CA Reims, ch. civ. sect. 1, 22 mai 1996, n° 95-94
REIMS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Safef Industrie (SA)
Défendeur :
Eurolamine France (SA), Nodée (ès qual.), Lorraine Service Acier (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Lambremon-Latapie
Conseillers :
MM. Scheibling, Ruffier
Avoués :
SCP Thoma-Le Runigo, SCP Chalicarne-Delvincourt-Jacquemet
Avocats :
Me Missika, SCP Fournier Badre Capelli
LA COUR,
Faits et procédure :
En exécution d'une commande passée par la société Lorraine Service Acier pour le compte de la société Eurolamine France le 23 octobre 1989, la société Safef Industrie, qui est spécialisée dans le négoce de produits sidérurgiques, a vendu à cette dernière différents lots de bobines de tôles d'acier galvanisées tenus à disposition chez la société de stockage Prosimo à Yutz (57), ce pour un montant total de 899 726,88 F TTC selon facture n° 102815 datée du 22 novembre 1989.
Le 30 novembre 1989, la société Lorraine Service Acier, agissant toujours pour le compte de la société Eurolamine, a contesté la qualité des produits vendus, en invoquant la présence de rouille blanche sur les bobines revendues par elle à la société allemande HCR qui les rendaient inutilisables et a indiqué son intention d'annuler la commande.
La société Safef Industrie a fait assigner la société Lorraine Service Acier et la société Eurolamine en paiement par acte introductif d'instance en date des 24 et 26 janvier 1990, en demandant la compensation des sommes dues au titre de la vente avec une dette contractée à l'égard de la société Eurolamine et s'élevant alors à la somme de 1 333 342,24 F.
Par jugement avant dire droit rendu le 2 octobre 1990, le Tribunal de commerce de Charleville-Mézières a ordonné une mesure d'expertise confiée à Monsieur Maurice Grimond. Ce dernier a procédé à ses opérations et a déposé son rapport le 17 décembre 1991.
Par jugement rendu le 1er juillet 1993, le Tribunal de commerce de Charleville-Mézières a :
- donné acte à la société Safef Industrie de son intervention aux lieu et place de la société Safef,
- donné acte à la société Eurolamine France de la modification de sa demande reconventionnelle initiale en portant à 1 010 514,09 F la somme due au titre des factures incontestables et incontestées qu'elle a émise pour la société Safef,
- homologué le rapport d'expertise établi par Monsieur Grimond en toutes ses dispositions,
- débouté la société Safef Industrie de sa demande d'application de la clause limitative de responsabilité,
- dit que la clause de réserve de propriété apparaissant sur la facture du 22 novembre 1989 est inopposable à la société Safef,
- débouté la société Safef Industrie de sa demande de compensation,
- débouté la société Safef Industrie de toutes ses demandes envers la société Lorraine Service Acier,
- dit que la société Eurolamine reste redevable des trois bobines enlevées et livrées chez HCR,
- condamné la société Eurolamine à payer à la société Safef Industrie la somme de 295 171,68 F TTC, avec intérêts au taux légal à compter du 24 janvier 1990, date de l'assignation, au titre des trois bobines précitées,
- condamné la société Safef Industrie à payer à la société Eurolamine la somme de 1 000 000 F TTC, avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation,
- condamné la société Safef Industrie à payer à la société Lorraine Service Acier la somme de 8 000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
- condamné la société Safef Industrie à payer à la société Eurolamine la somme de 15 000 F en vertu des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
- débouté les parties de toutes demandes contraires ou plus amples,
- condamné la société Safef Industrie aux entiers dépens.
Par jugement rendu le 14 septembre 1993, le Tribunal de commerce de Charleville-Mézières, statuant sur la requête en rectification d'erreur matérielle de la société Eurolamine France, a considéré que l'absence dans le dispositif du jugement précité de la mention relative à l'exécution provisoire constituait en fait une omission de statuer et a ordonné l'exécution provisoire du jugement du 1er juillet 1993.
La société Safef Industrie a relevé appel de ces jugements le 10 janvier 1994.
Moyens des parties :
La société Safef Industrie conclut à l'infirmation du jugement entrepris et demande à la cour de déclarer les société Eurolamine et Lorraine Service Acier responsables solidairement du préjudice qu'elle a subi du fait du non paiement des marchandises livrées. Elle sollicite la fixation du montant de sa créance à l'encontre de la société Lorraine Service Acier, prise en la personne de Monsieur Nodée ès qualités, à la somme de 899 726,88 F, outre les intérêts, ainsi que la condamnation de la société Eurolamine France à lui payer ladite somme, montant d'une facture n° 102815 du 22 novembre 1989, avec intérêts au taux légal à compter du 31 janvier 1990, date de l'échéance conventionnellement prévue. Elle conclut à la compensation de cette créance avec les dettes qu'elle a à l'égard de la société Eurolamine France et qui s'élèvent à la date du 31 décembre 1989 à la somme de un million de francs.
La société Safef Industrie conteste les conclusions de l'expert Grimond en ce qu'il a retenu selon un raisonnement purement personnel et subjectif que le 8 novembre 1989, il y avait obligatoirement de la rouille blanche sur les onze bobines litigieuses qu'elle a vendues. Elle soutient que la clause limitative de responsabilité insérée dans la confirmation de commande transmise le 9 novembre 1989 doit recevoir application et prétend que les constatations techniques permettent de certifier qu'en octobre 1989, la rouille blanche constate le 2 février 1991 ne pouvait exister. Elle affirme que l'apparition de cette rouille est consécutive à des conditions de transport inadéquates imputables aux intimées.
La société Safef ajoute que les bobines litigieuses constituent des second, troisième et cinquième choix qui impliquent une prise de risque pour l'acquéreur et observe que ce dernier les a en l'occurrence inspectées avant la vente et en a fixé le prix.
Subsidiairement, l'appelante prétend que la société Eurolamine est, depuis la commande confirmée, propriétaire des bobines litigieuses et de ce fait responsable de leur état actuel. Elle réclame la condamnation de la société Eurolamine à lui payer une somme de 100 000 F en vertu des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Eurolamine conclut au débouté de l'appel et à la confirmation dans la mesure utile du jugement entrepris. Elle forme par ailleurs appel incident et demande à la cour d'infirmer le jugement en ses dispositions relatives à l'inopposabilité de la clause de réserve de propriété et de déclarer cette clause parfaitement opposable et régulière. Elle prétend qu'en raison de l'application de ladite clause, la société Safef est restée gardienne des bobines et se trouve donc seule responsable de leur dégradation due aux conditions de stockage.
Elle réclame la condamnation de l'appelante à lui payer la somme de un million de francs, la somme de 10 514,09 F au titre d'intérêts de retard, avec intérêts au taux légal à compter des échéances prévues pour chacune des factures. Elle sollicite en outre une somme de 300 000 F à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice tant commercial que financier causé par la faute contractuelle de la société Safef. Elle demande enfin une somme de 15 000 F en vertu des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Bien que régulièrement assigné, Monsieur Gérard Nodée, pris en sa qualité de liquidateur de la société Lorraine Service Acier, n'a pas constitué avoué.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 4 décembre 1995.
Discussion :
1) Sur l'existence d'un vice caché affectant les bobines faisant l'objet de la transaction :
Selon l'avis de l'expert Grimond, la présence de rouille blanche altérant les onze bobines vendues par la société Safef à la société Eurolamine est antérieure à la vente intervenue entre les parties et n'était pas décelable lors de leur examen par Monsieur Himmelsbach le 8 novembre 1989.
Si l'opinion expertale est vivement contestée par la société Safef, qui lui fait grief d'être empreinte de subjectivité et de partialité, il résulte toutefois de l'analyse du rapport critiqué qu'ainsi que le relèvent les premiers juges, l'expert s'est livré à un travail très sérieux pour rechercher l'identification et l'origine des bobines litigieuses et déterminer la période probable d'apparition du phénomène de corrosion, en dépit du peu de coopération de la société Safef.
Même s'il n'existe pas de moyen technique connu permettant de dater la formation de la rouille blanche, ce qu'a au demeurant admis Monsieur Grimond, et si ce dernier n'a pu examiner les bobines litigieuses que le 2 février 1991, en relevant qu'elles étaient atteintes de rouille blanche généralisée, ancienne et épaisse, il s'avère néanmoins que l'opinion de l'expert n'est pas fondée comme le soutient l'appelante sur de simples considérations ou impressions subjectives, mais au contraire sur un raisonnement déductif rigoureux, reposant sur des constatations et sur le recoupement des informations factuelles et techniques dont il disposait.
Il s'ensuit qu'en observant que les bobines acquises par la société Safef auprès de la société Prometal avaient été livrées sur le site de Yutz entre le mois de mai et le mois de juin 1989 et entreposées jusqu'au mois de novembre de la même année sans bénéficier d'une quelconque protection contre les atteintes de la condensation, l'expert a pu en déduire avec pertinence que les bobines devaient obligatoirement avoir été altérées par de la rouille blanche en quantité plus ou moins importante.
Cette opinion est corroborée par la constatation dès le 28 novembre 1989 par la société HCR, dont la bonne foi n'a pas lieu d'être mise en cause sur ce point, de la présence de rouille blanche sur la première bobine prise en refendage, couvrant toute la surface de la tôle à l'exception d'une bande de 50 mm sur chaque bord. Bien que les conditions du transport aient pu être mises en cause, notamment par la société HCR elle-même, l'expert retient à juste titre que compte tenu de l'ampleur de cette atteinte, la rouille blanche n'avait pu se former au cours du transport effectué entre le 22 et le 24 novembre 1989, en dépit de la rapidité de son apparition.
Il échet de relever sur ce point que la quatrième bobine livrée par la société Eurolamine à la société HCR le 22 décembre 1989 a été refusée pour le même motif, alors qu'elle a été transportée dans des conditions la mettant à l'abri des intempéries.
Compte tenu de ces éléments, les premiers juges ont à bon droit entériné les conclusions de l'expert et retenu que les bobines litigieuses étaient affectées d'un vice caché au moment de la vente ; étant observé qu'il était économiquement impossible au mandataire de l'acquéreur au moment de son contrôle de faire dérouler les bobines pour s'assurer de leur état interne.
2) Sur la clause limitative de responsabilité :
Il convient de rappeler que par télécopie adressée le 9 novembre 1989 à la société Lorraine Service Acier, mandataire de la société Eurolamine, la société Safef lui a donné son accord pour la vente des onze bobines de tôles galvanisées aux prix proposés par l'acquéreur, en précisant toutefois qu'à ces conditions, aucune réclamation ne serait prise en compte.
S'agissant d'une transaction intervenant entre des professionnels de la même spécialité, la stipulation d'une clause excluant la garantie du vendeur en cas de vices cachés est en soi licite, pourvu toutefois que le vice ne soit pas normalement indécelable.
Les premiers juges ont considérée qu'une telle clause était inopposable à l'acquéreur dès lors que la société Safef ne rapportait pas la preuve de son acceptation par celui-ci. Il s'avère cependant que par un télex adressé le 15 novembre 1989, la société Eurolamine a procédé à une confirmation d'achat en se référant aux accords passés entre Monsieur Kipper, représentant de l'appelante, et Monsieur Himmelsbach, pour la société Lorraine Service Acier et donc nécessairement aux termes de la télécopie précitée du 9 novembre 1989.
Cette confirmation d'achat ne formulant aucun refus, protestation ou réserve relatif à la clause de non-garantie insérée par le vendeur dans son acceptation de commande, il échet de considérer que la clause litigieuse a bien été au moins tacitement acceptée par la société Eurolamine.
En revanche, il résulte du rapport d'expertise que le vice affectant les bobines n'était pas décelable par le mandataire de la société Eurolamine qui a procédé au contrôle de la marchandise le 8 novembre 1989, en dépit de l'expertise de celui-ci sauf pour lui à procéder à des investigations, impliquant le déroulement des bobines de tôles, qui ne sont manifestement pas d'usage.
Il s'ensuit qu'en l'absence de réelle possibilité de contrôle de la part de l'acquéreur, la société Safef, qui en sa qualité de vendeur professionnel ne peut prétendre avoir ignoré le phénomène de rouille blanche affectant les bobines de tôles, n'est pas fondée à se prévaloir à l'encontre de l'intimée de la clause d'exclusion de garantie litigieuse.
3) Sur la clause de réserve de propriété
La société Eurolamine verse aux débats la copie de la facture n° 2815 que lui a adressé la société Safef le 22 novembre 1989 et qui fait apparaître la stipulation au profit de cette dernière d'une clause de réserve de propriété. Les premiers juges ont estimé que ladite clause était équivoque.
Si la société Eurolamine affirme qu'elle a accepté ladite clause, de sorte que la Safef qui est restée gardienne des marchandises doit assumer les risques afférents à leurs conditions de stockage, il échet toutefois d'observer que la facture précitée est postérieure à la livraison des bobines litigieuse et notamment que trois d'entre elles ont été enlevées et expédiées avant sa réception par la société Eurolamine à la société HCR.
En outre, l'intimée a manifesté son intention d'annuler sa commande dès le 30 novembre 1989, excluant ainsi toute acceptation de la clause litigieuse.
Enfin, la cour relève qu'à supposer établie la validité de cette clause de réserve de propriété, si le vendeur continue dans cette hypothèse à supporter les risques, notamment de perte par cas fortuit, la responsabilité de l'entretien et du stockage de la chose vendue sous condition suspensive n'en reste pas moins contractuellement transférée à l'acquéreur, de sorte que la société Eurolamine ne saurait se prévaloir de la prétendue négligence du vendeur quant aux conditions de stockage pour s'exonérer de sa propre carence dans la conservation en bon état des bobines faisant l'objet de la transaction. Le jugement dont appel sera donc également confirmé sur ce point.
4) Sur la compensation :
Il échet d'approuver les premiers juges en ce qu'ils ont retenu, selon des motifs que la cour adopte, que la société Eurolamine restait redevable du prix des trois bobines qu'elle a enlevées, livrées à la société HCR et qui n'ont pas été restituées, soit de la somme de 295 171,68 F TTC.
Par ailleurs, la société Safef Industrie ne conteste pas être tenue au paiement de diverses factures envers la société Eurolamine pour un montant total de 1 000 000 F, la facturation d'intérêts de retard n'étant pas contractuellement justifiée.
Il s'ensuit que contrairement à ce qu'ont considéré les premiers juges, la société Safef Industrie, qui peut se prévaloir d'une créance de nature contractuelle certaine, liquide et exigible, remplit les conditions de l'article 1291 du Code civil et sollicite à bon droit la compensation de la somme précitée avec la créance de la société Eurolamine.
Il échet donc de réformer sur ce point le jugement entrepris et de faire droit à la demande de compensation de la société Safef Industrie.
La société Eurolamine, qui ne démontre pas l'existence du préjudice financier et commercial dont elle réclame réparation, sera débouté de sa demande de dommages et intérêts.
Au vu des éléments de la cause, il échet de fixer à la somme de 10 000 F l'indemnité qui sera allouée à la société Eurolamine en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par ces motifs : Dit recevable et partiellement fondé l'appel formé par la société Safef Industrie ; Confirme le jugement rendu le 1er juillet 1993 par le Tribunal de commerce de Charleville-Mézières, ainsi que le jugement rectificatif rendu par la même juridiction le 14 septembre 1993, sauf en ce qu'il a débouté la société Safef Industrie de sa demande de compensation ; Réformant sur ce point le jugement du 1er juillet 1993, Ordonne la compensation judiciaire entre les créances respectives de la société Eurolamine France et de la société Safef Industrie ; Y ajoutant, Condamne la société Safef Industrie à payer à la société Eurolamine France la somme de 10 000 F en vertu des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Déboute les parties de toutes leurs prétentions contraires ou plus amples ; Condamne la société Safef Industrie aux dépens de l'instance d'appel et autorise la société civile professionnelle Chalicarne-Delvincourt & Jacquemet, avoués, à procéder au recouvrement direct des dépens de l'instance d'appel dans les conditions fixées par l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.