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Décisions

CA Versailles, 4e ch., 7 février 2000, n° 7100-96

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

NRJ Production (Sté), Gilda (Sté), NRJ (SA), NRJ Régies (SA), Chérie FM (SA), Pacific FM (SA), RC FM (SA), Régie Networks (SA), Sodirad (Sté), Sogetec (SARL), Spot Machine Gilda (Sté)

Défendeur :

Rouvray Immobilier (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Bardy (faisant fonctions)

Conseillers :

MM. Bureau, Alesandrini

Avoués :

SCP Jupin-Algrin, SCP Bommart-Minault

Avocats :

Mes Sizaire, Azoulay

TGI Nanterre, du 24 avr. 1996

24 avril 1996

Faits et procédure :

La société NRJ Production a acquis de la société Rouvray Immobilier, le 14 avril 1993, différents lots en étage et au sous-sol dans le bâtiment E d'un ensemble immobilier en copropriété comprenant trois bâtiments A, E et G situé 22 rue Boileau et 1 à 5 avenue de Rouvray, ledit ensemble immobilier constituant auparavant le siège social de la société Total SA ; NRJ Production voulait elle-même faire de ce bâtiment son siège social et celui de plusieurs sociétés de son groupe; à cette fin, elle a fait effectuer des travaux de réhabilitation lourde par la société Léon Grosse et il est apparu que les aciers des nervures des planchers constituant l'ossature des différents niveaux n'étaient pas suffisamment enrobés de béton ;

La société NRJ Production a alors assigné la société Rouvray Immobilier, sa venderesse, pour exercer l'action estimatoire et différentes sociétés du groupe NRJ sont intervenues à la procédure pour réclamer l'indemnisation du préjudice résultant pour elles du retard dans la prise de possession de leurs nouveaux locaux;

Par jugement du 24 avril 1996, le Tribunal de grande instance de Nanterre les a déboutées de leurs demandes au motif que la société Rouvray Immobilier, non-professionnelle de l'immobilier, pouvait opposer à l'acquéreur la clause d'exclusion de garantie pour les vices cachés incluse à l'acte de vente;

Vu les conclusions des sociétés NRJ Production, NRJ SA, Gilda, NRJ Régies, Chérie FM, RCFM, Régie Networks, Sodirad, Sogetec et Spot Machine, du 10 novembre 1999, auxquelles la cour se réfère pour plus ample exposé des moyens et demandes et dans lesquelles elles exposent que la société Rouvray Immobilier, comme son nom et son objet social l'indiquent, est un professionnel de l'immobilier ; qu'elle a, en fait, une activité de marchand de biens et a déjà cédé plusieurs biens immobiliers qui figurent en stock dans son bilan, ce qui démontre que l'opération avec NRJ n'est pas isolée ; que d'ailleurs, les ventes obéissent au régime fiscal applicable aux marchands de biens, qualité encore revendiquée dans une seconde vente intervenue entre les parties pour le bâtiment G ; qu'enfin, elle dispose d'une personnalité morale distincte de celle de la société Total; qu'elle ne peut donc, en sa qualité de professionnelle de l'immobilier, invoquer la clause de non-garantie prévue à l'acte de vente ; qu'elle ne peut, non plus, aller contre les constatations de l'expert judiciaire qui caractérise parfaitement le vice caché rendant l'immeuble impropre à sa destination puisque la sécurité incendie n'était plus, en l'état du bâtiment vendu, assurée ; qu'enfin, NRJ Production a toujours voulu acheter un bâtiment sain et ne s'attendait nullement à exposer pour près de 4 500 000 F TTC de travaux ; que les sociétés du groupe sont, par ailleurs, fondées à obtenir sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, l'indemnisation de leur préjudice en raison de la faute de Rouvray Immobilier, professionnelle censée connaître le vice affectant la chose vendue;

Vu les conclusions de la SNC Rouvray Immobilier, du 18 octobre 1999, auxquelles la cour se réfère pour plus ample exposé des moyens et demandes et dans lesquelles elle expose qu'elle n'est qu'une filiale détenue à 99,99 % par la société Total chargée par celle-ci de gérer et de céder le patrimoine immobilier de la société mère après qu'il fut décidé d'en transférer le siège social à La Défense ; qu'elle n'est donc pas du tout professionnelle de l'immobilier et ignorait tout des vices affectant l'immeuble qui servait, depuis sa construction en 1958 environ, de siège social à la société Total sans aucun problème ; qu'elle soutient donc, outre, à l'application de la clause de non-garantie, à l'absence de vice rédhibitoire puisque l'immeuble est parfaitement conforme à sa destination de siège social pour les sociétés du groupe NRJ ; que, s'il faut effectuer certains travaux pour rendre l'enrobage des armatures conforme aux règles de l'art actuelles, il s'agit là de travaux inhérents à la propriété d'un immeuble datant d'une quarantaine d'années qui entrent naturellement dans l'enveloppe budgétaire prévue par la société NRJ pour son opération ; qu'enfin, aucune faute ne peut lui être reprochée par les sociétés du groupe NRJ dont l'action doit être rejetée;

Sur quoi, LA COUR :

Attendu que le caractère caché du vice affectant la chose vendue n'est pas contesté puisqu'il a fallu que les travaux de réhabilitation lourde entrepris à la demande de NRJ Production soient effectués pour que le défaut d'enrobage affectant les aciers des superstructures de l'immeuble apparaisse;

Mais attendu que, pour donner lieu à action estimatoire ou rédhibitoire, le vice doit rendre la chose impropre à l'usage auquel on la destine ou diminuer tellement cet usage que l'acheteur ne l'aurait pas acquise ou n'en aurait donné qu'un moindre prix;

Or attendu que les lots de copropriété cédés étaient affectés depuis l'origine de la construction à usage de siège social de la société Total; qu'il était acquis pour devenir le siège social de la société NRJ Production et de ses sociétés satellites ; que l'acte de vente confirme d'ailleurs, page 7, que le permis de construire est obtenu en vue de continuer cette affectation à titre de bureaux des locaux situés en rez-de-chaussée et étage (les sous-sols étant des places de stationnement) ; que, déjà, une partie des moyens des appelantes consistant à soutenir que les locaux devaient répondre à la réglementation des établissements recevant du public ne peut donc être suivie;

Attendu certes, qu'il résulte de l'expertise que la solidité de l'immeuble est menacée et que les règles de lutte contre l'incendie ne sont pas, en l'état, respectées; que, néanmoins, pendant près de quarante ans la société Total a vécu sans problème dans ces locaux dont l'enrobage des bétons n'était pas conforme aux normes de 1945 et qu'encore, en cours d'expertise, les essais de charge réalisés ont démontré la parfaite solidité de poutrelles viciées;

Attendu, surtout, qu'il résulte de l'attestation de Serge Bonamy directeur de l'agence immobilière ayant réalisé la transaction, que la société NRJ recherchait depuis six ans un immeuble susceptible d'accueillir son siège social ; qu'ayant enfin déniché le local adéquat, la société NRJ Production a acquis l'immeuble pour 118 600 000 F TTC, soit 100 000 000 F HT ; qu'elle avait soumis son acquisition, dans la promesse d'achat du 5 janvier 1993, à la condition suspensive d'obtenir un devis de travaux ne dépassant pas 34 000 000 F HT ; qu'en fait, si l'on additionne le budget provisionnel envisagé pour les travaux initiaux (28 275 000 F HT), les frais de maîtrise d'œuvre (1 950 000 F HT, soit 6,896 %), le montant des travaux retenus par l'expert (3 765 875 F) et les frais de maîtrise d'œuvre exigés par ces travaux supplémentaires calculés au même taux que ci-dessus (259 694,74 F HT), on aboutit à un total de l'opération de 34 250 570 F HT très légèrement supérieur à l'enveloppe envisagée à l'origine ; qu'il est donc permis de douter que, pour une dépense supplémentaire de seulement 250 570 F, la société NRJ Production, qui attendait depuis six ans un tel local, aurait renoncé à son achat;

Attendu, dans le même ordre d'idées, que le montant des travaux de 3 765 875 F HT est certes important mais doit être relativisé dans le cadre d'une telle opération immobilière quand on le compare aux 18 600 000 F de TVA acquittée sur la vente ou encore aux 2 820 000 F HT de commission d'agence immobilière;

Attendu qu'il n'est même pas sûr que la société NRJ Production, si elle avait connu le vice et le montant des travaux de reprise, n'aurait pas acquis aux mêmes conditions, puisque, postérieurement à l'achat du Bâtiment E, elle a acquis de Rouvray Immobilier le bâtiment G au prix initialement convenu après qu'il eût été clairement imposé par Rouvray, comme condition à la cession, que l'appelante prendrait le bâtiment G en son état actuel même s'il devait se révéler, ce qui était plus que probable, que l'immeuble était affecté du même vice que le bâtiment E pour lequel le litige était déjà noué ; que certes, cet élément intervient postérieurement à la vente litigieuse et qu'il est aussi certain qu'NRJ n'avait pas de marge de manœuvre puisqu'elle avait déjà entamé des travaux sur le bâtiment G et était liée par son installation dans le bâtiment E voisin ; qu'il n'en reste pas moins que les concessions unilatérales faites par NRJ sur le bâtiment G démontrent à suffire sa détermination à acquérir l'ensemble immobilier et les moyens financiers qu'elle était disposée à mettre en œuvre pour y parvenir ; qu'ainsi le caractère rédhibitoire du vice affectant les lots acquis n'est pas démontré;

Attendu que c'est donc à titre superfétatoire que la cour analysera brièvement l'opposabilité à l'acquéreur de la clause de non-garantie des vices contenue dans l'acte de vente ; que la discussion sur ce point réside dans la qualité de professionnelle de la société Rouvray Immobilier;

Attendu, à ce sujet, que si le nom même de l'intimée et son objet social "toutes activités immobilières notamment les opérations de marchand de biens" ainsi que le régime fiscal appliqué aux opérations passées avec NRJ militent en faveur de l'attribution de l'épithète de "professionnelle" à attribuer à Rouvray Immobilier, il faut considérer, malgré tout, que cette qualification doit être réservée à celui qui procède de façon habituelle à la cession de biens immobiliers dont il fait commerce et qui est, du fait de son expérience, censé connaître les vices mêmes cachés affectant la chose vendue;

Or attendu qu'il résulte des éléments du dossier que, dans le cadre des avatars ayant abouti à la création de l'actuelle société anonyme Total, la société Rouvray Immobilier a été créée en 1986 pour gérer le patrimoine immobilier de la seule société Total ; que celle-ci détient d'ailleurs, 99,99 % de ses parts (9 999 parts sur 10 000) la 10 000e part étant détenue par une société financière ; que Rouvray Immobilier est d'ailleurs incluse dans le périmètre de consolidation comptable de la société Total ; qu'elle n'a, nonobstant son objet social de "marchand de biens", jamais acquis depuis sa création, un quelconque immeuble en vue de le revendre et n'a jamais eu dans son "stock" que les immeubles constituant le siège social de la société Total ou des immeubles qui lui ont été transmis à la suite d'échanges avec ceux du siège social de Total;

Attendu que si Rouvray Immobilier est bien la propriétaire, en nom, des lots cédés, l'historique de cette accession à la propriété est parfaitement retracé par les premiers juges dans leur motivation et démontre que, dans l'esprit de tous les intervenants, le véritable cocontractant et interlocuteur de la société NRJ Production dans le cadre de cette vente était la société Total (cf sur ce point le courrier adressé par NRJ à l'agence Elite le 14 décembre 1992 et l'opinion de Bonamy, dirigeant de cette agence sur la qualité de venderesse de la société Total) ; qu'enfin, il est déterminant de constater qu'était adossé à la vente du bâtiment E un engagement contractuel de la société Total de consacrer chaque année pendant quatre ans un budget publicitaire de 5 250 000 F pour passer des messages sur les antennes d'NRJ, contrat qui, par hypothèse, ne peut concerner que Total et non Rouvray Immobilier;

Attendu qu'il résulte de ces éléments que la société Rouvray Immobilier n'a fait que vendre à NRJ Production, en sa qualité de filiale de la société Total, un élément du patrimoine immobilier de cette dernière après que la société Total l'eût utilisé comme siège social pour son entreprise pendant une quarantaine d'années ; qu'en effectuant cette cession, la société Rouvray Immobilier, qui n'avait aucune volonté spéculative pour son propre compte et n'avait aucune connaissance technique particulière en la matière, n'a donc pas agi comme une professionnelle et ne peut être présumée avoir connu le vice affectant la chose vendue ainsi que l'ont à juste titre considéré les premiers juges ;

Attendu qu'aucune faute de nature quasi-délictuelle ne pouvant être retenue, par ailleurs, à l'encontre de Rouvray Immobilier, les sociétés du groupe NRJ intervenant volontairement à la procédure seront déboutées de leurs demandes;

Attendu qu'il apparaît inéquitable de laisser supporter à l'intimée la charge de la totalité des frais irrépétibles qu'elle a dû engager ; qu'il lui sera accordé une indemnité de 10 000 F à ce titre;

Par ces motifs: Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort: Confirme, en toutes ses dispositions le jugement entrepris; Déboute les parties de leurs autres demandes non contraires; Condamne, in solidum, les appelantes à payer à la société Rouvray Immobilier une somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Condamne, in solidum, les appelantes aux dépens d'appel; Accorde à la SCP Bommart & Minault, avoués associés, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.