CJCE, 5e ch., 14 juillet 1983, n° 174-82
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Sandoz BV
LA COUR,
1. Par jugement du 3 mai 1982, parvenu à la Cour le 28 juin 1982, l'Economische Politierechter (juge de police économique) de l'Arrondissementsrechtbank de's-Hertogenbosch a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation des dispositions du traité CEE en matière de libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté, et notamment de l'article 36 de ce traité.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une procédure pénale engagée contre la société Sandoz BV, à Uden, pour avoir, sans l'autorisation du ministre compétent, vendu et livré aux Pays-Bas, des denrées alimentaires et des boissons destinées au commerce et à la consommation humaine, auxquelles de la vitamine avait été ajoutée.
3. L'article 10 bis, paragraphe 1, de l'Algemeen Besluit (décret général) du 11 juillet 1949, pris en exécution des articles 14 et 15 de la Warenwet (loi sur les marchandises) de 1935, interdit " d'ajouter aux denrées alimentaires et aux boissons... des vitamines... sauf autorisation accordée par le ministre chargé de l'exécution du présent décret ".
4. En l'espèce, la société Sandoz BV (ci-après nommée Sandoz) a vendu aux Pays-Bas des bâtons de muesli, du powerback et des boissons analeptiques auxquels certaines vitamines, notamment des vitamines A et D, avaient été ajoutées. Il ressort du dossier que tous les produits dont il s'agit sont légalement commercialisés en République fédérale d'Allemagne ou en Belgique. Avant de les commercialiser aux Pays-Bas, Sandoz en a demandé l'autorisation, conformément à la législation précitée. L'autorité néerlandaise compétente a répondu d'abord que l'autorisation ne serait accordée que s'il existe une demande sur le marché pour les produits en question. La demande d'autorisation a été rejetée par la suite au motif que la présence des vitamines A et D dans les produits en cause présentait un risque pour la santé publique.
5. Estimant que sa décision dépendait de la question de savoir si la législation néerlandaise précitée était compatible avec les articles 30 et suivants du traité et que, partant, une interprétation de ces dispositions lui était nécessaire pour rendre son jugement, l'Economische Politierechter a sursis à statuer et a posé les questions suivantes :
' 1) A supposer :
a) qu'une denrée alimentaire ou une boisson, à laquelle de la vitamine a été ajoutée, soit commercialisée dans un ou plusieurs Etats membres de manière légale, c'est-à-dire conformément à la législation qui y est en vigueur, et
b) qu'un importateur de denrées alimentaires ou de boissons, établi dans un autre Etat membre, importe la denrée alimentaire ou la boisson qui est commercialisée légalement ainsi qu'il est dit ci-dessus et à laquelle de la vitamine a été ajoutée, d'un des Etats membres visés au point a) dans l'Etat membre dans lequel il est établi, les dispositions dérogeant aux règles relatives à la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté, notamment l'article 36 du traité CEE, en ce qu'elles concernent la protection de la santé des personnes justifient-elles que les autorités de l'Etat membre importateur interdisent la commercialisation de la denrée alimentaire ou de la boisson en cause dans ce pays, sauf autorisation accordée par le ministre?
2) importe-t-il aux fins de la réponse à la question ci-dessus que l'interdiction générale de vendre des denrées alimentaires et des boissons auxquelles des vitamines ont été ajoutées, sauf autorisation accordée par décision du ministre, a pour effet que l'importateur vise ci-dessus au point 1) b), à la charge de prouver que le produit en question n'est pas nocif pour la santé publique et, partant, doit être autorisé ?
3) importe-t-il aux fins de la réponse à la question précédente que l'application de l'interdiction générale de vendre des denrées alimentaires et des boissons auxquelles des vitamines ont été ajoutées, à moins que ladite vente soit autorisée par décision du ministre, ait pour effet que les autorités nationales d'un Etat membre interdisent la vente des denrées alimentaires et des boissons vitaminées légalement produites et commercialisées dans un autre Etat membre, à moins que le producteur ou le vendeur démontre non seulement que ces produits ne sont pas nocifs pour la santé, mais aussi que leur commercialisation est souhaitée et qu'il existe une demande pour des produits auxquels des vitamines ont été ajoutées ? "
Sur la première question
6. Par la première question, la juridiction nationale vise en substance à savoir si et, le cas échéant, dans quelles conditions les dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises font obstacle à une réglementation nationale interdisant, sauf autorisation administrative préalable, la commercialisation de denrées alimentaires, légalement commercialisées dans un autre Etat membre, auxquelles de la vitamine a été ajoutée.
7. Aux termes de l'article 30 du traité sont interdites dans le commerce entre Etats membres les restrictions quantitatives à l'importation ainsi que toutes mesures d'effet équivalent. Selon une jurisprudence constante de la Cour, est à considérer comme mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives toute réglementation commerciale des Etats membres susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire. Toutefois, aux termes de l'article 36 du traité, la disposition de l'article 30 ne fait pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation justifiées, entre autres, pour des raisons de protection de la santé des personnes, à condition que ces interdictions ou restrictions ne constituent ni un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres.
8. Il est apparent qu'une réglementation nationale du genre de celle visée par la juridiction nationale, qui interdit, sauf autorisation administrative préalable, la commercialisation de denrées alimentaires auxquelles de la vitamine a été ajoutée, est susceptible d'entraver le commerce entre Etats membres et doit donc être considérée comme une mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives au sens de l'article 30 du traité. La réponse à la question posée dépend donc de l'applicabilité de l'article 36 à une telle réglementation.
9. A cet égard, de l'avis de Sandoz et de la Commission, c'est seulement en cas de consommation excessive, laquelle serait toutefois exclue pour les produits du type litigieux, que les vitamines et notamment les vitamines liposolubles, telles que les vitamines A et D, peuvent avoir des effets nocifs. Une interdiction générale de commercialiser des denrées alimentaires auxquelles de la vitamine de quelque type que ce soit a été ajoutée ne serait donc pas justifiée, au sens de l'article 36 du traité, pour des raisons de protection de la santé et serait de toute manière disproportionnée au sens de la dernière phrase de cet article.
10. En revanche, les Gouvernements néerlandais et danois font valoir qu'une telle réglementation serait rendue nécessaire par la nature même des substances ajoutées, étant donné que l'absorption de toutes les vitamines en doses élevées ou pendant une période prolongée pourrait entraîner des risques pour la santé ou, a tout le moins, des effets secondaires indésirables, tels que l'apparition de carences alimentaires. Compte tenu, d'une part, des incertitudes de la science et, d'autre part, du fait que la nocivité des vitamines est fonction de la quantité absorbée avec l'ensemble de la nourriture d'une personne, il ne serait possible, pour aucune denrée alimentaire à laquelle de la vitamine a été ajoutée, d'affirmer avec certitude qu'elle est nocive ou non.
11. Il ressort du dossier que les vitamines ne sont pas en elles-mêmes des substances nocives mais au contraire reconnues par la science moderne comme étant nécessaires à l'organisme humain. Toutefois, leur consommation excessive pendant une durée prolongée peut avoir des effets nuisibles dont le degré varie en fonction du type, les vitamines liposolubles présentant en règle générale un risque de nocivité plus élevé que les hydrosolubles. Toutefois, selon les observations présentées à la Cour, la recherche scientifique ne semble pas encore suffisamment avancée pour pouvoir déterminer avec certitude les quantités critiques et les effets précis.
12. Il n'est pas contesté par les parties ayant présenté des observations que la concentration des vitamines contenues dans des denrées alimentaires du genre de celles litigieuses est loin d'atteindre le seuil critique de nocivité, de sorte que même la consommation excessive de ces dernières ne peut à elle seule entraîner de risque pour la santé publique. Toutefois, un tel risque ne peut être exclu dans la mesure où le consommateur absorbe en outre des quantités de vitamines incontrôlables et imprévisibles avec d'autres aliments.
13. La question de l'adjonction de vitamines s'insère donc dans le cadre de la politique générale concernant les additifs alimentaires qui font déjà, dans une mesure limitée, l'objet d'harmonisations communautaires. Ainsi, notamment, la directive du Conseil, du 23 octobre 1962, relative au rapprochement des réglementations des Etats membres concernant les matières colorantes pouvant être employées dans les denrées destinées à l'alimentation humaine (JO p. 2645) et la directive 64-54 du Conseil, du 5 novembre 1963, relative au rapprochement des législations des Etats membres concernant les agents conservateurs pouvant être employés dans les denrées destinées à l'alimentation humaine (JO 1964, p. 161), telle que modifiée, obligent les Etats membres à n'autoriser que les matières colorantes et agents conservateurs limitativement énumérés dans une liste annexée mais laissent les Etats membres libres de restreindre, dans certaines conditions, l'usage même des matières énumérées.
14. En ce qui concerne les denrées alimentaires destinées à une alimentation particulière, une certaine harmonisation a été mise en œuvre par la directive 77-94 du Conseil, du 21 décembre 1976, relative au rapprochement des législations des Etats membres concernant les denrées alimentaires destinées à une alimentation particulière (JO L 26, 1977, p. 55). L'article 7 de cette directive enjoint aux Etats membres de prendre toutes les dispositions utiles pour que le commerce desdits produits ne puisse être entravé par l'application des dispositions nationales non harmonisées qui règlent la composition, les caractéristiques de fabrication, le conditionnement ou l'étiquetage des denrées alimentaires, sous réserve toutefois des dispositions justifiées par des raisons, entre autres, de protection de la santé publique.
15. Les actes communautaires susvisés font clairement apparaître que le législateur communautaire part du principe qu'il convient de restreindre l'usage des additifs alimentaires aux matières limitativement spécifiées, tout en laissant aux Etats membres une certaine marge d'appréciation pour édicter des réglementations plus sévères. Ces actes témoignent donc d'une grande prudence au regard de la nocivité potentielle des additifs, dont le degré est encore incertain pour les différentes substances, et laissent un large pouvoir d'appréciation aux Etats membres concernant ces additifs.
16. Ainsi que la Cour l'a constaté dans l'arrêt du 17 décembre 1981 (Frans-Nederlandse Maatschappij voor Biologische Producten, 272-80, Rec/ p. 3277), dans la mesure ou des incertitudes subsistent en l'état actuel de la recherche scientifique, il appartient aux Etats membres, à défaut d'harmonisation, de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé et la vie des personnes, tout en tenant compte des exigences de la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté.
17. Ces principes sont également applicables aux substances telles que les vitamines qui ne sont en règle générale pas nocives par elles-mêmes mais peuvent produire des effets nuisibles particuliers dans le seul cas de leur consommation excessive avec l'ensemble de la nourriture dont la composition est imprévisible et incontrôlable. Etant donné les incertitudes inhérentes à l'appréciation scientifique, une réglementation nationale interdisant, sauf autorisation préalable, la commercialisation des denrées alimentaires auxquelles de la vitamine a été ajoutée est dans son principe justifiée, au sens de l'article 36 du traité, pour des raisons de protection de la santé humaine.
18. Toutefois, le principe de proportionnalité qui est la base de la dernière phrase de l'article 36 du traité exige que la faculté des Etats membres d'interdire les importations des produits en cause en provenance d'autres Etats membres soit limitée à ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs de protection de la santé légitimement poursuivis. Dès lors, une réglementation nationale prévoyant une telle interdiction n'est justifiée que si des autorisations de commercialiser sont accordées lorsqu'elles sont compatibles avec les besoins de la protection de la santé.
19. Une telle appréciation est cependant difficile s'agissant d'additifs tels que les vitamines, caractérisées par les propriétés ci-dessus indiquées qui excluent la possibilité de prévoir ou de contrôler les quantités absorbées avec l'ensemble de la nourriture et dont le degré de nocivité ne peut être déterminé avec une certitude suffisante. Toutefois, si, compte tenu du stade actuel de l'harmonisation des législations nationales au niveau communautaire, une large marge d'appréciation doit être laissée aux Etats membres, ceux-ci doivent, pour respecter le principe de la proportionnalité, autoriser la commercialisation lorsque l'adjonction de vitamines à des denrées alimentaires répond à un besoin réel notamment d'ordre technologique ou alimentaire.
20. Il y a donc lieu de répondre à la première question que le droit communautaire ne fait pas obstacle à une réglementation nationale interdisant, sauf autorisation préalable, la commercialisation de denrées alimentaires, légalement commercialisées dans un autre Etat membre, auxquelles de la vitamine a été ajoutée, pourvu que la commercialisation soit autorisée lorsque l'adjonction de vitamines répond à un besoin réel notamment d'ordre technologique ou alimentaire.
Sur la deuxième question
21. Par la deuxième question, la juridiction nationale demande en substance si le droit communautaire fait obstacle à une réglementation nationale du genre de celle visée par le juge national, lorsque l'autorisation de commercialiser est subordonnée à la condition que l'importateur prouve que le produit en question n'est pas nocif à la santé.
22. Dans la mesure où, compte tenu de la réponse à la première question, un problème de charge de la preuve se pose à l'occasion d'une demande d'autorisation, il convient de rappeler que l'article 36 du traité comporte une exception, d'interprétation stricte, à la règle de la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté, laquelle fait partie des principes fondamentaux du Marché commun. Il s'ensuit qu'il incombe aux autorités nationales qui invoquent cette disposition, en vue d'adopter une mesure restrictive du commerce intracommunautaire, de vérifier dans chaque cas d'espèce que la mesure envisagée satisfait aux critères de cette disposition.
23. Dès lors, s'il est loisible aux autorités nationales, pour autant qu'elles n'en disposent pas elles-mêmes, de demander à l'importateur la production des données en sa possession relatives à la composition du produit et au besoin d'ordre technologique ou alimentaire d'ajouter de la vitamine, il appartient aux autorités nationales elles-mêmes d'apprécier, en tenant compte de tous les éléments pertinents, si l'autorisation doit être accordée conformément au droit communautaire.
24. Il y a donc lieu de répondre à la deuxième question que le droit communautaire fait obstacle à une réglementation nationale subordonnant l'autorisation de commercialiser à la preuve par l'importateur que le produit en question n'est pas nocif à la santé, sans préjudice de la faculté pour les autorités nationales de demander à l'importateur de présenter toutes les données en sa possession, utiles à l'appréciation des faits.
Sur la troisième question
25. Par la troisième question, la juridiction nationale demande en substance si le droit communautaire fait obstacle à une réglementation nationale du genre de celle visée par le juge national, lorsque l'autorisation de commercialiser est subordonnée à la condition que l'importateur prouve que la commercialisation du produit en question répond à une demande sur le marché.
26. En ce qui concerne l'exigence d'une demande sur le marché, il y a lieu de souligner que le seul fait de poser pareille condition constitue par lui-même une mesure d'effet équivalent interdite par l'article 30 et qui n'est en aucun cas couverte par l'exception de l'article 36. L'objectif poursuivi par la libre circulation des marchandises consiste précisément à assurer aux produits des différents Etats membres l'accès de marchés sur lesquels ils n'étaient pas précédemment représentés.
27. Il y a donc lieu de répondre à la troisième question que le droit communautaire fait obstacle à une réglementation nationale subordonnant l'autorisation de commercialiser à la preuve par l'importateur que la commercialisation du produit en question répond à une demande sur le marché.
Sur les dépens
28. Les frais exposés par les Gouvernements néerlandais, danois, italien et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre)
Statuant sur les questions à elle soumises par l'Economische Politierechter de l'Arrondissementsrechtbank de's-Hertogenbosch, par jugement du 3 mai 1982, dit pour droit :
1) le droit communautaire ne fait pas obstacle à une réglementation nationale interdisant, sauf autorisation préalable, la commercialisation de denrées alimentaires, légalement commercialisées dans un autre Etat membre, auxquelles de la vitamine a été ajoutée, pourvu que la commercialisation soit autorisée lorsque l'adjonction de vitamines répond à un besoin réel notamment d'ordre technologique ou alimentaire.
2) le droit communautaire fait obstacle à une réglementation nationale subordonnant l'autorisation de commercialiser à la preuve par l'importateur que le produit en question n'est pas nocif à la santé, sans préjudice de la faculté pour les autorités nationales de demander à l'importateur de présenter toutes les données en sa possession, utiles à l'appréciation des faits.
3) le droit communautaire fait obstacle à une réglementation nationale subordonnant l'autorisation de commercialiser à la preuve par l'importateur que la commercialisation du produit en question répond à une demande sur le marché.