourniture à la date de livraison de celle-ci, de les empêcher de se prévaloir des dispositions législatives nationales leur permettant de limiter leur responsabilité lorsqu'ils n'ont pas connaissance du vice dans les mêmes termes que leurs concurrents des autres États membres peuvent le faire .