CA Paris, 4e ch. A, 24 novembre 2004, n° 03-13452
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Association ACIP
Défendeur :
Moshe Alloun
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Carre-Pierrat
Conseillers :
Mmes Magueur, Rosenthal-Rolland
Avoué :
SCP Bommart-Forster
Avocats :
Mes Bensimhon, Moatty.
Vu l'appel interjeté, le 24 juin 2003, par l'Association Consistoriale Israélite de Paris (ci-après ACIP) d'un jugement rendu le 29 avril 2003 par le Tribunal de grande instance de Paris qui a:
* dit qu'en diffusant auprès des commerçants revendeurs de produits cascher une circulaire leur interdisant de commercialiser les produits certifiés par Monsieur Moshé Alloun, elle s'est rendue coupable d'actes de concurrence déloyale par dénigrement ainsi que d'entente illicite,
* fait interdiction à l'appelante de poursuivre la diffusion de la circulaire litigieuse ou de tout autre message, sous quelque forme que ce soit, contenant des propos constitutifs de concurrence déloyale à l'encontre de Monsieur Moshé Alloun, sous astreinte de 1 500 euro par infraction constatée passé le délai d'un mois à compter du jugement,
* condamné l'appelante à payer à Monsieur Moshé Alloun la somme de 20 000 euro à titre de dommages-intérêts ainsi que la somme de 3 500 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
* ordonné la publication du dispositif du jugement dans trois journaux ou périodiques au choix de Monsieur Moshé Alloun, et aux frais de l'appelante, sans que le coût de chaque insertion puisse dépasser la somme de 3 000 euro,
* ordonné l'exécution provisoire du jugement,
* rejeté le surplus des demandes,
* condamné l'appelante aux dépens;
Vu les dernières conclusions signifiées le 1er juin 2004, aux termes desquelles l'association Consistoriale Israélite de Paris, poursuivant l'infirmation du jugement déféré, demande à la cour de déclarer Moshé Alloun aussi irrecevable que mal fondé en ses demandes, en conséquence, de le débouter de l'intégralité de celles-ci et de le condamner à lui verser la somme de 6 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel ;
Vu les ultimes conclusions, en date du 20 septembre 2004, par lesquelles Moshé Alloun, poursuivant la confirmation du jugement déféré en ce qui concerne le principe des condamnations prononcées à l'encontre de l'ACIP, demande à la cour de le réformer pour le surplus et, statuant à nouveau, de:
* condamner l'ACIP à lui verser la somme de 100 000 euro à titre de dommages et intérêts,
* ordonner la publication d'un communiqué rendant compte de la décision rendue sur le site internet alliance.fr, aux frais de l'ACIP,
* condamner l'ACIP à lui verser la somme de 5 000 euro au titre des frais irrépétibles, ainsi qu'aux dépens d'appel;
Sur ce, LA COUR,
Considérant que, pour un exposé complet des faits et de la procédure, il est expressément renvoyé au jugement déféré et aux écritures des parties ; qu'il suffit de rappeler que;
* Moshé Alloun, titulaire depuis 1996 du diplôme de RAV correspondant au titre de rabbin décisionnaire, exerce depuis cette date une activité de contrôle de la composition et des méthodes de fabrication des produits alimentaires afin de leur garantir le caractère casher, c'est-à-dire la conformité aux prescriptions rituelles de la religion juive, et perçoit à ce titre une rémunération proportionnelle aux quantités de produits soumis à son contrôle et commercialisés sous son label,
* cette activité est également exercée par l'ACIP,
* en avril 2001, l'ACIP a fait diffuser auprès des commerçants revendeurs de produits casher une circulaire ayant pour objet de leur interdire de commercialiser les produits garantis par plusieurs rabbinats, au nombre desquels Moshé Alloun;
Considérant que l'ACIP critique le jugement déféré en ce que, d'abord, il n'a pas retenu sa qualité d'unique association cultuelle agréée par le ministère de l'Agriculture et par la Répression des Fraudes pour la gestion et la cachérisation alimentaire, ensuite, qu'il a considéré que Moshé Alloun était habilité à certifier les aliments cascher;
Mais considérant, en premier lieu, que, contrairement aux allégations de l'ACIP, les dispositions de l'article 1er, alinéa 2, du décret n° 81-606 du 18 mai 1981, modifiant le décret n° 80-791 du 1er octobre 1980, pris pour l'application de l'article 276 du Code rural, qui édite que l'abattage rituel ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par les organismes religieux agréés, sur proposition du ministre de l'Intérieur, par le ministre de l'Agriculture, ne concernent pas la cachérisation alimentaire, seule activité exercée par l'intimé;
Que, en outre, l'ACIP dénature, dans ses écritures, la portée de l'arrêté du 1er juillet 1982, paru au Journal officiel de la République française puisqu'elle est aux termes de cet arrêté, exclusivement agréée pour habiliter des sacrificateurs autorisés à pratiquer l'égorgement rituel, à l'exclusion de toute référence aux personnes procédant à la cachérisation de produits agro-alimentaire ;
Que l'ACIP qui paraît ainsi méconnaître 1' étendue des agréments administratifs dont elle est en droit de se prévaloir, ne saurait donc revendiquer un quelconque monopole sur l'activité économique de cachérisation;
Que, en second lieu, l'association appelante n'est pas plus fondée à soutenir que Moshé Alloun ne serait pas habilité à procéder à la certification des produits alimentaires casher;
Qu'en effet, l'ACIP qui ne conteste pas l'absence de délivrance d'un diplôme spécifique pour la cachérisation des produits alimentaires, ne conteste pas plus l'affirmation de Moshé Alloun selon laquelle seuls les diplômes obtenus par un rabbin dans le cadre de ses études religieuses, peuvent lui conférer les compétences nécessaires à exercer cette activité;
Que Moshé Alloun verse aux débats de nombreuses attestations de rabbins, tous membres de tribunaux rabbiniques, dont il s'évince qu'il a satisfait aux examens religieux relatifs aux lois concernant la salaison des viandes, les interdits du mélange lacté-carné, les interdits de mixtures (attestations de Yaacov Méir Stern, Shmuel Eliézer Stern, Zalman Nehemia Goldberg et Tsof Oudevach);
Que l'attestation du Grand Rabbin Chalom Messas versée aux débats par l'appelante n'est pas de nature à faire échec à celles produites par Moshé Alloun dès lors qu'elle ne conteste pas la réalité et la portée des examens religieux par lui subis, mais se borne à indiquer que, en matière de cacherout, les compétences reconnues ne pourraient être exercées que par les Rabbins connus et reconnus en tant que tels dans leurs communautés respectives et placés sous l'autorité d'un grand rabbin de la ville dont ils dépendent;
Qu'en effet, l'attestant ne conteste pas l'affirmation de l'intimé selon laquelle le dispositif décrit dans cette attestation se rapporte en réalité à la situation qui existe en Israël où chaque ville dispose d'un grand Rabbin qui a autorité sur les autres, ce qui n 'est pas le cas en France; que, par ailleurs, la cour relève que le Grand Rabbin Chalom Messas a délivré à Moshé Alloun un document aux termes duquel il atteste, après avoir procédé à son audition, des compétences de celui-ci au regard des connaissances requises en matière de cacherout;
Qu'enfin l'attestation de David Elmaleh préposé de l'association appelante, est dépourvue de toute pertinence dès lors qu'elle n'a trait qu'à deux faits qui seraient imputables à Moshé Alloun non avérés par des témoignages extérieurs à l'ACIP;
Considérant, en deuxième lieu, que l'ACIP fait valoir que la circulaire litigieuse n'aurait été diffusée qu'à ses seuls partenaires ;
Mais considérant qu'une telle affirmation est inexacte puisqu'il est établi que loin d'être une circulaire interne celle-ci a été non seulement apposée sur le tableau d'affichage de synagogues mais également diffusée sur le site Alliance.fr qui relaie les informations diffusées au sein de la communauté juive de France;
Considérant, en troisième lieu, que l'ACIP ne peut sérieusement exciper de la notion de défense de l'intérêt des consommateurs, dès lors qu'il est établi que Moshé Alloun est qualifié pour procéder à la cachérisation des produits alimentaires;
Considérant, en quatrième lieu, que l'association appelante ne saurait pertinemment contester que, que la circulaire litigieuse ainsi rédigée ;
Nous vous informons qu'à dater de ce jour le Beth Din de Paris ne permet pas que soient commercialisés dans son circuit, par les commerçants dépendant de son autorité, les produits garantis par les rabbinats suivants: (...) - Rav Moshé Alloun d'Aix-les-Bains.
Cette décision a été adoptée en raison de l'absence totale d'information quant aux normes de cacheroute suivies par ces rabbinats. Nous demandons aux Inspecteurs Rituels de faire retirer sans délais tout article qui porterait leur estampille.
Dénigre Moshé Alloun;
Qu'en effet, les termes employés sont de nature, ainsi que le relèvent avec pertinence les premiers juges, à jeter le discrédit sur la personne et l'activité de Moshé Alloun et pour objet de détourner sa clientèle d'autant plus que l'association appelante se prévaut dans l'exercice de son commerce de cachérisation d'une autorité morale dépassant le simple cadre de ses activités commerciales;
Qu'il s'ensuit que le jugement déféré sera confirmé en ce qu'il a retenu à l'encontre de l'ACIP des faits de dénigrement constitutifs de concurrence déloyale;
Considérant, en droit, que, s'agissant du grief tiré d'une pratique anticoncurrentielle, il résulte des dispositions de l'article L. 4204 du Code de commerce, que sont prohibées (...) lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu'elles tendent à 1°) limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d'autres entreprise;
Que toute pratique de boycott est en soi anticoncurrentielle;
Considérant, en l'espèce, qu'il ne peut être sérieusement contesté, nonobstant les motivations religieuses invoquées et les pratiques qui en sont induites, qu'il existe un marché concurrentiel de la cachérisation des produits alimentaires ;
Que les consignes données aux termes de la circulaire litigieuse par l'ACIP constituent des pratiques concertées prohibées par le texte précité, puisqu'elles tendent à boycotter les services de Moshé Alloun, alors même que cette mesure de rétorsion ainsi prise à son égard n'est pas, contrairement aux allégations de l'association appelante, justifiée par l'illicéité des pratiques mises en œuvre par celui-ci;
Qu'il s'ensuit que le jugement déféré mérite également sur ce point confirmation;
* sur les mesures réparatrices:
Considérant que, dans ses écritures, l'ACIP ne conteste pas l'atteinte portée à la réputation de Moshé Alloun, ni la recevabilité de cette demande
Que la réparation de ce préjudice doit prendre en compte la très large diffusion de la circulaire litigieuse, ainsi que la cour l'a précédemment retenue;
Considérant que, s'agissant du préjudice pécuniaire invoqué par Moshé Alloun, force est de constater que celui-ci se borne à verser aux débats des avis d'imposition pour les années 2001 et 2002, qui ne sont accompagnés d'aucune justification quant à la nature des revenus imposables ;
Que, toutefois, il résulte des attestations de:
* la société NPK Distribution, en date du 3 février 2002, que, suite à la lettre circulaire de l'ACIP, celle-ci met fin à toute collaboration avec Moshé Alloun ce qui représente une perte de 94 500 euro pour la société dont 5 % pour l'intimé,
* la société Interlago, en date du 5 septembre 2001, qu'elle doit suspendre, toujours à la suite de la diffusion de la circulaire, la veine des différents produits fabriqués sous le label de l'intimé,
* la société Yeladim, en date du 21 février 2002, qu'elle dénonce, consécutivement à la diffusion de la circulaire, le contrat souscrit le 7 décembre 1999, représentant une perte pour Moshé Alloun de 609,80 euro par mois;
Que, en outre, les actes anti-concurrentiels retenus à l'encontre de l'association appelante ont nécessairement causé un préjudice à Moshé Alloun, puisqu'ils ont eu pour effet de détourner des clients sur le marché pertinent de la cachérisation des produits alimentaires ;
Qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments que, en fixant le préjudice global subi par l'intimé à la somme de 20 000 euro, le tribunal a fait une juste appréciation de son préjudice;
Considérant qu'il convient, afin de mettre un terme aux pratiques illicites retenues à l'encontre de l'ACIP, de confirmer tant la mesure de publication ordonnée, sauf à faire mention du présent arrêt, que celle d'interdiction;
Que, toutefois, il y a lieu, pour le même motif, de compléter ces mesures en ordonnant la publication d'un communiqué sur le site alliance.fr suivant les modalités précisées au dispositif du présent arrêt;
* sur les autres demandes:
Considérant qu'il résulte du sens de l'arrêt que les demandes de L'ACIP relatives aux dommages et intérêts et à l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, seront rejetées ; que, en revanche, l'équité commande de la condamner, sur ce dernier fondement, à verser à Moshé Alloun une indemnité complémentaire de 5 000 euro;
Par ces motifs, Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, Et, y ajoutant, Dit qu'il sera fait mention du présent arrêt dans la publication ordonnée, Ordonne la publication sous forme de communiqué du dispositif du jugement déféré et de celui du présent arrêt sur le site internet alliance.fr aux frais de l'association Consistoriale Israélite de Paris, Rejette toutes autres demandes, Condamne l'association Consistoriale Israélite de Paris à verser à Moshé Alloun une indemnité complémentaire de 5 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, La condamne en outre aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.