CJCE, 19 décembre 1968, n° 13-68
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Salgoil
Défendeur :
Ministère du Commerce extérieur de la République italienne
LA COUR,
Attendu que, par ordonnance du 9 juillet 1968, parvenue au greffe de la Cour de justice le 11 juillet 1968, la Cour d'appel de Rome a, en vertu de l'article 177 du traité instituant la CEE, posé deux questions tendant à l'interprétation des articles 30 et suivants dudit traité ;
I - Sur la compétence de la Cour
Attendu que le ministère italien du Commerce extérieur, partie défenderesse au principal, allègue que, la juridiction de renvoi s'étant abstenue de constater que le litige au principal concerne le commerce entre Etats membres, les questions posées sont irrecevables dans leur ensemble ;
Que ce litige concernerait en réalité l'importation de produits originaires de pays tiers ;
Attendu que l'article 177, basé sur une nette séparation de fonctions entre juridictions nationales et la Cour, ne permet à celle-ci, ni de connaître des faits de l'espèce, ni de censurer les motifs de la demande d'interprétation ;
Que, dès lors qu'une juridiction nationale demande l'interprétation d'un texte de droit communautaire, il y a lieu de considérer qu'elle estime cette interprétation nécessaire à la solution du litige ;
Que la Cour ne saurait donc exiger de la juridiction nationale l'affirmation expresse de l'applicabilité du texte dont il lui paraît que l'interprétation est nécessaire ;
Que, tant que l'évocation du texte dont il s'agit n'est pas manifestement erronée, la Cour est valablement saisie ;
Que la question de savoir si l'une ou l'autre des dispositions dont l'interprétation est demandée est applicable au cas d'espèce, échappe à la compétence de la Cour de justice et relève de celle de la juridiction de renvoi ;
Que l'exception soulevée ne saurait donc être retenue ;
II - Sur la première question
Attendu qu'aux termes de sa première question, la Cour d'appel de Rome demande à la Cour de justice " d'établir si les dispositions des articles 30 et suivants du traité, en particulier l'article 31, engendrent également des effets dans les rapports entre un Etat membre et ses ressortissants " ;
Que cette question paraît, eu égard aux éléments communiqués par le juge de renvoi, viser seulement l'interprétation des articles 30, 31, 32, alinéa 1 et alinéa 2, seconde phrase, et 33, paragraphes 1 et 2, alinéa 1 ;
a) Attendu, en ce qui concerne l'article 30, que celui-ci, après avoir énoncé une interdiction générale des restrictions quantitatives et des mesures d'effet équivalent, ajoute la réserve " sans préjudice des dispositions ci-après " ;
Que, parmi ces dispositions, les articles 31, 32 et 33 précisent, à titre transitoire, la portée de l'interdiction susmentionnée ;
Que le cas d'espèce relevant d'une période pendant laquelle lesdites dispositions étaient applicables, il n'y a pas lieu d'examiner la portée de l'interdiction de l'article 30 après l'expiration des effets des articles cités ;
b) Attendu, quant à l'article 31, qu'aux termes de son alinéa premier, " les Etats membres s'abstiennent d'introduire entre eux de nouvelles restrictions quantitatives et mesures d'effet équivalent " ;
Que le second alinéa du même article définit le niveau de libération par rapport auquel il faut comprendre l'expression " nouvelles restrictions ", en renvoyant à cet effet aux " décisions du conseil de l'organisation européenne de coopération économique en date du 14 janvier 1955 " ;
Qu'en outre ledit alinéa précise que " les Etats membres notifient à la Commission, au plus tard six mois après l'entrée en vigueur du présent traité, leurs listes de produits libérés en application de ces décisions " et prévoit que " les listes ainsi notifiées sont consolidées entre les Etats membres " ;
Attendu qu'à partir de la notification de ces listes ou, au plus tard, de l'expiration du délai de la notification, l'article 31 comporte une interdiction claire, constituant une obligation non pas de faire mais de ne pas faire ;
Que cette obligation n'est assortie d'aucune réserve des Etats de subordonner sa mise en œuvre à un acte positif de droit interne ou à une intervention des institutions de la Communauté ;
Que la prohibition de l'article 31 se prête parfaitement par sa nature même à produire des effets directs dans les relations juridiques entre les Etats membres et leurs justiciables ;
Que l'article 31 engendre donc des droits que les juridictions internes doivent sauvegarder ;
c) Attendu, pour ce qui est de l'article 32, alinéa 1, qu'aux termes de cette disposition, " les Etats membres s'abstiennent, dans leurs échanges mutuels, de rendre plus restrictifs les contingents et les mesures d'effet équivalent existant à la date d'entrée en vigueur du présent traité " ;
Que, pour des raisons analogues à celles qui viennent d'être exposées à l'égard de l'article 31, la disposition susvisée se prête, par sa nature même, à produire, des effets identiques dans les relations juridiques entre les Etats membres et leurs justiciables ;
d) Attendu, en ce qui concerne les dispositions de l'article 32, dernière phrase, ainsi que de l'article 33, paragraphe 1 et paragraphe 2, alinéa 1, qu'elles tendent à éliminer progressivement, au cours de la période de transition, les contingents et les mesures d'effet équivalent ayant existé à la date de l'entrée en vigueur du traité ;
Que la dernière phrase de l'article 32 énonce le principe, alors que l'article 33 en règle les modalités ;
Que, dès lors, il convient d'envisager les dispositions susvisées dans leur ensemble ;
Attendu qu'aux termes du premier paragraphe de l'article 33, les Etats membres étaient obligés, un an après l'entrée en vigueur du traité, de transformer " les contingents bilatéraux ouverts aux autres Etats membres en contingents globaux accessibles sans discrimination à tous les autres Etats membres " ;
Qu'aux termes du même paragraphe, les Etats membres sont tenus d'élargir progressivement l'ensemble desdits contingents globaux à des dates déterminées et selon un rythme fixé ;
Qu'enfin, le premier alinéa du deuxième paragraphe de l'article 33 établit, suivant des critères analogues, le rythme de l'élargissement à suivre dans le cas "d'un produit non libéré " dont " le contingent global n'atteint pas 3 pourcents de la production nationale de l'Etat en cause " ;
Attendu que ces dispositions énoncent des obligations qui ne sont subordonnées, dans leur exécution ou dans leurs effets, à l'intervention d'aucun acte des institutions de la Communauté ;
Que, s'agissant d'obligations de faire, il convient cependant d'examiner si, pour leur exécution, les Etats membres disposent d'une faculté d'appréciation de nature à exclure totalement ou partiellement les effets susmentionnés ;
Attendu qu'une certaine faculté d'appréciation dérive pour les Etats membres de l'obligation de " transformer les contingents bilatéraux en contingents globaux " et des notions de " valeur totale " et de " production nationale " ;
Qu'en effet, en l'absence de toute précision dans le traité sur les bases sur lesquelles ces valeurs doivent être calculées et aux méthodes applicables, plusieurs solutions peuvent être envisagées ;
Que du fait de ces éléments, la dernière phrase de l'article 32 ainsi que l'article 33 sont d'une application insuffisamment précise pour permettre de leur reconnaître l'effet immédiat susmentionné ;
III - Sur la deuxième question
Attendu que, par sa deuxième question, la Cour d'appel de Rome demande à la Cour de justice " de rechercher en quoi consiste la protection juridique ainsi accordée à la position subjective d'un particulier à l'égard de l'Etat ; c'est-à-dire de rechercher si les normes en question confèrent à l'intérêt privé du particulier une protection directe et immédiate, excluant tout pouvoir discrétionnaire de l'Etat, agissant en tant qu'administration publique, d'aller à l'encontre de cet intérêt, ou si, au contraire, ces normes, en corrélation notamment avec les dispositions des articles 36, 224 et 226 du traité, ont pour objet immédiat la seule protection des intérêts publics des Etats membres dans le cadre communautaire et si, partant, leur destination est d'assurer en premier lieu et de façon directe la seule conformité de leur activité administrative à ces intérêts, de sorte qu'il faille reconnaître, d'une part que chaque Etat membre garde à l'égard de ses ressortissants le pouvoir d'introduire des restrictions aux importations, d'autre part, qu'eu égard encore à l'intérêt public de l'Etat et non à l'intérêt privé des particuliers, les normes en question du traité visent seulement l'exercice légal de ce pouvoir, et non son existence " ;
Que cette question n'ayant été posée que pour le cas où la première recevrait une réponse affirmative, elle doit être examinée au vu des seules dispositions dont il vient d'être admis qu'elles comportent un effet immédiat ;
1. Sur la compétence de la Cour
Attendu que le ministère italien du Commerce extérieur, partie défenderesse au principal, fait valoir que la présente question serait irrecevable ;
Qu'en effet, en demandant à la Cour de justice de " rechercher en quoi consiste " la protection juridique éventuellement accordée aux particuliers, la Cour d'appel de Rome aurait soulevé une question relevant de l'interprétation du droit interne ;
Attendu que ce moyen ne saurait être retenu, la présente question visant à l'interprétation du droit communautaire ;
Qu'elle complète la première question, puisqu'elle tend à savoir quelles sont la nature et la portée de l'effet que le traité attribue aux dispositions en cause ;
2. Sur le fond
Attendu qu'il résulte des principes fondamentaux du traité, ainsi que des objectifs qu'il se propose d'atteindre, que les dispositions des articles 31 et 32, alinéa 1, ont pénétré dans l'ordre juridique interne et s'y trouvent directement applicables ;
Que la complexité de certaines situations dans un Etat ne saurait altérer la nature juridique d'une disposition communautaire directement applicable, et cela d'autant moins que la règle communautaire doit s'imposer avec la même force dans tous les Etats membres ;
Que les dispositions des articles 31 et 32 obligent les autorités et, notamment, les juridictions compétentes des Etats membres à sauvegarder les intérêts des justiciables affectés par une méconnaissance éventuelle desdites dispositions en leur assurant une protection directe et immédiate de leurs intérêts, et cela quel que puisse être le rapport existant en droit interne entre ces intérêts et l'intérêt public visé par la question ;
Qu'il appartient à l'ordre juridique national de déterminer la juridiction compétente pour assurer cette protection et, à cet effet, de décider comment la position individuelle ainsi protégée doit être qualifiée ;
Attendu que l'on ne saurait tirer argument en sens contraire des articles 36, 224 et 226 du traité ;
Qu'en effet, si ces dispositions donnent une importance particulière à l'intérêt des Etats membres, il convient cependant d'observer qu'elles concernent des hypothèses exceptionnelles, bien délimitées et ne se prêtant à aucune interprétation extensive ;
Attendu qu'il convient donc de répondre à la présente question que, pour autant que les dispositions en cause confèrent aux justiciables des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder, ces dernières sont tenues d'assurer la protection desdits droits, étant entendu qu'il appartient à l'ordre juridique de chaque Etat membre de désigner la juridiction compétente et, à cet effet, de qualifier ces droits selon les critères du droit interne ;
IV - Sur les dépens
Attendu que les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis ses observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;
Que la procédure revêt, à l'égard des parties en cause, le caractère d'un incident soulevé au cours d'un litige pendant devant la Cour d'appel de Rome et que la décision sur les dépens appartient, dès lors, à cette juridiction ;
Par ces motifs,
LA COUR
Statuant sur les questions à elle soumises par la Cour d'appel de Rome conformément à l'ordonnance de cette Cour du 9 juillet 1968,
Dit pour droit :
1) A partir de la notification des listes des produits libérés ou, au plus tard, de l'expiration du délai de la notification visée au second alinéa de l'article 31 du traité CEE, cet article produit des effets immédiats dans les rapports entre un Etat membre et ses justiciables, et crée, en faveur de ces derniers, des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder ;
2) L'article 32, alinéa 1, produit les mêmes effets et crée les mêmes droits ;
3) Les juridictions nationales ont l'obligation de sauvegarder les droits conférés par les articles susvisés, étant entendu qu'il appartient à l'ordre juridique de chaque Etat membre de désigner la juridiction compétente et, à cet effet, de qualifier ces droits selon les critères du droit interne ;
Et décide :
4) Il appartient à la Cour d'appel de Rome de statuer sur les dépens de la présente instance.