Livv
Décisions

CA Aix-en-Provence, 1re ch. civ. B, 25 octobre 1995, n° 92-15655

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Empain Graham et Cie (SNC), International Amalgameted Investors (SARL), Société d'immeubles commerciaux locatifs (SNC)

Défendeur :

Journe (Epoux)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Roudil

Conseillers :

Mme Jacques, M. Djiknavorian

Avoués :

SCP de Saint Ferreol Touboul, SCP Boissonnet Rousseau

Avocats :

Mes Sirat, Dechelette

TGI Draguignan, 1re ch., du 9 juill. 199…

9 juillet 1992

I - Faits et procédure

Suivant acte authentique signé le 6 septembre 1990 les sociétés "Empain Graham et Compagnie", "International Amalgameted Investors" et "Société d'immeubles commerciaux locatifs" ont vendu à Joël Journe et Marie-France Planchet son épouse une parcelle de terrain sise au Rayol Canadel (Var) d'une contenance de 20 ares 142 centiares à laquelle l'aménageur a attribué " une constructibilité exprimée en superficie de plancher développée hors d'œuvre nette de 308 m2 ", cette vente étant passée notamment sous "les charges et conditions résultant du plan d'aménagement de zone, du règlement d'aménagement de zone et tous les documents administratifs de la zone d'aménagement concertée de la Tessonnière".

Monsieur et Madame Journe faisaient aussitôt établir par la société "Maisons Sprint" un dossier de permis de construire ; un rejet de leur demande leur était notifié le 18 juillet 1991, à la suite de l'annulation par jugement du 14 mars 1991 rendu par le Tribunal administratif de Nice des zones UC, UD, NAB et NAC du plan d'occupation des sols de la Commune, concernant notamment la ZAC de la Tessonnière, et de l'application de la loi du 3 janvier 1986 relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral.

Divers recours ont alors été intentés, notamment par les aménageurs tels que les sociétés venderesses suscitées, pour obtenir soit l'annulation du jugement du Tribunal administratif de Nice, soit des autorisations de permis de construire sur la ZAC de la Tessonnière.

Estimant avoir été victimes d'une erreur portant sur la constructibilité du terrain acquis, qualité substantielle de la chose vendue voire même d'un dol, les époux Journe ont, par acte du 23 mars 1992, fait assigner leurs venderesses afin d'obtenir :

- L'annulation de la vente du 6 septembre 1990.

- La restitution du prix et de ses accessoires.

- L'indemnisation des frais financiers exposés dans le cadre du crédit qui leur avait été consenti pour cette acquisition.

- Ainsi que des dommages-intérêts.

Le Tribunal de grande instance de Draguignan, par jugement du 9 juillet 1992, a notamment :

- Déclaré recevable l'action des époux Journe au motif que la non publication de l'assignation aux hypothèques n'a pour effet que de rendre l'action inopposable aux tiers.

- Et, estimant qu'une erreur avait entaché le contrat, prononcé la nullité de la vente du 6 septembre 1990.

- Condamné solidairement les sociétés venderesses à payer aux époux Journe les sommes de 1 230 000 F et de 40 990 F, outre intérêts au taux légal à compter de l'assignation, ainsi que celle de 50 908,56 F, de 25 000 F à titre de dommages-intérêts et 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Les sociétés Empain Graham et Compagnie, International Amalgameted Investors et Société d'immeubles commerciaux locatifs ont interjeté appel de ce jugement par déclaration du 9 septembre 1992, régulièrement enrôlée.

Elles demandaient à la cour d'infirmer cette décision, de déclarer les époux Journe irrecevables en leur action, et, subsidiairement, de les débouter de leurs demandes, dans tous les cas, de les condamner à leur payer une indemnité de 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Au soutien de leurs recours, les sociétés venderesses font valoir :

- Que l'assignation du 23 mars 1992 n'ayant pas été publiée aux hypothèques, la demande est irrecevable contrairement à ce qu'a affirmé le premier Juge.

- Qu'aucun vice intrinsèque rendant le terrain objet de la vente litigieuse impropre à l'usage auquel il était destiné dès lors que le refus de l'administration n'impliquait pas que la parcelle vendue aux époux Journe était inconstructible.

- Qu'au contraire cette parcelle, incluse dans une zone constructible de la ZAC de la Tessonnière, était donc bien un terrain à bâtir constructible.

- Que le jugement du Tribunal administratif de Nice, en date du 10 juin 1992, a annulé les décisions de refus du Maire du Rayol Canadel et que tous les permis de construire sollicités depuis ont été accordés.

Les époux Journe ont conclu à la confirmation du jugement, demandant toutefois la condamnation des sociétés venderesses à leur payer, en outre, la somme de 444 852,13 F représentant les agios payés à l'organisme prêteur à la date du 23 juillet 1993 ; ils sollicitent, en outre, une indemnité de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Ils font valoir :

- Que l'assignation a été publiée le 19 juin 1992 et que leur demande est donc bien recevable.

- Que, contrairement aux allégations des appelantes, la constructibilité du terrain acquis par eux n'est pas acquise, la Préfecture du Var ayant, le 5 janvier 1993, adressé au Maire du Rayol Canadel une demande de sursis à exécution d'un permis de construire délivré par la Mairie.

Par arrêt avant dire droit du 21 septembre 1994 la cour a relevé :

- Que les époux Journe justifiaient de ce que l'assignation délivrée les 23 mars et 7 avril 1992 a été publiée à la Conservation des Hypothèques le 19 juin 1992 et que la demande était donc recevable.

- Que, sollicitant la confirmation du jugement en faisant référence à leurs écritures de première instance, les époux Journe sont censés s'approprier les moyens retenus par le tribunal en l'occurrence l'erreur sur les qualités substantielles de la chose vendue ; qu'il apparaissait toutefois à la cour que la situation litigieuse s'analyse plutôt comme une inexécution par les sociétés venderesses de l'obligation de transmettre aux acquéreurs 308 m2 constructibles dont la sanction serait la résolution de la vente ; que les parties n'ayant pas conclu sur ce point, il convenait, en application des articles 12 et 16 du nouveau Code de procédure civile d'inviter les parties à s'expliquer sur ce fondement juridique.

Elle a en conséquence ordonné la réouverture des débats à cette fin en invitant en outre les parties à préciser l'état des recours formés contre le permis de construire accordé le 28 août 1992 par le Maire de la commune de Rayol Canadel aux époux Journe et du recours en Conseil d'Etat formé par la Mairie du Rayol Canadel contre le jugement du Tribunal administratif de Nice rendu le 14 mars 1991.

A la suite de cet arrêt les époux Journe ont repris leurs demandes antérieures en faisant valoir :

- Que le Tribunal administratif de Nice a annulé le 4 mars 1993 le permis de construire que la Mairie du Rayol Canadel leur avait accordé.

- Que le Conseil d'Etat a rendu un arrêt le 14 janvier 1994 confirmant le jugement du Tribunal administratif de Nice en date du 14 mars 1991 qui avait annulé, notamment, les dispositions du POS concernant la zone NAB en considérant que la création de cette zone, avec celle des zones UC et UD, entraînait l'urbanisation des terrains situés au-delà de la ligne de crête littorale ce qui portait atteinte à cette ligne et compromettait vers le Nord la conservation d'espaces boises en violation des articles L. 146-6 et R. 146-6 du Code de l'urbanisme.

- Que l'article L. 146-6 de ce Code, issu de la loi de protection du littoral du 3 janvier 1986, est directement opposable aux demandes de permis de construire.

- Qu'il en résulte que les propriétaires des terrains visés doivent être considérés comme ayant acquis des terrains inconstructibles.

- Que les vendeurs n'ont donc pas respecté l'obligation de délivrance qui leur incombait. Les sociétés appelantes ont à nouveau conclu à la réformation de la décision entreprise soutenant.

- Que s'agissant de la prétendue erreur sur les qualités substantielles qu'auraient commise les acquéreurs, il y a lieu de rappeler qu'à la date du 6 septembre 1990 la constructibilité attachée au lot acquis n'était pas contestable, un permis de construire leur ayant été délivré le 28 août 1992.

- Que s'il est vrai que ce permis a ensuite été annulé et que le Conseil d'Etat a confirmé l'annulation du POS, force est de constater qu'il s'agit de décisions postérieures à la vente, alors que l'existence d'une erreur éventuelle doit s'apprécier à la date de la vente.

- Qu'elles n'ont pas failli à leur obligation de délivrance puisqu'elles ont effectivement transmis aux époux Journe les 308 m2 de droits à construire attachés au lot n° 4 de la ZAC tel que défini au PAZ.

- Qu'il importe peu, dès lors, que par des évènements postérieurs à la délivrance, la possibilité de construire sur la parcelle acquise ait pu être remise en cause.

- Qu'en réponse au grief selon lequel le bien acquis serait impropre à l'usage auquel il était destiné, il convient de rappeler que la première chambre civile de la Cour de cassation revenant sur sa précédente analyse, décide désormais qu'un tel défaut ne donne pas ouverture à une action en responsabilité contractuelle, mais à une garantie dont les modalités sont fixées par les articles 1641 et suivants du Code civil.

- Que dès lors si, en l'espèce, l'annulation du POS de la commune de Rayol Canadel par le Tribunal administratif de Nice le 14 mars 1991, annulation confirmée par le Conseil d'Etat le 14 janvier 1994, devait être considérée comme un vice de la chose vendue la rendant impropre à l'usage auquel elle était destinée, force serait alors de constater que l'action des époux Journe sur ce fondement serait manifestement irrecevable comme introduite très largement à l'extérieur du "bref délai" de l'article 1648 du Code civil.

- Qu'au surplus, le vice allégué est apparu postérieurement à la vente, qu'il est extrinsèque à la chose vendue et qu'il ne l'altère pas dans sa consistance.

II - Motifs de la décision

En cédant aux époux Journe un lot de terrain de 2 042 m2 situé dans une ZAC aménagée auquel était attribué par l'aménageur une constructibilité exprimée en superficie de plancher développée hors œuvre nette de 308 m2 les vendeurs se sont obligés à lui délivrer ce lot effectivement assorti de la constructibilité ainsi définie.

Or il est constant :

- Que le permis de construire leur a été refusé le 18 juillet 1991 pour deux motifs dont le second était que le projet présenté était de nature à porter atteinte à l'espace naturel concerné par la colline dominant le littoral et qu'il était par conséquent, incompatible avec les dispositions de l'article L. 146-6 du Code de l'urbanisme.

- Qu'ayant néanmoins obtenu ultérieurement de la même autorité un permis de construire en date du 28 août 1992, ce permis a été annulé par jugement du Tribunal administratif de Nice en date du 4 mars 1993 pour le motif précédent, ce qui démontre que le refus du 18 juillet 1991, loin d'être "illégal" comme le soutiennent les sociétés appelantes, était au contraire fondé en droit.

En effet il résulte du mémoire du Préfet du Var, auteur du recours contre le permis de construire du 28 août 1992, et dont l'argumentation a été retenue :

- Que "le terrain de Monsieur Journe Rémi se situe dans le bassin versant du Canadel en situation d'adret du massif côtier des Maures. Il domine la mer et il est recouvert d'une végétation caractéristique du milieu de massifs silicieux des Maures où prolifèrent les chênes verts. La caractéristique de son intérêt paysager et biologique".

- Que "le terrain s'inscrit dans un cirque remarquable situé dans la partie amont du bassin versant du Canadel dominant la mer. Il forme un plan incliné, très marqué et très perçu, structuré par une ligne de crête majeure d'orientation Nord-Est-Sud-Ouest qui se développe entre les altitudes 200 et 20 mètres environ. Cette ligne de crête avec ses alternances d'affleurement rocheux et de zones boisées constitue incontestablement un signal remarquable du paysage qu'il convient de préserver de toute construction.

- Qu'ainsi donc "le terrain appartient à un site, espace naturel caractéristique du littoral marqué par une ligne de crête remarquable qu'il convient de préserver en totalité au titre des dispositions des articles L. 146-6 et R. 146-1 du Code de l'urbanisme."

Or l'article 146-6 du Code de l'urbanisme procède de la loi n° 86-2 du 3 janvier 1986 de protection du littoral entrée en vigueur le 5 janvier 1986 pour les communes riveraines des mers (ce qui est le cas de la commune du Rayol Canadel sur Mer) et ses dispositions sont directement opposables aux autorisations individuelles de construire.

En vertu du dernier alinéa de l'article L. 146-1 et du premier alinéa de l'article L. 146-6 ces dispositions, qui préservent les espaces terrestres et marins, sites et paysages remarquables ou caractéristiques du patrimoine naturel et culturel du littoral et les milieux nécessaires au maintien des équilibres biologiques, sont opposables directement aux demandes d'occupation ou d'utilisation du sol dans ces zones et peuvent donc, à elles seules, fonder légalement un refus d'autorisation ou la délivrance d'un certificat d'urbanisme négatif nonobstant les dispositions contraires d'un POS opposable aux tiers.

Il en résulte

- Que les sociétés appelantes n'ont délivré aux époux Journe qu'un terrain qui n'était pas conforme à la chose qu'ils avaient achetée, telle que désignée et définie dans la convention.

- Que cette différence entre la chose promise au contrat et la chose délivrée constitue un défaut de conformité lequel relève de l'obligation de délivrance de droit commun.

- Que les sociétés appelantes ne peuvent valablement soutenir qu'elles auraient satisfait à cette obligation au motif qu'à la date du 6 septembre 1990 le zonage du POS, soutien de la ZAC concernée, n'était pas encore annulé et que des permis de construire pouvaient encore être délivrés à des propriétaires de lots en considération de ce plan, ou auraient pu l'être.

Qu'en effet les époux Journe n'auraient pu bénéficier d'un tel permis que de manière illégale, à savoir par méconnaissance des dispositions de la loi du 3 janvier 1986 applicable, et qu'ils n'auraient pu construire qu'en supposant cet acte individuel devenu définitif, c'est à dire en supputant une absence de recours en annulation fondée sur l'article L. 146-6 du Code de l'urbanisme, et sans que l'existence du POS avec le zonage qui était le sien avant annulation ne puisse leur constituer un titre pour prétendre au rejet d'une requête en annulation formée sur le fondement de ce texte.

Il convient à cet égard de mentionner pour mémoire que le Conseil d'Etat a rejeté le recours formé contre le jugement du Tribunal administratif de Nice du 14 janvier 1991 qui a annulé partie du zonage du POS, et notamment la zone NAB dans laquelle se trouve la ZAC, pour non respect de la loi du 3 janvier 1986, et qu'il a été indiqué par les parties à l'audience que le jugement du 4 mars 1993 ayant annulé le permis de construire accordé en deuxième lieu aux époux Journe pour le même motif a été confirmé par la Cour administrative d'Appel de Lyon.

Il en résulte que la vente du 6 septembre 1990 doit être résolue aux torts des sociétés "Empain Graham et Cie", "International Amalgameted Investors" et "Société d'immeubles commerciaux locatifs".

Le jugement entrepris sera en revanche confirmé en ce qui concerne les restitutions et condamnations aux remboursements de débours à savoir :

- 1 230 000 F montant du prix.

- 40 990 F montant des frais d'acte ces deux sommes portant intérêts au taux légal à compter de la date de l'assignation.

- 50 908,56 F montant des débours exposés inutilement pour obtenir un permis de construire, et ce à titre de dommages-intérêts.

Il sera en outre alloué aux époux Journe une somme supplémentaire de 100 000 F à titre de dommages-intérêts toutes causes de préjudice confondues, celle-ci incluant notamment le coût des agios qu'ils auront et devront supporter jusqu'à remboursement anticipé du prêt qu'ils avaient contractés pour financer cette acquisition, déduction faite du montant des intérêts qu'ils percevront sur la somme de 1 230 000 F, lesquels feraient double emploi avec le remboursement de ces agios si cette compensation n'était pas opérée par le présent calcul.

Il serait enfin inéquitable de laisser à la charge exclusive de Madame et Monsieur Journe les frais irrépétibles qu'ils ont dû exposer en cause d'appel et une somme supplémentaire de 3 000 F leur sera allouée sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement, - Reçoit en la forme l'appel. - Réformant partiellement la décision entreprise et y ajoutant - Prononce la résolution de la vente passée le 6 septembre 1990 entre les sociétés Empain Graham et Cie", "International Amalgameted Investors" et "Société d'immeubles commerciaux locatifs" et les époux Journe-Planchet, vente reçue en l'étude de Maître Gastaldi notaire à Beaulieu sur Mer et portant sur un terrain situé sur la commune du Rayol Canadel cadastre section A n° 2894 pour une contenance de 20 ares 42 centiares lieu-dit le "Canadel Oriental" ladite parcelle portant le n° 4 du plan annexé du cahier des charges. - Condamne solidairement les trois sociétés venderesses à payer aux époux Journe-Planchet - un million deux cent trente mille francs (1 230 000 F) et quarante mille neuf cent quatre-vingt dix francs (140 990 F) montant du prix et des frais d'acte, avec intérêts au taux légal depuis la date de l'assignation. - cinquante mille neuf cent huit francs cinquante-six centimes (50 908,56 F) et cent mille francs (100 000 F) à titre de dommages-intérêts. - dix mille francs (10 000 F) au titre des frais irrépétibles de première instance et trois mille francs (3 000 F) supplémentaires pour ceux d'appel. - Rejette les autres demandes des parties. - Condamne les sociétés "Empain Graham et Cie", "International Amalgameted Investors" et "Société d'immeubles commerciaux locatifs" aux entiers dépens de première instance et d'appel et dit que ces derniers seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.