CJCE, 19 décembre 1961, n° 7-61
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission de la Communauté économique européenne
Défendeur :
République italienne
LA COUR,
A - Quant à l'objet du recours
Attendu qu'il résulte de la correspondance échangée entre parties à partir du 1er mars 1961, et déposée au greffe de la Cour le 18 novembre 1961, que le Gouvernement italien s'est finalement conformé au point de vue de la Commission et a institue, à compter du 1er juillet 1961, un régime de prix minima pour certains des produits en cause, en rétablissant, d'autre part, la liberté complète d'importation pour les autres ;
Qu'il incombe à la Cour de rechercher si les conclusions de la requête ne sont pas devenues actuellement sans objet, de telle sorte qu'il n'y aurait lieu à statuer ;
Attendu qu'il résulte des termes de l'article 171 du traité que le recours à pour objet de faire reconnaître par la Cour qu'un Etat membre a manqué à une des obligations qui lui incombent en vertu du traité ;
Qu'il appartient à la Cour de dire si le manquement a été commis, sans avoir à examiner si, postérieurement à l'introduction du recours, l'Etat en cause a pris les mesures nécessaires pour mettre fin à l'infraction ;
Attendu, il est vrai, que l'article 169, alinéa 2, n'attribue à la Commission le droit de saisir la Cour que si l'Etat en cause ne se conforme pas à l'avis de la Commission dans le délai fixé par celle-ci, délai qui permet à l'Etat intéressé de régulariser sa position conformément aux prescriptions du traité ;
Que si, par ailleurs, l'Etat membre ne se conforme pas à cet avis, dans le délai qu'il prévoit, la Commission ne saurait être privée du droit d'obtenir de la Cour qu'elle se prononce sur le manquement aux obligations découlant du traité ;
Qu'en l'espèce, et bien qu'elle reconnaisse que le Gouvernement italien a finalement respecté ses obligations, mais après l'expiration du délai susvisé, la Commission conserve un intérêt à voir trancher en droit la question de savoir si le manquement a été commis ;
Que le recours ne peut être déclaré sans objet ;
B - Quant à la recevabilité
Attendu que trois fins de non-recevoir sont opposées au recours ;
a) Attendu que la première consiste à soutenir que la lettre du 21 décembre 1960 de la Commission ne constituait pas un "avis motivé" au sens de l'article 169 du traité, du fait qu'elle n'examinait pas la pertinence des arguments avancés par le Gouvernement italien quant à l'existence et à la gravité de la crise affectant le marché des porcins et quant à la nécessité des mesures provisoires décidées pour y mettre fin ;
Attendu que l'avis visé à l'article 169 du traité doit être considéré comme motive à suffisance de droit lorsqu'il contient, comme en l'espèce, un exposé cohérent des raisons ayant amené la Commission à la conviction que l'Etat intéressé a manqué à une des obligations qui lui incombent en vertu du traité ;
h :Que la lettre précitée du 21 décembre 1960, bien que non rédigée en due forme, répond à cette exigence ;
b) Attendu que la défenderesse soutient, en deuxième lieu, qu'il existe une contradiction entre l'attitude de la Commission à la date de l'avis motivé, le 21 décembre 1960, où elle se considérait en Etat d'apprécier la situation et d'émettre un avis motivé, et à la date de sa réponse à la demande d'application des mesures de sauvegarde, le 10 mars 1961, où elle affirmait attendre les informations nécessaires pour statuer sur la demande ;
Attendu qu'une demande, basée sur l'article 226 du traité, requiert tout à la fois une instruction et une appréciation des faits, suivies d'une décision, soit le déroulement d'une certaine procédure ;
Que par contre le 1er alinéa de l'article 169 est applicable chaque fois que la Commission estime, à tort ou à raison, qu'un Etat membre a manqué à une des obligations qui lui incombent en vertu du traité ;
Qu'on ne saurait relever aucune contradiction entre l'attitude de la Commission, à la date ou elle a émis l'avis motivé, et son attitude à la date de sa réponse à la demande d'application de mesures de sauvegarde ;
c) Attendu que la défenderesse soutient, en troisième lieu, que le recours de l'article 169, alinéa 2, n'est recevable que si l'Etat en cause ne s'est pas conformé à l'avis motivé et qu'elle s'y serait effectivement conformée en adressant à la Commission, le 5 janvier 1961, avant l'expiration du délai imparti, une demande d'application de mesures de sauvegarde basée sur l'article 226 ;
Attendu que pour se conformer à l'avis motivé, le Gouvernement italien aurait dû engager, en temps utile, les procédures nécessaires pour mettre fin aux mesures de suspension jugées contraires à l'article 31 ; que la présentation d'une demande d'application de mesures de sauvegarde a une tout autre portée ;
Attendu que, pour les raisons ci-dessus exposées, les exceptions d'irrecevabilité soulevées par la défenderesse doivent être rejetées.
C - Quant au fond
Attendu que si la défenderesse ne conteste pas formellement que le rétablissement par un Etat membre de mesures restrictives à l'importation de produits dont la libération avait été consolidée entre les Etats membres est contraire aux prescriptions de l'article 31 du traité, elle invoque cependant plusieurs arguments tendant à établir que, néanmoins, dans les conditions et circonstances du présent litige, cette méconnaissance de l'article 31 ne constituerait pas un manquement de la République italienne à ses obligations résultant du traité ;
a) Attendu que la défenderesse invoque, tout d'abord, le caractère provisoire des mesures adoptées ; qu'elle affirme que sa volonté de rétablir le plus rapidement possible la libre importation des produits en cause est démontrée par la fixation, à plusieurs reprises et pour de courtes périodes, de la durée de validité des mesures de suspension ;
Attendu que l'obligation de "standstill" prévue à l'article 31 est absolue ; qu'elle ne comporte aucune exception, même partielle ou temporaire ; que l'interprEtation alléguée par la défenderesse ouvrirait la voie à des actions unilatérales des Etats membres allant directement à l'encontre de l'objectif poursuivi par le traité en matière de libre circulation des marchandises ;
Que l'argument de la défenderesse doit être rejeté ;
b) Attendu que la défenderesse soutient, ensuite, que l'article 226 concernant les mesures de sauvegarde serait applicable, en l'espèce, et que la Commission aurait dû se prononcer à ce sujet, bien qu'elle n'y ait pas été formellement invitée avant le 5 janvier 1961 ;
Attendu que les mesures de sauvegarde, prévues à l'article 226, ne peuvent être autorisées que dans le cadre de la procédure spéciale de cet article, c'est-à-dire sur demande formelle et non équivoque du Gouvernement intéressé, puisqu'elles constituent des mesures d'exception aux règles du traité, susceptibles de perturber le fonctionnement du Marché commun ;
Qu'en l'espèce la lettre du Gouvernement italien, datée du 20 juin 1960, n'avait pour objet que les mesures prises par ce Gouvernement et ne faisait même pas allusion aux mesures de sauvegarde subordonnées à l'autorisation de la Commission ;
Qu'en conséquence la Commission n'avait pas à se prononcer sur la demande de mesures de sauvegarde avant le 5 janvier 1961, date à laquelle elle y a été invitée expressément par la défenderesse ;
c) Attendu que la défenderesse soutient, en troisième lieu, qu'elle n'avait pas à sa disposition d'autre moyen que la suspension provisoire d'importation pour remédier aux prix artificiellement bas prévalant dans le secteur de la viande porcine ; que, d'ailleurs, les principes généraux du droit public autorisent tout Etat, en cas d'urgence, à prendre les mesures provisoires nécessaires pour remédier à des événements graves ;
Attendu que l'article 226 contient une disposition formelle, qui prévoit une procédure d'urgence, permettant de remédier dans les délais les plus brefs aux situations les plus graves ;
Que le fait même qu'une procédure d'urgence ait été prévue exclut toute action unilatérale de la part des Etats membres, qui ne sauraient donc invoquer ni l'urgence ni la gravité de la situation pour éluder la procédure de l'article 226 ;
Qu'en l'espèce pareille procédure n'a été entamée que plusieurs mois après le début de la phase administrative du litige ;
Que les arguments tirés de la nécessité et de l'urgence doivent être rejetés ;
d) Attendu que la défenderesse invoque, en dernier lieu, l'article 36 du traité, autorisant, notamment, les interdictions d'importation justifiées par des raisons d'ordre public ; que, d'après elle, la Commission, saisie du problème, aurait dû spontanément rechercher si l'article 36 était applicable en l'espèce ;
Attendu que l'article 36, à l'encontre de l'article 226, vise des hypothèses de nature non économique n'étant pas susceptibles de porter atteinte aux principes fixés par les articles 30 à 34, ainsi que la dernière phrase de cet article le confirme ;
Que notamment celui-ci n'établit pas une clause de sauvegarde générique s'ajoutant à celle prévue à l'article 226 et permettant aux Etats membres de déroger par une action unilatérale à la procédure et aux garanties prévues par ce dernier article ;
Qu'enfin rien ne pouvait laisser supposer a priori à la Commission que les restrictions temporaires d'importation, décidées brusquement par le Gouvernement italien, pouvaient être justifiées sur la base de l'article 36, aucune mention de cet argument n'ayant été faite au cours des pourparlers qui ont précédé la phase judiciaire ;
Que cet argument doit être rejeté ;
Attendu que, pour les raisons ci-dessus invoquées, le recours doit être déclaré fonde.
D - Quant aux dépens
Attendu qu'aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens ;
Que la partie défenderesse ayant succombé en tous ses moyens, les dépens doivent être mis à sa charge ;
LA COUR,
Rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires, déclare le présent recours recevable et arrête :
1) le Gouvernement italien, en suspendant provisoirement les importations des produits en cause, en provenance des Etats membres, a manqué à l'obligation établie à l'article 31, alinéa 1, du traité ;
2) la partie défenderesse est condamnée aux dépens.