CA Versailles, ch. réunies, 21 juin 1993, n° 9045-91
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Sacaf (SA)
Défendeur :
Sieffert, Cie Groupe Drouot (Sté), Fourment, Cie MAF (Sté), Cie Préservatrice Foncière (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Stephan
Conseillers :
Mmes Liauzun, Duno, MM. Martin, Maron
Avoués :
SCP Keime-Guttin, SCP Jullien-Lecharny, SCP Merle-Doron, Me Bommart
Avocats :
Mes Bernard, Levy, Genete-Bouvier.
Faits et procédure :
Françoise Sieffert a acquis, selon acte notarié du 16 janvier 1985, de la SA "Crédit Automobile de France " (dite Sacaf), un appartement de 62 m² environ situé au rez-de-chaussée sur cour de l'immeuble du 45, rue Linné à Paris (5e), pour le prix de 750 000 F.
Cette vente a été résolue, à la demande de l'acquéreur, par jugement du Tribunal de grande instance de Paris en date du 26 avril 1988 à la suite de graves désordres d'humidité rendant l'appartement impropre à sa destination.
Par ce même jugement, la Sacaf a été condamnée à restituer la somme de 750 000 F à Mademoiselle Sieffert, avec intérêts au taux légal à compter du 16 janvier 1985 (date de la vente) et, en outre, à lui payer la somme de 327 394,70 F à titre de dommages et intérêts toutes causes de préjudice confondues (frais d'aménagement, frais notariés, intérêts du prêt, etc.).
Ce jugement a débouté la Sacaf de ses appels en garantie formés à l'encontre de l'architecte et de son assureur, de Maître Ferrari syndic à la liquidation des biens de l'entreprise générale, la société "Générale de construction" et de son assureur "Préservatrice foncière assurance" (PFA), les locaux constituant l'appartement en cause ayant été transformés pour l'habitation à partir d'un entrepôt.
Ce jugement a encore mis hors de cause la compagnie "Groupe Drouot", assureur en police CNR, les travaux de transformation n'ayant pas fait l'objet d'une réception.
La Sacaf a relevé appel de cette décision, devant la Cour d'appel de Paris, en intimant Mademoiselle Sieffert, l'architecte Fourment et son assureur la MAF, Maître Ferrari ès-qualité et l'assureur de la société "Générale de construction" la compagnie PFA ainsi que la compagnie "Groupe Drouot".
Mademoiselle Sieffert a relevé appel incident sur le montant des sommes qui lui ont été allouées en conséquence de la résolution de la vente.
Par arrêt du 28 juin 1989, la Cour de Paris a confirmé le jugement sur la résolution de la vente aux torts de la société Sacaf ainsi que sur le remboursement du prix de vente (750 000 F) avec intérêts à compter du jour de la vente. Elle a débouté Mademoiselle Sieffert de son appel incident relatif à sa perte patrimoniale fondée sur l'évolution des prix dans le domaine immobilier.
L'arrêt susvisé a également débouté Françoise Sieffert de sa demande de capitalisation des intérêts alloués sur la somme de 750 000 F.
Par ailleurs, cet arrêt a disjoint les demandes en garantie formées par la Sacaf à l'encontre des constructeurs et de leurs assureurs et de ceux-ci entre eux.
Françoise Sieffert a formé pourvoi contre cet arrêt à l'encontre de toutes les parties au procès (vendeur, architecte et son assureur, Maître Ferrari ès-qualité et la compagnie PFA et la compagnie Groupe Drouot).
Par arrêt du 26 juin 1991,la troisième chambre civile de la Cour de Cassation a :
- donné acte à Mademoiselle Sieffert de son désistement de pourvoi au bénéfice de l'architecte, de Maître Ferrari ès-qualité et des assureurs MAF et PFA,
- mis hors de cause la compagnie "Groupe Drouot" et la société "Drouot Assurances" (le même assureur étant désigné sous deux dénominations distinctes),
- vu l'article 455 du NCPC, cassé l'arrêt de la Cour d'appel de Paris en ce qu'il a débouté Mademoiselle Sieffert de ses demandes de dommages et intérêts pour sa perte patrimoniale et de capitalisation des intérêts de la somme de 750 000 F,
- renvoyé la cause et les parties devant la Cour d'appel de Versailles.
Françoise Sieffert a saisi la Cour de céans le 6 novembre 1991 à l'encontre de la Sacaf mais aussi de l'architecte Fourment, de Maître Ferrari ès-qualité, des assureurs MAF, PFA et Drouot, et ce bien que ce dernier ait été mis hors de cause par la Cour de Cassation et que l'appelante se soit désistée au bénéfice des premiers (architecte, Maître Ferrari et les assureurs).
Par ordonnance du 25 février 1993, le conseiller de la mise en état a disjoint de la cause ce qui pourrait concerner Maître Ferrari et "Drouot Assurance" pour le cas où celui-ci serait un assureur différent du "Groupe Drouot".
Cette ordonnance n'a pas fait l'objet d'un déféré, de telle sorte qu'aujourd'hui la Cour de Versailles se trouve saisie de l'appel de Mademoiselle Sieffert à l'encontre de la Sacaf, de l'architecte Fourment et de son assureur MAF, des assureurs PFA et "Groupe Drouot".
Gilles Fourment et la MAF, en se fondant sur les articles 1026 et suivants du NCPC, demandent à la Cour de déclarer l'appelante irrecevable en son appel en ce qu'il est dirigé contre eux, puisqu'elle s'est désistée de son pourvoi à leur égard et ne leur demande rien et de la condamer, en conséquence, à leur payer à chacun la somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
Les assureurs "Groupe Drouot" et "Préservatrice Foncière" concluent de même, par écritures communes, à l'irrecevabilité de l'appel de Mademoiselle Sieffert en ce qu'il est dirigé contre eux, pour les mêmes motifs.
Ils sollicitent la condamnation de l'appelante à leur payer à chacun la somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
La Sacaf conclut à l'irrecevabilité des demandes de Françoise Sieffert comme étant nouvelles en cause d'appel.
Elle estime, en effet, que la demande de dommages et intérêts pour perte de valeur patrimoniale formée devant la cour n'est pas la même que celle de dommages et intérêts pour "absence de plus- value" qu'avait formée Mademoiselle Sieffert dans son exploit introductif d'instance de mars 1987; que la demande de capitalisation des intérêts a été formée pour la 1ère fois devant la cour alors que les conditions de l'anatocisme étaient déjà remplies devant le tribunal.
Subsidiairement, au fond, la Sacaf conclut au mal fondé des demandes faisant valoir que le préjudice qu' invoque l'appelante est un préjudice indirect par rapport à la résolution de la vente ; qu'au demeurant, la "flambée de l'immobilier" qu'invoque Mademoiselle Sieffert n'était en effet qu'une flambée, les prix de l'immobilier s'étant depuis effondrés ; que la perte qu'elle invoque ne peut être que la perte d'un profit spéculatif éventuel auquel elle a renoncé en demandant la résolution de la vente ; qu'enfin, l'octroi des intérêts de droit sur le prix d'achat restitué constitue une compensation suffisante à son préjudice.
Françoise Sieffert conclut à l'infirmation du jugement en ce qu'il a rejeté sa demande de dommages et intérêts en compensation de la perte patrimoniale qu'elle a subie et sa demande de capitalisation des intérêts alloués sur le remboursement du prix d'achat.
Elle demande, en conséquence, cette capitalisation et l'allocation d'une somme de 800 000 F à titre de dommages et intérêts, outre 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Elle invoque, à l'appui de sa demande de dommages et intérêts, l'article 1645 du Code civil, la Sacaf ayant été reconnue définitivement par la Cour d'appel de Paris comme un vendeur professionnel connaissant les vices de la chose et, en conséquence, tenu outre de restituer le prix reçu, de tous les dommages et intérêts envers l'acheteur.
Elle estime que la Sacaf a entrepris l'opération de transformation de l'immeuble dont dépend l'appartement en cause dans un souci d'économie comme d'autres opérations similaires qui ont présenté les mêmes difficultés.
Elle soutient que la perte patrimoniale qu'elle subit est une conséquence directe de l'impossibilité de remédier aux vices de l'appartement qui ont rendu inévitable la résolution de la vente ; qu'elle doit être replacée dans la situation où elle se serait trouvée si "l'acte dommageable" n'avait pas eu lieu ; or, qu'en l'espèce, elle ne peut avec les 750 000 F restitués s'acheter aujourd'hui un appartement équivalent dans le même quartier, les prix dans le quartier en cause variant de 25 000 F à 27 000 F le m2, ce qui donne pour un appartement de 62 m2 un prix d'achat de 1 550 000 F.
En réplique aux conclusions de la Sacaf, Françoise Sieffert soutient que ses demandes ne sont pas nouvelles, puisque d'une part elle avait déjà demandé des dommages et intérêts pour "absence de plus-value" en première instance, ce qu'elle a traduit ensuite par "perte de valeur patrimoniale", ce qui revient au même et, d'autre part, puisque la demande de capitalisation n'est pas une demande nouvelle et ne pouvait être d'ailleurs faite en première instance faute d'un délai suffisant.
Elle fait valoir que la Cour de Cassation dans son arrêt de renvoi a d'ailleurs admis le bien fondé de sa demande de dommages et intérêts en reprochant à l'arrêt de la Cour d'appel de Paris de n'avoir pas répondu à la question de Mademoiselle Sieffert faisant valoir que le seul remboursement du prix de l'appartement ne lui permettait plus d'acquérir un appartement similaire ; par ailleurs, que les intérêts au taux légal n'ont pas vocation à compenser cette perte patrimoniale mais à indemniser forfaitairement le créancier de la dévalorisation de la somme qu'il avait indûment versée au débiteur.
Sur quoi, LA COUR :
I - Sur la recevabilité de l'appel à l'égard de certains intimés :
Considérant que Françoise Sieffert a notamment intimé devant la Cour de renvoi, la Cour d'appel de Versailles, la compagnie "Groupe Drouot" alors que celle-ci a été mise hors de cause par la Cour de Cassation par son arrêt du 26 juin 1991 ;
Considérant qu'elle a également intimé l'architecte Fourment et son assureur la MAF ainsi que l'assureur "Préservatrice foncière" de l'entreprise générale alors qu'elle s'est désistée de son pourvoi à leur égard, ainsi que l'a constaté l'arrêt de la Cour de Cassation susvisé ;
Considérant, dès lors, que c'est à bon droit que ces intimés concluent à l'irrecevabilité de l'appel de Mademoiselle Sieffert, l'arrêt de Paris du 28 juin 1989 étant définitif à leur égard ;
Considérant qu'il convient d'allouer à Fourment et la MAF la somme unique de 6 000 F pour leurs frais d'appel exclus des dépens, puisqu'ils ont présenté une défense commune, et ce à la charge de l'appelante ;
Considérant qu'il en est de même en ce qui concerne les assureurs "Groupe Drouot" et PFA qui ont également présenté, devant la Cour de renvoi, une défense commune.
II - Sur la recevabilité des demandes de Françoise Sieffert :
Considérant qu'il convient, au préalable, de préciser que la résolution judiciaire de la vente de l'appartement est définitive ainsi que la condamnation de la Sacaf à rembourser à Mademoiselle Sieffert le prix d'achat de cet appartement (750 000 F) avec intérêts à compter de cette vente, ainsi encore que la condamnation à dommages et intérêts en réparation de différents préjudices (frais notamment), la Cour de Cassation n'ayant cassé l'arrêt de la Cour d'appel de Paris qu'en ce qui concerne le débouté de la demande de capitalisation des intérêts et de dédommagement de la perte patrimoniale et ce pour défaut de motif ;
Considérant, en ce qui concerne la première de ces demandes (capitalisation) que, contrairement à ce que soutient la Sacaf, elle ne peut être qualifiée de demande nouvelle au sens de l'article 564 du NCPC, l'article 566 du même code permettant aux parties d'ajouter à leurs demandes soumises au premier juge toutes celles qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le complément ; or considérant que la demande de capitalisation des intérêts est le complément de la demande d'intérêts formulée expressément par Mademoiselle Sieffert devant les premiers juges ; Considérant que cette demande est donc recevable ; qu'il ne peut cependant y être fait droit que jusqu'au jour où les intérêts ont été payés (en décembre 1989, au dire de la Sacaf), non démentie par Mademoiselle Sieffert ;
Considérant, en ce qui concerne la demande de dommages et intérêts pour "perte patrimoniale", qu'elle n'est pas davantage nouvelle au sens de l'article 564 du NCPC, l'article 565 suivant précisant que ne sont pas nouvelles les prétentions tendant aux mêmes fins que celles soumises au premier juge même si leur fondement juridique est différent ; Considérant qu'en l'espèce, la demande de Mademoiselle Sieffert, exprimée devant la Cour de Paris puis celle de Versailles, pour dédommagement de la perte patrimoniale qu'elle dit avoir subie tend aux mêmes fins (allocation de dommages et intérêts en réparation d'un préjudice financier) que celle exprimée devant les premiers juges sous la qualification "d'absence de plus-value " ; qu'il s'agit là d'une simple variation de vocabulaire qui ne modifie en rien la nature de la demande ; Considérant, dès lors, que cette demande est également recevable ;
Considérant, en définitive, que la Sacaf sera déboutée de ses moyens d'irrecevabilité.
III - Sur le bien fondé des demandes de Françoise Sieffert :
1°) Sur la demande de capitalisation :
Considérant que la demande de capitalisation des intérêts est fondée puisque les intérêts en cause ont été définitivement alloués sur la somme de 750 000 F à compter du 16 janvier 1985 ;
Considérant que répondant aux conditions de l'article 1154 du Code civil, elle doit être accueillie, mais seulement jusqu'en décembre 1989, date à laquelle les intérêts à capitaliser ont été payés par la Sacaf (cf. ses conclusions du 3 décembre 1992).
2°) Sur la demande de dommages et intérêts pour perte patrimoniale :
Considérant qu'il a été jugé définitivement que l'article 1645 du Code civil devait s'appliquer en la cause ;
Considérant, en conséquence, que la Sacaf, vendeur qui connaissait les vices de la chose doit, outre la restitution du prix qu'elle a reçu (assorti des intérêts au taux légal à compter du paiement, pour compenser le fait que l'acquéreur n'a pu bénéficier de la plus-value qu'aurait pris l'appartement dont la vente est résolue et pas davantage de ce que lui aurait rapporté la somme de 750 000 F restituée si elle avait été placée depuis 1985, ces intérêts devant se capitaliser dans les conditions de l'article 1154 du Code civil) payer "tous les dommages et intérêts" envers l'acheteur ;
Or considérant, qu'outre le paiement de dommages et intérêts qui ont été définitivement alloués à Mademoiselle Sieffert en remboursement de divers frais engagés par elle en pure perte (compte tenu de la résolution de la vente), le vendeur doit également indemniser la perte patrimoniale que subirait Mademoiselle Sieffert du fait qu'elle ne pourrait plus acquérir aujourd'hui un appartement similaire ;
Or considérant qu'aujourd'hui le prix d'un appartement de même type, de 62 m2, situé dans le Sème arrondissement de Paris, peut être estimé (compte tenu des renseignements immobiliers produits de part et d'autre aux débats) à 1 426 000 F (23 000 F du m2, eu égard à la situation sur cour, au rez-de-chaussée de l'appartement dont la vente a été résolue) ;
Considérant que la Sacaf devra donc être condamnée à payer la somme qui résultera éventuellement de la différence entre la somme susdite de 1 426 000 F et celle résultant de l'addition de la somme restituée de 750 000 F avec les 390 991 F d'intérêts et leur capitalisation jusqu'en décembre 1989 dans les conditions de l'article 1154 du Code civil, et ce pour dédommager Mademoiselle Sieffert du préjudice pour perte patrimoniale qu'elle subira si le prix de 1 426 000 F ne se trouvait pas compensé par la somme susdite avec intérêts et capitalisation.
30) Sur la demande fondée sur l'article 700 du NCPC :
Considérant qu'il est équitable d'allouer à l'appelante la somme de 8 000 F pour ses frais d'appel exclus des dépens, à la charge de la Sacaf.
Par ces motifs : Statuant publiquement, par décision contradictoire : Vu l'arrêt de la 3ème chambre civile de la Cour de Cassation en date du 26 juin 1991, Déclare irrecevable l'appel de Françoise Sieffert en ce qu'il est dirigé à l'encontre de l'architecte Fourment, de son assureur la MAF, des assureurs "Préservatrice Foncière" et "Groupe Drouot". Condamne, en conséquence, Mademoiselle Sieffert à payer respectivement la somme unique de 6 000 F (six mille francs) à Fourment et à son architecte d'une part, la même somme unique aux assureurs "Groupe Drouot" et "Préservatrice Foncière" d'autre part. Déboute la Sacaf de ses moyens d'irrecevabilité. La condamne à payer à Françoise Sieffert la somme pouvant résulter de la différence entre celle de 1 426 000 F et celle de 750 000 F augmentée des intérêts au taux légal à compter du 16 janvier l985 capitalisés jusqu'en décembre 1989. La condamne, en outre, à payer à l'appelante la somme de 8 000 F (huit mille francs) pour ses frais d'appel exclus des dépens. La condamne aux dépens de cette instance, avec distraction au profit de la SCP Jullien-Lecharny, Merle-Doron et de Maître Bommart, avoués, dans les conditions de l'article 699 du NCPC.