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Décisions

Ministre de l’Économie, 5 février 2004, n° ECOC0500048Y

MINISTRE DE L’ÉCONOMIE

Lettre

PARTIES

Demandeur :

MINISTRE DE L'ECONOMIE

Défendeur :

Conseils de la société Laurent-Perrier

Ministre de l’Économie n° ECOC0500048Y

5 février 2004

MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE

Maîtres,

Par dépôt d'un dossier déclaré complet le 9 janvier 2004, vous avez notifié l'acquisition par la société Laurent-Perrier (ci-après " Laurent-Perrier ") de la totalité du capital et des droits de vote de la société Château Malakoff (ci-après " Château Malakoff "). Cette opération a été formalisée par une convention de cession signée le 16 octobre 2003.

I. - LES PARTIES ET L'OPÉRATION

Laurent-Perrier, société holding du groupe Laurent-Perrier qui est l'une des principales maisons de Champagne (1), a réalisé en 2003 un chiffre d'affaires consolidé, calculé conformément à l'article 5 du règlement n° 4064-89 du 21 décembre 1989 modifié relatif au contrôle des concentrations entre entreprises, de 163 millions d'euro dont [...] millions en Europe et 68 millions en France. Laurent-Perrier assure l'élaboration et le négoce de vins de Champagne ainsi que l'exploitation de vignobles. Il dispose d'un large portefeuille de produits, centré autour de quatre marques principales situées sur un segment haut de gamme : Laurent-Perrier, Salon, Delamotte et Vicomte de Castellane.

Château Malakoff, entité cible, a également pour activité l'élaboration et le négoce de vins de Champagne, les prestations viti-vinicoles et l'exploitation de vignobles. Cette société, qui a réalisé en 2003 un chiffre d'affaires total consolidé, calculé conformément à l'article 5 du règlement n° 4064-89 du 21 décembre 1989 modifié relatif au contrôle des concentrations entre entreprises, de 43 millions d'euro dont [...] millions d'euro en Europe et 24 millions en France, commercialise trois marques principales de Champagne : Beaumet, Jeanmaire et Oudinot.

L'acquisition de 100 % du capital et des droits de vote de Château Malakoff par Laurent-Perrier constitue une opération de concentration au sens de l'article L. 430-1 du Code de commerce. Compte tenu des chiffres d'affaires précités, elle ne revêt pas une dimension communautaire au sens du règlement (CE) n° 4064-89 du 21 décembre 1989 modifié et relève des dispositions des articles L. 430-3 et suivants du Code de commerce relatives à la concentration économique.

II. - LES MARCHÉS CONCERNÉS

L'appellation " Champagne " est une appellation d'origine contrôlée qui recouvre une zone géographique délimitée concernant cinq départements français (2). L'élaboration et le négoce des vins de Champagne sont encadrés par l'Institut national des appellations d'origine (ci-après " INAO ") et le Comité interprofessionnel du vin de Champagne (ci-après " CIVC ") qui s'assurent de la qualité et de la quantité du raisin récolté ainsi que du vieillissement du vin (3). En raison de tous ces éléments, la capacité totale de production de vins de Champagne est limitée (4). Les maisons de Champagne élaborent elles-mêmes leurs vins, à partir de raisins issus de leurs propres domaines viticoles ou à partir d'achats de raisins à des vignerons, puis elles commercialisent ces vins.

Les activités concernées par la présente opération sont donc l'approvisionnement en raisins, en amont, et le négoce de vins de Champagne, en aval.

L'approvisionnement en raisins

L'approvisionnement en raisins est au centre de la problématique de tout le secteur de la champagnisation. Les maisons de Champagne font très majoritairement appel aux vignerons (qui récoltent 90 % du raisin destiné à l'élaboration du Champagne). La rareté de ce raisin entraînant une tension sur les prix (5), les maisons de Champagne tentent au maximum d'acquérir leurs propres vignes par croissance externe. Un certain nombre de dispositions encadrent ces acquisitions (6) afin d'éviter une trop forte concentration des vignobles.

Les parties estiment que l'approvisionnement en raisins destiné à l'élaboration du Champagne constitue un marché de produits pertinent dont la dimension géographique est nationale. Compte tenu des éléments ci-dessus exposés tenant à l'existence d'une appellation d'origine contrôlée, et notamment de la définition précise d'une zone géographique par l'INAO, l'approvisionnement en raisins présente cependant plutôt une dimension infranationale. En tout état de cause, en l'espèce, les questions de délimitation et de définition d'un marché de l'approvisionnement en raisins peuvent être laissées en suspens, les conséquences de l'analyse demeurant inchangées.

Le négoce de vins de Champagne

Les parties estiment que le marché pertinent, en aval, est celui du négoce de vins de Champagne. La Commission européenne, aux termes de ses décisions concernant les vins et spiritueux (7), considère que chaque catégorie de spiritueux (whisky, gin, brandy...) constitue un marché distinct, les consommateurs n'envisageant pas ces différentes catégories comme des produits substituables. Dans une décision récente (8), la Commission affine la délimitation en distinguant, au sein de deux catégories de spiritueux, des marchés plus étroits (celui du Scotch dans la catégorie " Whisky " et celui du Cognac-Armagnac dans la catégorie " Brandy ").

En l'espèce, il convient de remarquer que le Champagne présente des caractéristiques (produit de luxe, prix élevé, appellation d'origine contrôlée...) permettant de conclure à sa non-substituabilité aux autres vins effervescents, que ce soit du point de vue de l'offre ou de la demande.

En ce qui concerne le négoce de vins de Champagne, il convient également de s'interroger sur l'existence d'un marché pertinent regroupant les marques de distributeur et les marques des maisons de Champagne. Aux termes d'une décision précitée (9), la Commission européenne présente des éléments tendant à nier la substituabilité, en ce qui concerne les spiritueux, entre les marques de fournisseur et les marques de distributeur. Elle estime, à l'issue d'un test de marché, que " l'importance que revêt la marque, et ce au sein de chaque catégorie d'alcool, est une caractéristique fondamentale de la concurrence dans le secteur des spiritueux " (10) et ajoute que les détaillants ne proposant plus que des marques de distributeur " risquent de perdre un client, non seulement pour le whisky, par exemple, mais également pour l'ensemble des achats de ce client dans le magasin " (11). Cette absence de substituabilité entre les marques de distributeur et les marques de fournisseur peut être appliquée aux vins de Champagne à propos desquels le prestige de la marque constitue un élément fondamental dans le choix des consommateurs. En tout état de cause, la nouvelle entité ne sera pas directement concurrencée par ces marques de distributeur car Laurent-Perrier se positionne sur le segment des Champagnes haut de gamme.

En ce qui concerne la délimitation géographique de l'activité de négoce du Champagne, les parties estiment qu'une dimension nationale doit être retenue en raison des différences d'habitudes de consommation et de réglementation existant en France et dans les autres pays européens. Cette prise de position correspond aux éléments développés par la Commission européenne, dans le secteur des vins et spiritueux, aux termes de ses décisions précitées (12).

En tout état de cause, en l'espèce, les questions de délimitation et de définition d'un marché du négoce de vins de Champagne peuvent être laissées en suspens, les conséquences de l'analyse demeurant inchangées.

III. - L'ANALYSE CONCURRENTIELLE

En ce qui concerne l'approvisionnement en raisins, il convient de prendre en compte les hectares de vignes dont disposent les maisons de Champagne en propriété ou en exploitation mais également le volume de raisins qu'elles achètent aux vignerons, ce dernier élément permettant d'évaluer le pouvoir de négociation des maisons de Champagne avec ces vignerons.

Laurent-Perrier dispose, avant l'opération, de [...] hectares de vignes en propriété ou en exploitation qu'il va augmenter des [...] hectares acquis auprès de Château Malakoff. Les [...] hectares de la nouvelle entité doivent être rapprochés des [...] hectares dont dispose le groupe Louis-Vuitton-Moët-et-Hennessy (ci-après " LVMH ") et des [...] hectares appartenant au groupe Vranken Pommery. Quant au volume de raisins achetés par les maisons de Champagne aux vignerons, Laurent-Perrier représente une demande de [...] hectares de raisins, contre [...] pour le groupe Vranken Pommery et plus de [...] pour le groupe LVMH.

Le pouvoir de négociation de la nouvelle entité et son poids dans la propriété et l'exploitation des vignes sont donc concurrencés par ceux de grandes maisons de Champagne appartenant à des groupes à forte capacité financière.

En ce qui concerne le négoce de vins de Champagne, la nouvelle entité fera également face à la pression concurrentielle d'importantes maisons de Champagne. Le poids de chaque négociant peut être estimé en ayant recours au chiffre d'affaires réalisé dans l'activité " vins de Champagne " ou au nombre de bouteilles expédiées.

En termes de bouteilles, Laurent-Perrier a expédié, en 2002, un peu plus de 9 millions de bouteilles, soit 3 % du volume total de bouteilles expédiées par la profession, auxquelles il faut ajouter les 3 millions de bouteilles expédiées par la cible (soit 1 % du volume total expédié par la profession). Après l'opération, la nouvelle entité représente donc 12 millions de bouteilles (soit 4 %) contre 53 millions (soit 18 %) pour le groupe LVMH, 20 millions (soit 7 %) pour le groupe Marne et Champagne et 14 millions (soit 5 %) pour le groupe Vranken Pommery.

En termes de chiffre d'affaires, Laurent-Perrier arrive en quatrième position, derrière les groupes LVMH (avec un chiffre d'affaires de 896 millions d'euro), Marne et Champagne (chiffre d'affaires de 224 millions) et Vranken-Pommery (chiffre d'affaires de 175 millions).

Il convient, enfin, de remarquer qu'en prenant le contrôle exclusif de Château Malakoff, Laurent-Perrier élargit son portefeuille de marques en acquérant les marques de champagnes Beaumet, Jeanmaire et Oudinot. Ces marques ne sont cependant pas incontournables et la nouvelle entité restera confrontée à la pression concurrentielle des maisons de Champagne précitées qui disposent toutes d'un portefeuille de marques prestigieuses (13).

En conclusion, il ressort de l'instruction du dossier que la concentration notifiée n'est pas de nature à porter atteinte à la concurrence, notamment par création ou renforcement de position dominante. Je vous informe donc que j'autorise cette opération.

Je vous prie, Maîtres, d'agréer l'expression de ma considération distinguée.

(1) La dénomination Les maisons de Champagne désigne l'ensemble des grands groupes qui élaborent et négocient les vins de Champagne (Louis-Vuitton-Moët-et-Hennessy, Vranken-Pommery, Marne et Champagne, Laurent-Perrier...). Chaque maison de Champagne peut détenir plusieurs marques de Champagne.

(2) Cette zone correspond au département de la Marne, à une partie des départements de l'Aube et de l'Aisne ainsi qu'à quelques communes limitrophes de la Haute-Marne et la Seine-et-Marne.

(3) L'origine du raisin est contrôlée : seuls le pinot noir, le pinot meunier et le chardonnay sont autorisés. La qualité du raisin est appréciée par rapport à une cote sur une échelle qualitative. La durée minimale du vieillissement est fixée à trois mois pour les champagnes non millésimés et à trois ans pour les champagnes millésimés.

(4) La capacité totale de production en 2003 est de 300 millions de bouteilles.

(5) Ce prix a d'ailleurs longtemps été encadré. A partir de 1990, le prix du raisin, qui était jusque-là fixé par le CIVC, a pu être fixé librement. En 1996, le syndicat général des vignerons et le CIVC ont établi un prix de référence afin d'éviter la volatilité des cours. Plus aucune indication n'est donnée par le CIVC depuis 2000.

(6) La Société d'aménagement foncier et d'établissement rural dispose d'un droit de préemption aux termes de l'article L. 143-1 du Code rural. De plus, une demande d'autorisation d'exploitation doit être soumise pour avis à la préfecture et à la commission départementale d'orientation de l'agriculture compétentes.

(7) Décisions de la Commission européenne M.938 Guiness/Grand Metropolitan, M.2268 Pernod Ricard/Diageo/Seagram Spirits et M.2941 CNP/Taittinger.

(8) Décision de la Commission M2268 Pernod Ricard/Diageo/Seagram Spirits.

(9) Décision de la Commission européenne M.938 Guiness/Grand Metropolitan, en date du 15 octobre 1997.

(10) Point 14 de la décision précitée : " The importance of branding, and its application to individual spirit types, is a key characteristic of competition in the spirits industry ".

(11) Point 75 de la décision précitée : " In the off-trade, the importance of own brands is acknowledged. But if retailers and consumers really found own-brands (whose margins are, according to the parties, much higher than those of the main brands) so attractive, it would seem reasonable to expect a much greater degree of commoditisation and the disappearance of brands from the shelves than has actually occurred. Retailers appear to find it necessary to stock a wide range of brands, presumably because, as several have indicated to the Commission in this case, if they do not they risk losing a customer, not only for the whisky and so forth, but for all the rest of their purchases from the store as well. "

(12) Cf. note de bas de page n° 5.

(13) Le groupe LVMH est propriétaire des marques Dom Pérignon, Moët et Chandon, Pommery, Veuve Cliquot et Ruinart. Le groupe Marne et Champagne est propriétaire des marques Alfred de Rotschild, Pol Gessner, Gauthier, Geissmann et Giesler. Le groupe Vranken est propriétaire des marques Champagne Vranken, Heidsieck & Co Monopole, Champagnes Charles Lafitte, etc.

Nota. - A la demande des parties notifiantes, des informations relatives au secret des affaires ont été occultées. Ces informations relèvent du " secret des affaires ", en application de l'article 8 du décret n° 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions d'application du livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence.